Interview de M. François Périgot, président du CNPF, dans "Le Figaro" du 9 décembre 1994, sur la situation économique, le bilan de l'action du CNPF en faveur du libéralisme économique et de la politique contractuelle, et sur les propositions du CNPF en faveur de l'éthique des entreprises.

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Média : Le Figaro

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Le Figaro Économique : Au moment de quitter le CNPF, quel diagnostic faites-vous de la situation économique générale ?

François Perigot : La France été entraînée dans une crise économique mondiale, mais elle en a souffert davantage et plus longtemps que les autres en raison de ses rigidités structurelles. Nous en sortons progressivement et lentement mais, comme toutes les sorties de crise, celle-ci est irrégulière : nous aurons encore des hauts et des bas, mais nous ne serons sûrs de nous que lorsque nous aurons entrepris les réformes structurelles dont la France a besoin.

Q. : On observe aujourd'hui une grande distorsion entre des entreprises qui ne se sont jamais aussi bien portées et d'autres, au contraire, particulièrement mal en point.

R. : Il est très excessif de dire les choses comme cela, même s'il est vrai que la situation des entreprises est très contrastée. Les entreprises ont toutes beaucoup souffert ces dernières années. Dans leur malheur, elles se sont imposées des réformes douloureuses mais salutaires. Un meilleur partage de la valeur ajoutée et la désinflation sont des atouts solides pour leur compétitivité, et certaines entreprises se retrouvent aujourd'hui plus compétitives que d'autres.

Q. : L'internationalisation de l'économie française n'est pas sans poser des problèmes à des pans entiers de l'industrie qui, pour survivre, doivent par exemple délocaliser leur production. Pour se protéger, l'Europe devrait-elle invoquer la préférence communautaire, comme le font les États-Unis avec leur super-article 301 ?

R. : Dans le monde patronal, y compris au sein du CNPF, un certain nombre d'arbitrages ont été rendus difficiles en raison même de la sévérité de la crise. Mais il faut savoir ce que l'on veut. La France a opté une fois pour toutes pour le libéralisme économique et la concurrence internationale. Or l'ouverture au monde, c'est aussi investir à l'étranger. Il ne faut pas se fermer au monde, sinon c'est lui qui se fermera à nous. L'essentiel est que les mêmes règles s'appliquent à tout le monde. Tel était d'ailleurs l'un des fondements du mémorandum surs le Gatt préparé par le CNPF et dont je me réjouis qu'il ait largement inspiré la politique gouvernementale.

Mais la vraie réponse à votre question, ce n'est pas la mise en place d'un super 301 : seule la monnaie unique nous donnera l'autorité nécessaire pour nous protéger des vraies distorsions au sein du commerce international et des conséquences des mouvements imprévisibles du dollar.

Q. : Autre enjeu international pour la France : la montée en puissance économique, mais aussi politique, de l'Allemagne. La France défend-elle bien ses intérêts ?

R. : La France a été très courageuse de jouer le renforcement de ses liens avec l'Allemagne. Il est évident que, si nos deux pays ne s'unissent pas pour se renforcer mutuellement, ils se condamnent. C'est la seule façon d'optimiser nos ressources respectives, si l'on veut retrouver une compétitivité à la hauteur de nos exigences sociales et économiques.

Q. : Vous venez de parler de l'urgence à opérer des réformes structurelles. Pourquoi n'avoir pas davantage pesé pour qu'elles interviennent ?

R. : Dans une période d'alternances politiques répétées, le CNPF a largement aidé à la mise en œuvre de la libéralisation de l'économie. Il a réussi à faire comprendre aux différents gouvernements dans quelles conditions celle-ci devait s'effectuer. Nous avons notamment été à l'origine de la réflexion sur le rôle de l'épargne dans le financement de l'économie et sur le poids excessif du salaire indirect. Nous avons aussi fait prendre conscience aux pouvoirs publics de leurs responsabilités vis-à-vis de l'indemnisation du chômage. En période de "cataclysme" économique tel que nous venons de le vivre, le paritarisme, c'est-à-dire l'effort contributif des salariés et des entreprises, trouve ses limites. Les difficultés qu'elles ont dû affronter pendant la crise et la vigueur accrue de la concurrence internationale ont limité les ambitions et les marges de manœuvre des entreprises.

Certes, la loi quinquennale a levé certains verrous pour assouplir les conditions de coût et de flexibilité du travail. Malheureusement, ni les gouvernements ni l'opinion n'ont été assez loin pour accepter toutes les conséquences de l'ouverture totale de notre pays à la concurrence du monde entier. Aucun gouvernement n'a osé s'attaquer à la racine du mal, en diminuant fortement les dépenses de la nation et de la protection sociale.

Q. : Vous non plus, puisque vous avez sensiblement relevé les cotisations de certains régimes sociaux que vous gérez avec les syndicats : Unedic, retraites complémentaires, ASF pour la retraite à 60 ans. Quant à la santé, vous vous en êtes désintéressés en laissant vacant le siège de vice-président de la Caisse nationale maladie : on attend d'ailleurs toujours la position officielle du CNPF sur le rapport Joly, pourtant issu de vos rangs.

R. : Il est vrai que je me suis d'une certaine manière parjurée par rapport à l'engagement que j'avais pris de refuser toutes augmentation des charges. Mais je dois dire aussi que j'espérais que le redéploiement des charges sociales notamment grâce à la budgétisation des allocations familiales, se ferait plus vite et viendrait compenser pour l'ensemble des entreprises les augmentations volontaires des charges qu'elles ont dû consentir. N'oubliez pas qu'en contrepartie, pour sauvegarder les régimes sociaux, nous avons essayé de mieux équilibrer les prestations et les cotisations ainsi que nous l'avons fait en créant une allocation unique dégressive au sein de l'Unedic. Nous avons également obtenu l'accord de nos partenaires syndicaux pour réaliser des économies importantes, qu'il s'agisse de l'assurance chômage ou des retraites complémentaires. Bref, nous avons modernisé la gestion paritaire. Nous sommes allés aussi loin qu'il était possible compte tenu de la situation économique et sociale que nous connaissions.

Quant à la négociation sur l'ASF et le financement de la retraite à 60 ans à laquelle il contribue, le gouvernement nous avait prévenus qu'il prendrait des dispositions rendant inopérant un accord qui aurait imposé aux personnes prenant leur retraite avant 65 ans une contribution sur leur pension.

Q. : Pourquoi n'avoir pas, à ce moment-là, exigé la mise en place de fonds de pension ?

R. : En dépit de tous nos efforts et de nos nombreuses propositions, nous n'avons pas su ou pu initier ce passage à la capitalisation. Lorsque le problème s'est posé, les pouvoirs publics ont jugé que la situation économique et sociale ne le permettait pas. Pour provoquer le choc politique nécessaire, peut-être aurait-il fallu aller à l'épreuve de force lors des négociations sur le financement de la retraite à 60 ans (ASF). Car nous savons très bien qu'en dépit de la réforme du régime général (allongement de la durée de cotisation et modification du mode de calcul des pensions), nos régimes par répartition vont dans le mur. C'était prendre le risque de mettre les chômeurs et les retraités dans la rue : j'ai estimé en mon âme et conscience qu'il était de mon devoir de ne pas le faire en période de crise sociale et de chômage maximum.

Q. : Pensez-vous qu'aujourd'hui le moment est plus propice ?

R. : Si le retour de la croissance se confirme, il sera urgent de s'interroger sur ce que le libéralisme veut dire dans le domaine social. Il faut trouver les bons niveaux respectifs de la solidarité et de la responsabilité individuelle. Il n'est pas normal, par exemple, que les prestations sociales s'appliquent à tous sans conditions de revenu. À défaut de baisser les prestations sociales, il faudra en modifier le financement en responsabilisant davantage les individus.

Q. : Vous avez évoqué tout à l'heure de la loi quinquennale et la flexibilité du travail. Existe-t-il encore des verrous à lever dans le droit du travail ?

R. : Le niveau de l'emploi dépend d'abord du niveau de l'activité économique. Cela étant, il est clair que moins de rigidités et de contraintes sociales lèveraient un frein à l'embauche. De même, je n'ai jamais caché que le Smic est une rigidité et un frein à l'emploi, notamment pour la main-d'œuvre non qualifiée, et que l'élévation inconsidérée de son niveau a eu, dans le passé, une répercussion funeste sur la hiérarchie des salaires : il faudrait au moins accepter de l'annualiser.

En matière de temps de travail, de flexibilité et d'annualisation des horaires, de temps partiel, la loi quinquennale a incontestablement ouvert des pistes. Aux entreprises de les utiliser : c'est pourquoi nous privilégions la négociation d'entreprise et encourageons les entreprises à les mener.

Je le dis très nettement : je ne souhaite pas la disparition de la politique contractuelle. Bien au contraire, le contrat me semble être la contrepartie sociale du libéralisme économique. De ce point de vue nous avons d'ailleurs su préserver et développer un espace contractuel important : outre les négociations ayant trait à la protection sociale (assurance chômage, retraites complémentaires des cadres et des non-cadres, financement de la retraite à 60 ans), je voudrais souligner celles sur les contrats à durée déterminée et la formation professionnelle qui ont abouti à d'excellents accords avec nos partenaires.

Q. : Après huit ans de présidence du CNPF, quel est votre plus grand regret ?

R. : C'est probablement de n'avoir pas suffisamment contribué à ce que l'opinion publique comprenne les remises en question qu'exigent la modernisation et la libéralisation de l'économie. Il faut accepter d'aller jusqu'au bout de la logique dans laquelle nous nous sommes engagés. Accepter que la vérité économique se fasse jour : c'est vrai pour le coût et la flexibilité du travail, c'est vrai pour les salaires et la protection sociale, c'est vrai aussi pour les prélèvements sur les entreprises et pour les rapports sociaux.

Quant à ma plus grande déception, c'est de voir que, lorsque les pouvoirs publics aident les entreprises à passer un cap difficile, l'on parle encore de "cadeaux" !

Q. : Le climat actuel des affaires ne favorise-t-il pas cette incompréhension ?

R. : Il est clair que, pour exister, le libéralisme doit être fondé sur la solidarité et l'éthique. J'ai dit tout à l'heure qu'il fallait établir des seuils de solidarité compatibles avec la compétitivité globale de notre pays, je n'y reviens pas.

Quant à l'éthique, elle suppose l'application de règles claires : l'existence de "zones grises" (l'absence de règles claires concernant le financement de la vie politique et les pratiques de dévolution des marchés publics) favorise les dérives. Il me paraît important néanmoins de souligner que le chef d'entreprises, sans être considéré comme un citoyen au-dessus des lois, ne devrait pas être traité de manière différente, en particulier au plan personnel, que ses homologues étrangers. Les investisseurs ont du mal à le comprendre et en tirent des conséquences défavorables pour nous.

La commission de déontologie que j'avais mise en place en septembre et dont j'ai assumé personnellement la direction des travaux a, dans cet esprit, fait une série de recommandations. La première vise à mobiliser les entreprises sur les problèmes de responsabilité, d'éthique et de déontologie et à définir les règles du jeu. La seconde consiste à clarifier les relations entre entreprises et décideurs politiques pour le financement de la vie politique. Tant que de nouvelles règles ne seront pas fixées, j'approuve toutes les initiatives visant à interrompre le financement des partis par les entreprises.

En ce qui concerne les marchés publics, notre Commission a suggéré une plus grande transparence des procédures, le problème étant essentiellement de faire évoluer les comportements. Ensuite, une réflexion s'impose sur notre droit des affaires excessivement "pénalisé" en France. Nous avons notamment préconisé de recentrer l'abus de biens sociaux et de répartir mieux la charge pénale entre l'entreprise et ses dirigeants. Enfin, nous nous sommes penchés sur le fonctionnement de la justice qui doit être incontestablement amélioré. Je ne mentionnerai ici que le secret de l'instruction qui doit être renforcé tout en préservant le droit légitime à l'information du public et à l'expression des intéressés.