Texte intégral
Je suis un des 17 députes à avoir voté contre le traité d'Organisation mondiale du commerce. J'ai beaucoup aimé l'intervention de Mme Agnès Bertrand. Dans mes relativement lointains souvenirs, nous avions participe a une même réunion avec Max Gallo et quelques autres contre le GATT. Ce qui se passe dans le monde ne peut se produire que parce qu'il y a une trame, et qu'une logique implacable est à l'œuvre. Ce que je vois arriver, en tant que citoyen de la République française, c'est quelque chose de monstrueux, de gigantesque, qui avance pas de loup, et c'est pourquoi je me réjouis qu'ensemble nous ayons pu prendre (avec Yves Cochet) cette initiative pour contribuer à éclairer, à informer, à mobiliser pour le 28 avril, et bien entendu au-delà. La partie ne fait que commencer, et croyez-moi, elle sera très difficile à être gagnée. Parce que les mots ont perdu leur sens. Qui négocie ? La Commission, le commissaire Brittan ? Les choses sont claires, tout cela n'arrive pas comme un texte qui sort du chapeau gibus d'un magicien. Qui conduit la négociation en cours ? Les mêmes que ceux qui y participent depuis le début. Deux hauts fonctionnaires du ministère de I'Economie et des Finances, le directeur de la DRE et le directeur du Trésor. Pensez-vous que deux hauts fonctionnaires de ce niveau-la peuvent négocier sans le feu vert du ministre de l'Economie et des Finances, et du gouvernement ? Evidemment non. Le gouvernement Juppé n'a-t-il pas donne, a travers Arthuis, des instructions précises, ou, a défaut, des orientations claires ? Et puis, regardez comment les choses ont évolue. II y a 30 ans, c'était Mai 68. 11 y a 20 ans, quand j'étais dans certains congrès politiques, on parlait de la transition au socialisme. Et puis, maintenant j'en suis, avec d'autres, à défendre la République française. Ce retour aux fondements mêmes de la République est sans doute le meilleur raccourci vers la modernité. Comme le firent les créateurs, les artistes, les sculpteurs, les peintres, au moment de la Renaissance, où, prenant leurs racines culturelles dans le monde de l'Antiquité, ils trouvèrent un formidable raccourci pour arriver dans le monde moderne à partir des découvertes, et ainsi progresser dans une direction qui était celle du progrès.
Que s'est-il donc passé pendant ce parcours de Mai 68 à aujourd'hui, en passant par la transition au socialisme, le programme commun de gouvernement, etc. ? Comment en est-on arrivé là ? A travers Reagan, Thatcher et quelques autres, il y a eu une gigantesque offensive libérale, qui a été contenue un certain temps. Mais quand le monde soviétique s'est écroulé, que le mur de Berlin est tombé, ils ont pensé a juste titre qu'il n'y avait plus de contrepoids, plus d'opposition, plus de modèle, d'idéal pouvant contrebalancer ce qui était leur système, et qu’ils voulaient voir triompher dans le monde entier. A partir de là, nous sommes entrés (un certain nombre) en résistance. Et c'est vrai que, heureusement, il y a eu la mobilisation du monde culturel. Cela touche beaucoup de monde. Je voudrais dire à Jack Ralite que je n'ai pas interprété comme lui certains applaudissements. Cela signifiait que bien sûr il faut se battre pour l'exception culturelle, mais si on ne se bat que pour elle, elle-même est foutue. C'est globalement que ce dossier doit être traité. D'autant qu'avec NTM, la logique à l’œuvre va se poursuivre. Nous sommes des petits soldats mal préparés face a une force gigantesque. L'AMI n'est pas un simple traité commercial. II est parti d'une stratégie d'organisation des rapports économiques mondiaux, sur une base libérale favorable aux acteurs économiques, jouissant d'une position dominante d'un point de vue technologique ou commercial. II n'est pas innocent en effet que cet accord soit négocié dans l'enceinte de 1'OCDE, le club des pays industrialisés à économie de marché. En ce sens, l'AMI constitue un projet politique structuré, dont les objectifs sont conformes aux intérêts de certains groupes sociaux. C'est donc à une lecture politique des rapports de force mondiaux que nous devons procéder pour combattre efficacement l'AMI.
En première approximation, on voit que l'AMI se construit naturellement contre une Europe qui serait européenne à l'inverse de celle d'aujourd'hui, qui est le principal relais de la mondialisation libérale. L'AMI contre l'Europe comporte, comme généralement les traites commerciaux internationaux, une clause dite de traitement national, par laquelle chaque partie contractante s'engage à accorder a tout investisseur, quelle que soit sa nationalité, le male traitement que celui accordé à ses propres investisseurs ou aux investisseurs d’une autre partie contractante. Cependant cette clause est généralement assortie de deux types d'exception : les accords de développement avec les pays du tiers monde d'une part, et les accords régionaux d'autre part. Or, dans l'AMI, aucune clause dérogatoire au principe de la nation la plus favorisée n'est envisagée. Conséquence : le principe même de la préférence communautaire est contesté. Je parle pour l'Europe, où il y a la préférence communautaire, qui en fait ne joue plus, mais si elle jouait, elle améliorerait bien des choses. La construction communautaire serait alors irrémédiablement jetée bas, entraînée vers le bas, constituant au mieux une zone de libre-échange, où les seules politiques communes seraient de concurrence. Dominique Strauss-Kahn à parfaitement reconnu, devant la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale, le 25 mars dernier, il a dit : " l'AMI, dans le projet de rédaction actuel, peut être considéré comme un obstacle à l'approfondissement de l'intégration européenne. "
Depuis longtemps, les négociations commerciales multilatérales constituent une arme aux mains des Américains. On l’a vu a la négociation de l'Uruguay Round, où les Américains ont obtenu, à Punta Del Este, en septembre 1986, l'inclusion de certains secteurs exclus jusque là du GATT : l'agriculture, les services, l'audiovisuel. Cette stratégie n'a cependant, du point de vue américain, que partiellement réussi. Peu importe d'ailleurs, car ils avaient pris la précaution d'avoir plusieurs fers au feu. Des 1989-90, deux comités de I'OCDE préparent l'AMI. Puis la négociation débute vraiment en 1995, c'est-à-dire immédiatement après la signature des accords de Marrakech. Elle se présente alors comme un moyen de pression supplémentaire sur les partenaires des Américains dans la perspective du Millenium Round, prochain cycle de négociation du GATT. L'exception culturelle y sera renégociée, de même que les aides compensatrices directes versées dans le cadre de la réforme de la PAC. L'AMI, même s'il n'était pas adopté, résonne comme une menace qui pèse sur les partenaires commerciaux des Etats-Unis qui ne consentiraient pas à suffisamment de concessions. Si l'Europe, entendue dans son sens originel d'union douanière et de marché commun, est à l'évidence dans la ligne de mire, c'est également vrai des pays en voie de développement. L'application stricte de la clause de la nation la plus favorisée interdira dans les faits de pratiquer des discriminations positives en faveur de ces pays. Le danger qui guette les relations Nord-Sud, fondées sur l’idée du développement, est réel. La décision de l'OMC sur la banane préfigure mal de ce qu'il adviendrait des accords ACP si l'AMI était signé.
L'AMI joue également contre la nation. Incompatible avec l'idée de coopération régionale, le projet d'AMI rejoint ici le projet de Nouveau marché transatlantique (NTM), pour saper les fondements de l'exception européenne (ou si I'on préfère, du modèle social européen. Sous prétexte de prévenir toute discrimination, justification ultime de l'AMI, la suspicion est jetée sur I'action de la puissance publique. Des moyens techniques ont été évoqués. Obligation de résultat, indemnisation des expropriations entendue au sens le plus large possible, liberté de transfert de tout paiement, et enfin interdiction de toute discrimination. Les mécanismes de règlement des conflits traduisent parfaitement cette relégation du politique. Pour la première fois en droit international public, des personnes de droit prive deviendraient les acteurs les plus éminents de la vie publique internationale. Les vrais souverains ne seraient plus les peuples et leurs représentants. II s'agit là d'une incroyable et effroyable privatisation de la démocratie. En fait, c'est un véritable rapt au profit dune véritable oligarchie dont la détermination promet d'être impitoyable. Avec l'AMI, les investisseurs (comprenons les entreprises transnationales) pourraient assigner un Etat devant une juridiction ad hoc. Et cette juridiction serait véritablement d'exception. La mystique technocratique est ici poussée à un paroxysme jamais atteint.
L'AMI apparaît ainsi comme l'archétype du projet libéral, dans lequel les marches ne peuvent souffrir d'autre mécanisme de régulation que leurs propres lois. Cette liberté des marchés, les libéraux ont trouvé le moyen juridique de la garantir : distraire le politique de ses responsabilités, en confiant à des autorités dites indépendantes, tout ou partie de ses prérogatives. Cette technique de l'effeuillage ou du déshabillage est a I'œuvre depuis de nombreuses années, même si ses fruits n'apparaissent qu'aujourd'hui. En France même, depuis les années soixante-dix, les comites Théodule ont pris du galon et donnent naissance a autant d'autorités administratives dites indépendantes. Au niveau communautaire, l'indépendance de la Banque centrale européenne est devenue le nouveau dogme, consacrant l'infaillibilité des fonctionnaires. Au niveau mondial enfin, les panels de l'OMC (les petits groupes d'experts), et demain peut-être ceux de l'AMI, tentent de ranger les Etats au rang des accessoires. Bernard Cassen évoquait l'existence d'un Etat supranational de fait. Oui, nous y sommes. On ne peut qu'être frappé par la concomitance des attaques contre la nation comme lieu de régulation politique des rapports économiques internationaux. Cela n'est pas l'effet du hasard, mais résulte plus certainement d'une stratégie concertée, visant a imposer une certaine vision du monde, vision qui s'élabore dans les cénacles du château de la Muette, à Davos, à New York, au siége du FMI, ou à Genève, à celui de la banque des règlements internationaux. En moins d'une décennie, nous assistons à une formidable uniformisation des règles du jeu mondial, dans un sens toujours plus libéral et libre-échangiste. Au niveau mondial, c'est l'OMC. C'est l'ALENA en Amérique du nord. Le projet de NTM doit maintenant nous alerter sur la signification et les implications réelles de l'uniformisation monétaire en Europe. L'euro, plus le NTM, plus 1'ALENA, plus l'AMI, plus l'OMC, je ne sais pas comment qualifier le résultat. Mais je redoute une monstruosité, comme je vous l'ai dit en introduction. N'y a-t-il pas là le risque d'une soumission absolue des échanges mondiaux aux règles les plus dures du libéralisme ? N'est-ce pas un retour aà la barbarie d’un capitalisme primitif ? N'est-ce pas le prélude d'un empire à l'échelle planétaire, mettant en coupe réglée les provinces les plus éloignées, au plus grand profit de quelques grands prévaricateurs ?
Bien entendu, le 28 avril, nous irons à la Muette, et nous ne serons pas muets. Je dis à tous nos amis qui siègent au Parlement et au gouvernement que, comme madame Susan George l'a dit : nous n'accepterions pas la dérobade qui consisterait a adopter une déclaration de principe. Car nous savons, comme vous l'avez dit, que cette déclaration de principe nous engagerait une fois encore, sans que personne ait été complètement informé, consulté. Vigilance, mesdames et messieurs, et surtout, soyons combatifs, soyons clairvoyants. Et comprenons tous ensemble ce qui s'avance.
Je vous remercie.