Texte intégral
Le Monde : 11 janvier 1995
Le Monde : Jacques Delors, par son refus de faire le pari de la victoire, n'a-t-il pas rendu la mission impossible pour qui, chez les socialistes, accepterait de relever le gant après lui ?
Lionel Jospin : La mission est, évidemment, très difficile. En tout cas, Jacques Delors a rendu un grand service à la gauche : il a montré aux Françaises et aux Français qu'il est possible de battre M. Balladur et sa majorité, qu'il n'y a pas, pour l'avenir, de fatalité. A nous de reconstruire cette espérance dans la campagne qui s'annonce !
Le Monde : Sera-t-il aisé de rebâtir cette espérance avec un parti que Michel Rocard a comparé à un « champ de ruines » ?
Lionel Jospin : La comparaison est naturellement excessive, même s'il y a à reconstruire. Je suis persuadé qu'une partie de la faiblesse du PS et de la gauche est d'ordre subjectif. Il y a comme un esprit de renoncement, de désabusement. Cela peut être changé. N'est-il pas frappant de voir avec quelle vitesse les énergies s'étaient remobilisées autour de la candidature de Jacques Delors ? Si l'on propose un projet aux Français, avec des propositions concrètes, autour d'une volonté, je suis sûr qu'on peut redonner espoir et entraîner.
Le Monde : Laurent Fabius explique que l'enjeu essentiel de cette campagne présidentielle se situera sur le terrain de la morale. Partagez-vous ce sentiment ?
Lionel Jospin : Je partage cette préoccupation, mais je ne voudrais pas être un candidat de la morale. Pour moi, être intègre est un minimum pour un homme politique qui brigue des responsabilités, surtout les plus hautes. On ne brandit pas la morale comme un drapeau. D'ailleurs, on peut être partisan de « l'ordre moral » et frauder l'impôt, comme M. Le Pen. En revanche, je pense qu'il faut remettre de la rigueur dans notre vie publique. Il est bon certes de prendre des mesures législatives, mais il faut aussi laisser les juges conduire librement les procédures qu'ils instruisent.
À cet égard, je suis inquiet de ce que l'on murmure partout et de ce que la tentative avortée de l'amendement Marsaud sur le secret de l'instruction et la manipulation autour du juge Halphen peuvent laisser craindre : après une victoire de la droite à l'élection présidentielle, elle essaiera une remise au pas de la justice.
On étoufferait ainsi un certain nombre d'affaires, en particulier celles, très embarrassantes, concernant les sources de financement du Parti républicain et du RPR.
J'ai des propositions à faire, notamment celle-ci : que le garde des sceaux reste celui qui fixe, avec le Parlement, les grandes orientations de la politique pénale, mais qu'il ne puisse, désormais, intervenir dans les procédures judiciaires. Il faudrait aussi augmenter le budget et les moyens de la justice.
Le Monde : Êtes-vous toujours partisan, comme vous le proposiez dans votre livre paru en 1991, l'Invention du possible (éditions Flammarion), d'un « régime présidentiel à la française », ce qui condamnerait, notamment, la fonction de premier ministre ?
Lionel Jospin : J'ai bougé sur ce point, parce que les réformes qu'on ne peut pas faire n'ont pas d'intérêt. Il n'y a pas de majorité, en France, pour un régime présidentiel, impliquant la suppression du poste de premier ministre. Mais il y en a une pour réduire à cinq ans la durée du mandat présidentiel. On peut, aussi, faire des changements par une modification des pratiques de pouvoir, sans révision constitutionnelle : prendre acte, par exemple, que le premier ministre ne peut pas être changé par le président tant qu'il a la confiance de l'Assemblée nationale. Poser le principe d'un gouvernement resserré, d'un Parlement restauré dans ses pouvoirs législatifs normaux. Opérer une limitation stricte du cumul des fonctions. Et puis, demander à ceux qui dirigent de s'inspirer d'un même état d'esprit : transparence, responsabilité, contrôle, refus de la « raison d'État ».
Le Monde : Pour ce qui est de la politique sociale, comment dépasser le stade des vaines promesses, auxquelles les Français ne croient plus ?
Lionel Jospin : Disons, d'abord, qu'on est sidéré de voir la surenchère verbale à laquelle se livrent M. Balladur et M. Chirac à propos des exclus, c'est-à-dire – en particulier à Paris, où ils sont maîtres de la politique municipale – de ceux qu'ils ont eux-même exclus par leur politique du logement et de l'immobilier. Ce que l'on tend à masquer sous le terme abstrait d'« exclusion », c'est la pauvreté, la précarité, l'accentuation des inégalités sociales, qui touchent désormais, effectivement ou potentiellement, des couches importantes de la population.
On ne peut prétendre sérieusement lutter contre la précarité et la pauvreté, tout en menant une politique économique et de l'emploi fondée sur la précarisation du travail. J'ai été frappé de lire, dans une étude récente, que 75 % des contrats signés en 1994 étaient à durée déterminée. On ne peut rester dans schizophrénie, qui consiste à prôner des politiques économiques résolument libérales et à en déplorer, par ailleurs, les conséquences sociales. Il faut combiner l'économique et le social. Ne plus considérer le chômage comme un solde mais le traiter économiquement. À quoi sert d'alléger systématiquement le coût du travail, de licencier ou de ne pas embaucher au niveau micro-économique, au niveau des entreprises – au nom de l'ajustement à la compétition – si le fardeau se retrouve macro-économique, au niveau de la société toute entière, qui a de plus en plus de mal à en supporter le coût ?
Il faut d'abord redéfinir les termes d'un nouveau « contrat social » entre les patrons, les syndicats et les pouvoirs publics, au niveau global comme au stade de l'entreprise. La reprise de l'expansion économique, les progrès déjà réalisés en matière d'inflation – et de modernisation – devraient permettre certains infléchissements.
Le Monde : Le traitement de ces questions ne réclame-t-il pas aussi, plus que jamais, une dimension européenne ?
Lionel Jospin : Certainement. Je suis profondément européen et je m'inquiète d'une certaine dérive du modèle européen. Malgré leurs efforts, François Mitterrand et Jacques Delors n'ont pu entièrement résister au flux libéral. Il faut recentrer notre politique européenne. L'Union doit à nouveau s'attacher, pour ses peuples, à la recherche du progrès économique et social. Je crois que la monnaie unique est, à terme, souhaitable, parce que c'est une des façons – avec la taxation des mouvement de capitaux anormaux – de lutter contre la spéculation internationale. Je préfère, aussi, une monnaie gérée en commun qu'un franc en réalité sous la tutelle du mark ; mais il faudra, dans les années qui viennent, opérer une certaine révision des critères de convergence économique de Maastricht.
Le Monde : C'est-à-dire ?
Lionel Jospin : Introduire des critères touchant la création d'emplois, les investissements, les taux de croissance équilibrerait ceux concernant les déficits budgétaires ou la dette. L'Europe a aussi besoin de s'affirmer dans la confrontation économique. Nous devrions nous doter, face par exemple aux États-unis, d'une législation commerciale – du type de l'Acte 301 américain –, nous permettant de prendre des mesures de rétorsion. Nous devons proposer à nouveau une réforme du système monétaire international. L'absence de celui-ci contribue aux dérèglements économiques mondiaux. L'Europe·doit aussi s'affirmer davantage face à un certain nombre de conflits. Après notre impuissance en Bosnie, je suis frappé par la passivité du gouvernement Balladur face à l'affrontement sanglant en Tchétchénie. Par différence avec la realpolitik américaine, l'Europe doit prôner des valeurs et s'efforcer de les porter. Ce qui suppose une diplomatie européenne et des moyens.
Le Monde : Les préventions de Bernard Tapie et de Radical à votre endroit ne constituent-elles pas, pour vous, un handicap ?
Lionel Jospin : Depuis vingt ans et, notamment, quand j'étais premier secrétaire du Parti socialiste, j'ai toujours eu d'excellentes relations avec les radicaux. Dans ma région Midi-Pyrénées, nous avions même fait un accord électoral complet il y a deux ans, Je garde le même état d'esprit.
Le Monde : Comment, après quatorze années de mitterrandisme, penser imaginable la victoire, en mai, d'un candidat de gauche ?
Lionel Jospin : La question ne peut se poser par rapport à la seule question du mitterrandisme. Il en existe d'ailleurs plusieurs lectures, plusieurs héritages. J'en représente une partie. On pourrait même soutenir qu'il y a eu plusieurs phases. Personnellement, je ne mets pas sur le même plan le premier et le deuxième septennat.
Le problème n'est ni dans la rupture avec le mitterrandisme, ni dans la révérence. Au-delà du destin politique assez exceptionnel de l'homme François Mitterrand, la question politique qui se pose à nous est plutôt de savoir quelles leçons nous tirons de notre action collective au pouvoir ? Comment, à partir de là, se projeter dans l'avenir ? Quant à une victoire en mai pour la gauche, nous mesurons bien qu'elle semble, aujourd'hui, difficile, mais qui pensait que nous gagnerions en 1981 et en 1988 ?
Une politique est aujourd'hui menée par M. Balladur et sa majorité. Je constate qu'elle ne réussit pas, malgré l'aisance que donne la reprise économique mondiale. Elle ne réussit pas parce que ce n'est pas la bonne. Si elle devait être poursuivie, elle conduirait la France à de très sérieuses difficultés sur le plan social et, notamment, pour sa jeunesse, que menacent le découragement et, parfois, le désespoir. La droite est profondément divisée. Elle n'a pas de projet mobilisateur pour le pays. Son meilleur atout, c'est l'idée, partout répandue, qu'on ne peut pas la battre. Si nous changions cela, nous pourrions gagner.
France 2 : jeudi 26 janvier 1995
B. Masure : Le principe de cette émission, c'est de donner en quelque sorte carte blanche à l'invité pour un ou deux reportages. Dans quelques minutes, nous découvrirons celui que vous avez fait réaliser, c'est un hommage au combat associatif. Une vieille plaisanterie a longtemps couru dans les coulisses des congrès socialistes : F. Mitterrand va laisser le PS dans l'état où il l'a trouvé en 1971, c'est-à-dire à 5 ou 6 %. Est-ce que ce n'est pas vers cette situation que l'on va avec ce duel fratricide que vous allez avoir avec le premier secrétaire en titre ?
L. JOSPIN : Quand F. Mitterrand a trouvé le PS, comme vous dites, en 1971, c'était de toute façon déjà l'héritier d'une grande histoire en difficulté, certes., sur le plan électoral et sur d'autres plans. Au moment où F. Mitterrand se prépare à terminer son deuxième mandat de président de la République, le PS n'est pas tout à fait dans l'état où il l'a laissé, et peut-être puis-je dire même dans l'étal où je l'avais laissé en 1988. Mais néanmoins, il est la force qui sera au deuxième tour de l'élection présidentielle. Les sondages, tels qu'ils sortent, ne le mettent pas à 5 ou 6 %, mais à beaucoup plus du triple. Il dépassera 20 %, donc il y a beaucoup à refaire, à reconstruire. Je suis de ceux qui ont cette conscience et c'est aussi peut-être une raison de ma candidature à la candidature. Mais cette plaisanterie doit nous donner plutôt du ressort.
A. du Roy : Ce sont les militants socialistes, le 3 février, qui vont choisir leur candidat. Est-ce qu'à l'avance vous acceptez le résultat de ce scrutin ?
L. Jospin : Naturellement. D'abord je veux dire que ça se passe et que ça va se passer dans le calme, tranquillement, assez sereinement…
A. du Roy : Et tout à fait honnêtement ? N'avez-vous pas d'inquiétudes sur ce plan puisque c'est l'appareil du parti qui va organiser le scrutin ?
L. Jospin : Ce sont les militants qui vont faire le scrutin. Nous avons des traditions démocratiques. Il y a peut-être un ou deux endroits où il faut être un peu plus attentif. Nous avons mis en place un code de bonne conduite, ça va être un exercice formidable de démocratie directe devant l'opinion parce que finalement, non pas les primaires, mais le débat, c'est nous qui l'aurons organisé. Et naturellement ma candidature que j'ai présenté il y a maintenant quelques semaines, de façon tranquille, sur le fond, parce que je la pense nécessaire dans l'état de désarrois où étaient finalement les socialistes, sans candidat, après la non candidature de Delors, si les militants socialistes disaient : « eh bien, Lionel c'est pas le choix qu'on fait », ma démarche s'arrêterait tranquillement et tout de suite sans problème.
F. Laborde : Comment les militants socialistes vont choisir ? Qu'est-ce qui, aujourd'hui, vous différencie de H. Emmanuelli ? Vous êtes au fond tous les deux un peu représentatifs de l'aile gauche du parti ?
L. Jospin : Je ne sais pas si on peut définir les problèmes en terme d'aile. On peut dire sans doute que nous sommes l'un et l'autre des hommes de gauche, vraiment à gauche, sur lesquels on ne doute pas. On peut dire comme différences, si on veut les chercher, mais ce n'est peut-être pas le problème essentiel du choix qui va se faire, c'est d'abord un regard sur nos années de pouvoir. Je suis quand même un des socialistes qui a, tout en restant loyal, voulu garder sa lucidité, son indépendance, et qui a formulé sur un certain nombre d'évolutions des jugements. Je pense que c'est une première différence. La deuxième différence que je crois voir, elle est peut-être récente, elle est peut-être ne train de naître, elle n'était pas tout à fait prévisible dans notre dernier congrès : nous n'avons peut-être pas tout à fait la même vision de l'avenir, de la stratégie et des alliances, parce que je ne suis pas favorable à une fédération avec les Radicals. Je crois que ça serait finir la démarche socialiste d'Epinay commencée en 1971. Donc, sur ce plan, nous avons une différence. Par ailleurs, je pense que même sur des sujets où nous avons des positions communes, parce que nous sommes socialistes les uns et les autres, je n'ai sans doute pas sur tous les sujets tout à fait la même tonalité que lui. Et puis nous n'avons pas tout à fait les mêmes choses non plus, les mêmes responsabilités.
A. du Roy : Est-ce que la mise en examen d'H. Emmanuelli est une raison de ne pas voter pour lui au sein du Parti Socialiste ?
L. Jospin : En aucune façon. Il s'agit d'une responsabilité qui a été invoquée de façon institutionnelle, dans sa fonction de trésorier. Il a été très clair sur la façon dont le Parti Socialiste est financé. On découvre des réseaux formidables de la droite, et donc, en aucun cas…
F. Laborde : Est-ce que vous pensez que le candidat socialiste, qui sera issu du vote des militants, pourra incarner et représenter le candidat du peuple de gauche ?
L. Jospin : Oui ça me paraît assez clair. Je pense que cela serait le cas si j'étais ce candidat. J'ai animé, depuis un an, les Assises de la transformation sociale, où l'ensemble des personnalités de gauche, des écologistes, de toute nature, de toute origine, ont dialogué ensemble sur des problèmes de fond. Je pense que je peux incarner ce rassemblement. Je crois que les socialistes ont dit qu'il n'y aurait qu'un candidat. Ce que je pourrais dire, c'est qu'au fond, le choix que vont faire les militants socialistes, ne sera pas de réélire leur premier secrétaire – ils viennent de le faire il y deux mois, c'est ce qui à rendu la candidature d'H. Emmanuelli un peu surprenante – elle n'est pas de renouveler une confiance ou d'assurer une légitimité qui n'est pas en cause, au contraire, il faut qu'H. Emmanuelli assume sa fonction de premier secrétaire, comme je l'ai fait moi-même en d'autres circonstances, dans deux élections présidentielles, en 1981 et en 1988, au côté de F. Mitterrand. Le choix à faire c'est de choisir le meilleurs candidat pour l'élection présidentielle.
A. du Roy : Quand on parlait du peuple de gauche, si vous êtes candidat, ce n'est pas seulement pour témoigner, c'est aussi dans l'espoir de gagner. Quand on dit « gagner », il faut aussi une majorité. La majorité, c'est avec qui demain ? La gauche, c'est quoi ? C'est avec les communistes ?
L. Jospin : Je crois qu'il est beaucoup trop tôt pour aborder ces problèmes. Pour le moment – c'est d'ailleurs un des facteurs de l'élection présidentielle et qui explique une partie des sondages – il n'y a pas de candidat socialiste. Il n'y a pas d'identification d'un socialiste dans la campagne. On sait très bien qu'au bout du compte c'est seulement le candidat socialiste – pour autant qu'il rassemble largement et s'il est bien accueilli par l'opinion – qui peut changer la donne, pour le deuxième tour, et provoquer une situation différente de celle à laquelle on s'attend. C'est beaucoup trop tôt pour parler de majorité ou d'alliance. Nous ne sommes même pas encore sorti du processus de désignation. Nous en sortirons dans dix jours et, à ce moment là, on identifiera clairement un candidat socialiste et vous verrez que les choses changeront. Celui-ci, notamment si c'est moi, pourra répondre à toutes vos questions.
F. Laborde : Ce que vous nous avez donné à voir à travers ce reportage, dont vous avez choisi le thème et les conditions, ce sont des initiatives qui sont extrêmement riches et sympathiques mais est-ce qu'il n'y pas un certain paradoxe à voir celui qui se veut le candidat socialiste vanter les mérites des initiatives privées ? Est-ce que cela veut dire que le PS a renoncé à la notion d'État providence et à la solidarité ? Est-ce que ça veut dire que le tissu social doit être confié aux associations plutôt qu'à la chose publique ?
L. Jospin : J'ai choisi ces thèmes parce que tous me touchaient, me touchaient à travers ma propre vie, l'histoire de ma vie ou bien ils me touchaient à travers mes enfants. J'ai choisi aussi ces thèmes parce qu'il ne s'agit pas d'initiatives privées au sens du privé par rapport au public. Il s'agit d'initiatives prises parfois par des personnes, le plus souvent par des associations. C'est-à-dire finalement par des hommes et par des femmes qui, sans faire appel à l'État en tant que tel – et bien sûr que je suis pour le service public, pour l'action de l'État, sans être enfermé dans l'individualisme ou dans l'égoïsme ; je dirais plutôt dans l'égoïsme parce que l'individualisme, à la limite, cela se justifie – s'associent librement et créent un espace et deviennent acteurs du changement. C'est ça qui m'a paru important.
F. Laborde: L'action contre l'exclusion, est-ce-que ce n'est pas d'abord le rôle de l'État ?
L. Jospin : C'est naturellement de la responsabilité de l'État, à travers sa politique économique et sociale. Parce que, qu'est-ce qui crée l'exclusion, à part des situations d'hommes et de femmes qui ont des problèmes de famille rompue, des problèmes d'adaptation, qui ont connu des accidents, des difficultés de famille monoparentale, des problèmes d'insuffisance de formation, ce qu'est l'habitude des exclus ? Si le nombre augmente actuellement, c'est parce qu'il y a toute une partie de la société qui avant travaillait, était logée, était socialisée, qui est frappée par le chômage. Et on a une partie de la société française, du salariat par exemple qui, par le chômage, est menacée de précarité et d'exclusion. Donc c'est l'emploi qui manque, c'est le logement qui se dérobe ou qu'on ne peut plus payer. Ce sont ces questions fondamentales qui contribuent à l'exclusion. Alors naturellement, par sa politique économique et sociale, le gouvernement a une considérable responsabilité et on peut parler de ces questions. Il y a toute une action sociale menée par le gouvernement, c'est toute la justification non seulement des systèmes de protection sociale mais aussi des systèmes de présence dans la ville, les grandes politiques de la ville, c'est nous qui les avons mises en œuvre. Les individus ne se mobilisent pas si les collectivités locales, les municipalités, les départements, l'État lui-même et ses services ne sont pas à leurs côtés, alors il n'y a pas une vraie possibilité de sortir de l'exclusion.
F. Laborde : Mais c'est vous aussi qui avez réformé ou pris en charge la réforme de l'assurance chômage et on sait que les radiations de chômeurs créent les exclus ?
L. Jospin : Mais vous savez très bien que je lire un certain nombre de leçons de ce qui a été fait au gouvernement au pouvoir et que j'ai, en matière d'emploi, une vision un peu différente. Si vous voulez que je la développe, je peux la développer : il y a deux mots qui m'ont frappé dans ces sujet si divers, c'est le mot virus de l'exclusion, qui s'ajoute au virus du SIDA et c'est un autre mot à la fin, le mot déclic. Ce qu'il faut éviter, c'est l'exclusion, l'isolement, la passivité. Ce qu'il faut c'est un déclic, c'est-à-dire une mise en mouvement. Ce qui me préoccupe dans la politique du gouvernement actuel est, qu'au fond, sa démarche est une démarche de délégation. M. Balladur dit : « confiez-moi votre destin, faites-moi confiance ». Il ne dit pas, je veux mettre la société en mouvement avec vous, j'ai des réformes, des projets. Et j'ai parlé de cette démarche de mise en mouvement notamment dans la lettre à l'appui de ma candidature aux militants du PS.
A. du Roy : Vous aviez une ambition réformiste affichée en 1981. Aujourd'hui, n'êtes-vous pas sans vrai projet ?
L. Jospin : Je ne le crois pas. Dans ce que je dis, je parle de la nécessité de mettre en œuvre le changement parce que les Français aspirent à ce changement.
A. du Roy : Quel changement ?
L. Jospin : Je l'évoque. Le changement dans la politique économique et sociale par exemple. Je suis convaincu que nous avons des marges pour agir, dans la mesure où les prix sont bas en France actuellement, dans la mesure où l'efficacité des entreprises et leurs marges se sont restaurées, où notre commerce international est excédentaire, où l'activité économique a repris à l'échelle mondiale, même si clic est fragile en France en raison d'erreurs de pilotage d'E. Balladur et d'une insuffisance de la consommation. Pour un futur candidat comme moi – si je suis désigné – il est peut-être temps, surtout si j'ai porté jugement sur le passé de m'interroger à la lumière du passé mais en perspective de l'avenir. Posez-moi des questions sur l'avenir, sur mes propositions et je vous réponds. Le deuxième thème après celui du changement à mettre en œuvre, c'est ce que j'appelle fonder un nouveau pacte républicain. Il y a une crise de valeur, de repères, de la politique en France. Qu'on soit dans les palais nationaux, dans la pratique des affaires, dans le monde salarié ou de la retraite, dans les banlieues ou dans les villes, il faut que les hommes et les femmes qui habitent notre pays soient convaincus qu'il existe des règles qui s'imposent à tous, notamment des règles d'éthique et de comportement. C'est très important. On ne peut pas bloquer les salaires du monde salarié pendant 10 ans si, dans le même temps, au nom de l'effort qu'ils devraient faire on voit un certain nombre d'autres revenus – notamment de capitaux – flamber.
A. du Roy : La gauche aura beaucoup fait en faveur de la rétribution du capital…
L. Jospin : Pouvez-vous, enfin, M. du Roy, vous tourner vers l'avenir avec moi ?
F. Laborde : Y-a-t-il la place pour une autre politique économique, sociale ?
L. Jospin : Je ne formule pas les problèmes ainsi. Je formule le problème en terme d'infléchissement nécessaire dans certains domaines, de marge que l'on peut se donner. Quand on a la croissance on repose la question de la distribution des fruits de la croissance et donc on est fondé à reposer la question du salaire par exemple. On n'est pas fondés à la poser en des termes irréalistes, mais il y a des bases pour des négociations contractuelles entre le patronat, les syndicats sur la question salariale. Le nouveau président du CNPF donne un accent qui peut apparaître comme différent et qui m'intéresse de ce point de vue si je suis attaché à une politique du contrat. Cela peut être une question directe sur les salaires et cela peut être aussi la question des salaires différés. Mais il faut regarder l'ensemble des revenus.
A. du Roy : Les syndicats et le patronat allemand ont entamé des discussions sur le principe d'une diminution du temps de travail et d'une diminution de salaire.
L. Jospin : Quand nous avons lancé ce débat au sein du PS il y a plus d'un an, notamment M. Rocard, avec d'autres aussi, on nous a dit : « Mais regardez, les Allemands ne posent pas du tout cette question ! ». Ils la posaient quand même chez Volkswagen mais ils ne la posaient pas globalement. Et vous voyez H. KOHL, trois mois après avoir été élu, poser la question de la diminution de la durée du temps de travail, ce qui prouve qu'il n'y pas qu'une seule politique possible. On disait que c'était impossible il y a trois mois. Je ne dis pas « bouleversons les équilibres », je dis « sortons du conformisme ». Quand on a 3 300 000 chômeurs, quand un gouvernement a vu le chômage augmenter de plus de 350 000 en un an et demi, il faut accepter qu'un débat existe, y compris sur les questions économiques. J'ai une position originale là-dessus. Je pense impossible pour un parti de gauche – en tout cas le mien – d'avancer le thème de la diminution du temps de travail tout en affirmant que cela devrait se faire par une amputation des salaires. Je suis opposé à une telle affirmation qui me paraîtrait en plus économiquement discutable. Par contre, je dis oui, mais les rythmes auxquels on avance et les formes sous lesquelles on le fait – le refus de l'uniformité, tenir compte des situations différentes des entreprises, des plus puissantes aux moins puissantes – c'est justement l'occasion de faire une place formidable pour ces contrats, ces discussions entre les partenaires.
F. Laborde : Avec diminution des salaires ?
L. Jospin : Laissez-moi répondre à votre question. Vous voyez qu'il n'y a pas qu'une seule politique possible. Que ce qu'on disait impossible il y a trois mois se produit chez notre voisin. Donc, je ne dis pas autre politique, je ne dis pas de bouleverser les équilibres, je dis : sortons du conformisme. Quand on a 3,3 millions de chômeurs, quand un gouvernement a vu le chômage augmenter de plus de 350 000 sur les un an et demi qu'il est là, il faut accepter qu'un débat existe, y compris sur les questions économiques. Sur cette question, j'ai une position originale. Je dis que je pense impossible pour un parti de gauche, en tout cas pour le mien, d'avancer le thème de la diminution de la durée du travail tout en affirmant que cela devrait se faire par une amputation de salaire. Je suis opposé à une telle affirmation qui me paraît en plus économiquement discutable. Par contre, je dis oui, mais les rythmes auxquels on avance et les formes sous lesquelles on le fait – c'est-à-dire le refus de l'uniformité, tenir compte de la situation des entreprises, des plus puissantes aux moins puissantes – alors, ces formes doivent être discutées. C'est justement là une chance formidable pour ces contrats dont j'ai parlé tout à l'heure, pour ces discussions entre partenaires.
F. Laborde : Vous souhaitez vous aussi baisser les charges sur les bas salaires ?
L. Jospin: Vous savez d'où ça vient ? On a dit que c'était V. Giscard d'Estaing, puis E. Balladur l'a repris.
F. Laborde : M. Aubry l'a dit aussi.
L. Jospin : Je l'ai dit, moi aussi, dans un texte. En réalité, rendons à César ce qui appartient à César, c'est un groupe d'économistes français – Malinvaud et quelques autre – qui, dans un rapport, parmi bien d'autres choses, ont avancé celle thèse. Ils ne sont pas contentés de cela, alors que c'est le cas de V. Giscard d'Estaing. C'est une arme, mais il y en a bien d'autres pour lutter contre le chômage.
A. du Roy : Le débat sur la fiscalité et notamment sur la CSG est également très actuel. Le débat est de savoir s'il faut élargir l'assiette des gens qui paient la CSG ou élargir le taux pour ceux qui paient déjà.
L. Jospin : Honnêtement, je crois que nous avons un peu laissé en route les préoccupations qui étaient exprimées dans ce sujet. Vous venez sur des questions classiques alors que je ne suis pas candidat et que j'aurai tout le temps, dans la campagne, de m'exprimer sur la CSG et la protection sociale en détails. On devrait peut-être aujourd'hui balayer un certain nombre de thèmes. Mais, sur cette question, je veux dire qu'il est clair que notre système de protection sociale doit être préservé. Il faut pour cela assurer la maîtrise des dépenses ; il faut consentir les efforts qui sont nécessaires pour le financer. Je ne souhaiterais pas que nous laissions se déséquilibrer le système de protection sociale parce qu'ensuite, certains pourraient, par philosophie économique ou par attitude antisociale, remettre en cause ce système de protection sociale. Parce que, avant de me parler d'un point de CSG ou d'une TVA sociale, je peux rentrer dans ce débat technique. Il y a quand même des gens, à droite, dans notre pays, qui disent que nous ne pouvons plus nous permettre de supporter un système de protection sociale aussi avancé que celui-là face à la compétition des pays sous-développés. Il faut remettre cela en cause. Posons d'abord ces questions fondamentales avant d'entrer dans les détails. Campons un peu le décor de cette campagne.
F. Laborde : Êtes-vous de ceux, en matière européenne, à qui le fédéralisme fait peur ? Que pensez-vous des déclarations de J.-P. Chevènement qui a dit qu'il avait un préjugé favorable pour votre candidature si vous preniez vos distances avec le Traité de Maastricht ?
L. Jospin : J.-P. Chevènement n'est pas un homme de préjugés. Je suis ravi qu'il soit favorable à ma candidature, il n'est pas le seul. Vous connaissez ma position. Le Traité est signé, on ne va pas y revenir. J'ai dit que j'étais favorable à une monnaie unique pour deux raisons : c'est une façon d'éviter la spéculation internationale contre les différentes monnaies qui composent le SME, je suis pour un contrôle des capitaux spéculatifs, pour une pénalisation. La deuxième raison, c'est que je préfère une monnaie commune et unique gérée en commun qu'un franc qui évolue en fonction du mark et qui est davantage sous sa tutelle. Il y a un domaine dans lequel je pense qu'au-delà des obligations qui sont immédiates dans le Traité, il serait utile d'introduire de nouveaux critères. S'en tenir à l'endettement ou au déficit budgétaire est une vision, soit trop monétariste, soit trop déflationniste.
F. Laborde : Vous pensez à quel critère ? L'emploi ?
L. Jospin : L'emploi, par exemple. L'investissement, les taux d'investissement… Pourquoi pas ? On peut donc se fixer des objectifs plus dynamiques. Pourrais-je terminer sur l'impression que me donne la campagne d'E. Balladur ? Vous faites ce qu'il souhaite – je dis cela en plaisantant – puisqu'il veut échapper à tout débat. F. Mitterrand n'avait pas fait ça car il avait écrit une lettre aux Français avec un certain nombre de propositions. E. Balladur se dit, je vais essayer de faire de qu'a fait F. Mitterrand en 1988, c'est-à-dire gérer tranquillement mon passage de Président à Président. Il est vrai qu'E. Balladur n'est pas Président.
B. Masure : Il a dit qu'il présenterait ses objectifs à la mi-février.
L. Jospin : Ce serait souhaitable. Il ne peut quand même pas dérober constamment le débat aux Français. Je pense qu'il y a un risque, pour E. Balladur, de faire peut-être comme V. Giscard d'Estaing en 1981 et non pas comme F. Mitterrand en 1988. E. Balladur, au fond, surfe sur la vague mais il n'apporte pas à cette campagne une énergie personnelle. Donc, il dépend de la vague. Si elle retombe, les choses seront différentes. Si je souhaite être le candidat de mes amis et de la gauche, c'est que je suis convaincu que dans le second tour de l'élection présidentielle on peut formidablement faire bouger les choses dans ce pays. Formidablement faire bouger les choses dans ce pays.
B. Masure : J. Lang a annoncé sur TF1 qu'il créait un mouvement appelé « Inventer demain ». Fait-il, selon vous, une croix sur le PS ?
L. Jospin : Il y a des clubs, des mouvements, qui ont toujours accompagné la vie du PS, donc je ne l'entends pas ainsi. Personnellement, je ne le souhaite pas, en tout cas.
B. Masure : Les gens qui vous aiment bien regrettent parfois un manque de charisme mais vous reconnaissent une réelle intégrité. Quel est selon vous votre principal défaut et votre principale qualité ?
L. Jospin : Mon principal défaut, c'est de ne pas vous avoir encore persuadés que j'avais du charisme. Mais ça va venir, surtout si j'ai l'occasion de conduire cette confrontation. Ma principale qualité ? C'est que je suis un homme indépendant, libre, un homme en même temps de loyauté. Je crois à des convictions. Il y a bien longtemps que j'ai cessé d'être sectaire et donc, je pense que, si je me présente à l'élection présidentielle, les hommes et les femmes de gauche dans un premier temps, bien davantage ensuite, auraient un homme qui serait capable d'assumer les problèmes, les réalités. Dans une vie politique française où on manque un peu de repères, de solidité, où il y a des personnages qui passent, il faut restaurer cette notion d'une force, d'une volonté et aussi, d'une certaine lucidité. C'est un peu long pour une seule qualité.
A. du Roy : Est-ce que la mise en examen d'H. Emmanuelli est une raison de ne pas voter pour lui au sein du Parti Socialiste ?
L. Jospin : En aucune façon. Il s'agit d'une responsabilité qui a été invoquée de façon institutionnelle, dans sa fonction de trésorier. Il a été très clair sur la façon dont le Parti Socialiste est financé. On découvre des réseaux formidables de la droite, et donc, en aucun cas…
F. Laborde : Est-ce que vous pensez que le candidat socialiste, qui sera issu du vote des militants, pourra incarner et représenter le candidat du peuple de gauche ?
L. Jospin : Oui ça me paraît assez clair. Je pense que cela serait le cas si j'étais œ candidat. J'ai animé, depuis un an, les Assises de la transformation sociale, où l ‘ensemble des personnalités de gauche, des écologistes, de toute nature, de toute origine, ont dialogué ensemble sur des problèmes de fond. Je pense que je peux incarner ce rassemblement. Je crois que les socialistes ont dit qu'il n'y aurait qu'un candidat. Ce que je pourrais dire, c'est qu'au fond, le choix que vont faire les militants socialistes, ne sera pas de réélire leur premier secrétaire – ils viennent de le faire il y deux mois, c'est ce qui à rendu la candidature d'H. Emmanuelli un peu surprenante – elle n'est pas de renouveler une confiance ou d'assurer une légitimité qui n'est pas en cause, au contraire, il faut qu'H. Emmanuelli assume sa fonction de premier secrétaire, comme je l'ai fait moi même en d'autres circonstances, dans deux élections présidentielles, en 1981 et en 1988, au côté de F. Mitterrand. Le choix à faire c'est de choisir le meilleurs candidat pour l'élection présidentielle.
A. du Roy : Quand on parlait du peuple de gauche, si vous êtes candidat, ce n'est pas seulement pour témoigner, c'est aussi dans l'espoir de gagner. Quand on dit « gagner », il faut aussi une majorité. La majorité, c'est avec qui demain ? La gauche, c'est quoi ? C'est avec les communistes ?
L. Jospin : Je crois qu'il est beaucoup trop tôt pour aborder ces problèmes. Pour le moment – c'est d'ailleurs un des facteurs de l'élection présidentielle et qui explique une partie des sondages – il n'y a pas de candidat socialiste. Il n'y a pas d'identification d'un socialiste dans la campagne. On sait très bien qu'au bout du compte c'est seulement le candidat socialiste – pour autant qu'il rassemble largement et s'il est bien accueilli par l'opinion – qui peut changer la donne, pour le deuxième tour, et provoquer une situation différente de celle à laquelle on s'attend. C'est beaucoup trop tôt pour parler de majorité ou d'alliance. Nous ne sommes même pas encore sorti du processus de désignation. Nous en sortirons dans dix jours et, à ce moment là, on identifiera clairement un candidat socialiste et vous verrez que les choses changeront. Celui-ci, notamment si c'est moi, pourra répondre à toutes vos questions.