Interview de M. Lionel Jospin, candidat du PS à l'élection présidentielle de 1995, dans "Libération" du 20 mars 1995, sur le démarrage de sa campagne, sur ses propositions dans le domaine des institutions, de la construction européenne et de la réduction du temps de travail, et sur le clivage droite gauche.

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Libération : Après un bon départ, vous marquez le pas dans les sondages. Quelle est votre explication ?

Lionel Jospin : Vous attendiez-vous à ce que je grimpe tous les jours dans les sondages ? Eh bien, patientez un peu. Entré en campagne plus tard que mes adversaires, j'ai fait en quelques semaines ce que d'autres ont fait en plusieurs mois. J'ai élaboré mes propositions et je les ai présentées. Je vais maintenant continuer à rencontrer les Françaises et les Français sur le terrain, dans les régions, à la fois pour les écouter et leur expliquer ce que je crois nécessaire de faire. Nous sommes dans une phase marquée par l'effondrement d'Édouard Balladur au profit de Jacques Chirac. C'est maintenant que ma campagne trouve sa place et son rythme.

Libération : Vous diriez, comme François Mitterrand, que la campagne, pour l'heure, est « terne » ?

Lionel Jospin : Oui, parce que la bataille interne à droite fait qu'on ne parle pas du fond. Je vais m'employer dans les semaines qui viennent à dégager les vrais enjeux. J'ai déjà commencé.

Libération : Votre entourage avait annoncé que la présentation de votre programme sonnerait le véritable départ de votre campagne. Mais il n'a finalement guère été attaqué, comme si vous n'arriviez pas vraiment à exister entre Chirac et Balladur ?

Lionel Jospin : Mes propositions n'ont pas été attaquées parce qu'elles sont nouvelles, responsables, crédibles. Balladur ne propose rien de nouveau, Chirac dit le contraire de ce qu'il fit hier.

Libération : Certains au PS commencent à critiquer le style de votre campagne qui n'innove guère par rapport à celles de Mitterrand en 1981 et 1988. Pourquoi ce classicisme ?

Lionel Jospin : L'innovation doit concerner le fond : quels choix on offre à la France. C'est ma préoccupation essentielle. Je ne vois pas d'ailleurs d'énormes différences entre les campagnes d'aujourd'hui et celle du passé.

Libération : Jacques Chirac, par exemple, a choisi de multiplier les rencontres sur le terrain pour, dit-il, aller à la « rencontre des Français » ?

Lionel Jospin : Je n'ai pas attendu cette campagne pour découvrir les Français et les rencontrer. Je continue.

Libération : Pourquoi avoir refusé de débattre à la télévision avec Édouard Balladur, comme il vous le proposait ? C'est pourtant votre adversaire principal au premier tour…

Lionel Jospin : Je n'ai pas refusé le débat et je n'ai pas d'adversaire principal : mon but est de montrer la différence entre mes propositions et les politiques de droite, afin d'offrir un vrai choix aux Français. Le choix que je propose, c'est celui de la justice.


Libération : Quand avez-vous commencé à penser que vous pourriez être un jour candidat à la présidence de la République ?

Lionel Jospin : J'ai commencé à réfléchir à la fonction présidentielle il y a plusieurs années, notamment lorsque j'ai écrit mon libre « l'Invention du possible ». Mais j'ai mené cette réflexion sans nourrir le projet précis d'être candidat. J'étais préparé intellectuellement et politiquement ; le reste, c'est la rencontre d'un homme et d'une situation.

Libération : Que répondez-vous à ceux qui mettent en doute votre capacité à exercer la fonction de chef d'État ?

Lionel Jospin : Je ne sais pas à qui vous faites allusion. Je n'ai rien à envier à mes adversaires quant à la formation ou l'expérience. Quelqu'un qui a eu longtemps la responsabilité d'un grand mouvement politique, comme ce fut le cas de François Mitterrand et le mien, et qui a été numéro deux du gouvernement pendant quatre ans, ne me semble pas mal préparé aux fonctions présidentielles.

Libération : Vous n'avez pas été Premier ministre…

Lionel Jospin : Les deux derniers présidents de la République, Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, ne l'ont jamais été non plus. C'est donc une condition qui ne me paraît ni nécessaire ni suffisante. J'ajoute que si un chef d'État doit faire preuve d'une certaine constance de jugement et être capable de résister aux influences, je me sens plutôt mieux armé que Jacques Chirac.

Libération : Mais, au fond, avez-vous véritablement envie de devenir président de la République. On a un peu l'impression que vous êtes satisfait d'avoir été désigné candidat par le PS ?

Lionel Jospin : C'est une première étape. Croyez-vous que j'ai pu vouloir la franchir sans penser aux suivantes ? Mais la candidature à une telle fonction n'est pas seulement une question d'envie – sinon, vous le savez bien, nous serions submergés par les candidatures – il faut aussi le sentiment d'une certaine nécessité, l'impression que l'on répond à une attente. J'ai actuellement cette impression. Je souhaite porter les couleurs de la gauche et je souhaite gagner.

Libération : Quelle est précisément votre conception de la fonction présidentielle ?

Lionel Jospin : Le Président doit être l'inspirateur de la politique. Le Premier ministre la met en œuvre et doit jouir d'une réelle liberté. Le Président, garant de la Constitution, doit l'être aussi de certaines valeurs qui fondent notre société : liberté, justice, laïcité, cohésion sociale. S'il juge qu'elles sont menacées par quelque puissance que ce soit, il doit intervenir. Il représente le pays et guide la politique étrangère. Le Président est aussi le garant de la sécurité de la France et, en particulier, le responsable ultime de la dissuasion nucléaire. Toutes ces chargent doivent être assumées avec sagesse et sans faiblesse.

Libération : Vous aviez pourtant proposé, il y a quelques années, de supprimer le poste de Premier ministre…

Lionel Jospin : J'ai dit depuis que cette réforme n'est pas politiquement possible. Je ne crois pas qu'on puisse instaurer un régime présidentiel en France. En revanche, on peut infléchir les choses dans la pratique. J'ai ainsi proposé que le président prenne l'engagement de ne pas changer de Premier ministre tant que celui-ci bénéficie de la confiance de l'Assemblée nationale et autant qu'il demeure en harmonie avec les grandes orientations ratifiées par le peuple dans la présidentielle. Il s'agit de « parlementariser » le système. Le président de la République doit aussi, bien sûr, être un décideur dans certains cas.

Libération : Dans le fameux « domaine réservé » ?

Lionel Jospin : Non, plutôt dans certains moments très importants pour le pays. Cela peut toucher à la paix ou à la guerre mais aussi à la cohésion sociale, à la défense des libertés ou encore à des situations politiques imprévues.

Libération : Quel bilan faites-vous de la pratique mitterrandienne du pouvoir ?

Lionel Jospin : L'essentiel n'est pas pour moi dans ce bilan. Il est davantage de proposer une conception moderne, actuelle, de l'exercice du pouvoir. Les Français changent dans leur rapport au pouvoir. Il faut en tenir compte. C'est pourquoi j'ai parlé d'un président citoyen.

Libération : Jacques Delors avait expliqué son renoncement par l'impossibilité de transformer une éventuelle victoire présidentielle en majorité parlementaire. Qu'est-ce qui vous fait penser que vous y réussirez ?

Lionel Jospin : Contrairement à Jacques Delors, je suis candidat ! Et je le suis parce que je pense que cette dynamique est possible, voire, en cas de victoire, probable.

Libération : Si vous êtes élu, vous dissoudrez immédiatement l'Assemblée ou vous couplerez la dissolution à un référendum sur le quinquennat ?

Lionel Jospin : Ce sont deux choses différentes. En tout état de cause, je dissoudrai sans délai car il est difficile d'imaginer que la majorité actuelle – dont on ne sait plus si elle existe toujours tant elle est déchirée entre Balladur et Chirac – reste à l'Assemblée nationale après mon éventuelle élection.

Libération : Et si vous vous retrouvez à l'Élysée avec une nouvelle majorité de droite au Palais Bourbon ?

Lionel Jospin : C'est une hypothèse très peu probable. Quand les Français élisent un président de la République, ils lui donnent ensuite une majorité parlementaire.

Libération : Vous souhaitez un changement du mode de scrutin législatif. Quand cette réforme pourrait-elle intervenir ?

Lionel Jospin : En aucun cas avant la dissolution. Cette réflexion devra être conduite par la suite. Je n'exclus pas qu'elle puisse provoquer un certain consensus au sein des forces politiques. On pourrait s'inspirer du système mixte des élections municipales. Si on veut, par exemple, faire plus de place aux femmes dans la vie publique, si on souhaite que certaines forces minoritaires soient représentées, il faudra bien aller dans ce sens.

Libération : Jacques Chirac affirme que le clivage droite-gauche est aujourd'hui entre parenthèses. Sa situation dans les sondages ne tend-elle pas à lui donner raison ?

Lionel Jospin : Jacques Chirac a compris qu'Édouard Balladur, son concurrent, incarnant le conservatisme. Il a cherché un autre espace. Comme il ne manque pas d'aplomb, il a mâtiné son discours de thèmes de gauche pour se différencier de son « ami de trente ans ». Mais Chirac n'en reste pas moins de droite. Sa politique gouvernementale de 1986 à 1988, sa politique en tant que maire de Paris, sa solidarité constante avec le gouvernement Balladur et la réalité de son programme le démontrent. Quand je vois Chirac déguisé en partisan de la République sociale, je pense à cette bien curieuse mère-grand qui attendait le chaperon rouge. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'électeurs de gauche qui aient envie de se faire croquer.

Libération : Le socialisme fait-il parti du passé ? Le mot est curieusement absent de votre projet.

Lionel Jospin : La crédibilité du mot socialisme a été entamée par l'effondrement du communisme. Mais les valeurs de gauche n'en restent pas moins très présentes dans la société française. J'en veux pour preuve que ni Balladur ni Chirac ne se revendiquent comme de droite dans cette campagne. Pourquoi ne disent-ils jamais : « Nous défendons des valeurs de droite » ? Le rapport de force actuellement favorable à la droite est plus politique qu'idéologique ou culturel. Ce paradoxe peut être porteur d'avenir.

Libération : Qualifiez-vous votre programme de social-démocrate ?

Lionel Jospin : Oui, dans la mesure où j'essaie de concilier un certain réalisme économique – il ne sert à rien d'annoncer des choses qu'on ne fera pas – et des perspectives novatrices, comme les 37 heures, les grands programmes de création d'emplois, la volonté d'augmenter la part des salaires dans le revenu national… J'intègre aussi de nouvelles exigences touchant l'écologie ou les problèmes de société.

Libération : Ne restez-vous pas dans une certaine orthodoxie économique à cause de votre engagement en faveur de l'Europe de Maastricht ?

Lionel Jospin : Il me semble que poser la question ainsi, c'est faire une lecture inexacte de mes propositions. Le traité de Maastricht a été ratifié par les Français. Je ne vais pas rediscuter maintenant les critères de convergence pour le passage à la monnaie unique. Tenons-nous prêts à ce passage dès qu'il sera possible sans que cela nous conduise à des politiques absurdement déflationnistes. Mais, vous le savez bien, je ne suis pas particulièrement « orthodoxe ».

Libération : Il me semble que poser la question ainsi, c'est faire une lecture inexacte de mes propositions. Le traité de Maastricht a été ratifié par les Français. Je ne vais pas rediscuter maintenant les critères de convergence pour le passage à la monnaie unique. Tenons-nous prêts à ce passage dès qu'il sera possible sans que cela nous conduise à des politiques absurdement déflationnistes. Mais, vous le savez bien, je ne suis pas particulièrement « orthodoxe ». On peut être pour la monnaie unique dans le but de faire naître un nouvel ordre monétaire mondial, bien nécessaire aujourd'hui. On peut être pour la réduction des déficits publics – tout simplement parce que l'État doit donner l'exemple et ne pas dépenser plus que ce qu'il a – et proposer par ailleurs un changement de politique. L'imagination économique ne me paraît pas contradictoire avec le sens des responsabilités. Quant à l'Europe, je suis convaincu qu'elle ne retrouvera l'adhésion de ses peuples que si elle sert la croissance et l'emploi.

Elle doit rester fidèle à son modèle : efficacité économique et justice sociale.

Libération : Sur l'Europe, qu'est-ce qui vous différencie, en fait, de Jacques Chirac ?

Lionel Jospin : La constance et la force de l'engagement, d'abord. Je suis profondément européen par conviction, et non par opportunisme. Jacques Chirac change souvent : ne s'est-il pas opposé, hier, à l'adhésion de l'Espagne et du Portugal ? Il y a peu encore, il proposait un référendum pour le passage à la monnaie unique ! Son ralliement circonstanciel à l'Europe doit beaucoup à la tactique et à la nécessité pour lui de rallier les centristes. Personne ne sait quelles seront ses positions demain.

Libération : Les 37 heures sans diminution des salaires, que vous préconisez, créeront-elles vraiment des emplois ?

Lionel Jospin : Il est clair que pour créer massivement des emplois, il faudra aller plus loin que les 37 heures. L'État encouragera les partenaires sociaux à le faire. La réduction du temps de travail, c'est à la fois une méthode dans la lutte pour l'emploi et une évolution sociale nécessaire. 37 heures sans diminution de salaire, c'est un repère et une étape. Mais il faut évidemment mettre résolument en œuvre toutes les mesures capables de résorber le chômage : la consolidation de la croissance à partir d'une augmentation maîtrisée des salaires, la diminution des charges sur les bas salaires, les programmations volontaristes de création d'emplois dans les domaines que j'ai indiqués. Il n'existe pas d'exemple historique montrant qu'un chômage massif comme celui d'aujourd'hui puisse être résorbé sans intervention décidée de l'État.

Libération : Est-ce réaliste de promettre qu'en deux ans, si vous étiez élu, il n'y aurait plus de SDF ?

Lionel Jospin : Que des gens soient sans abri est simplement intolérable. Face à cela, le réalisme consiste à se donner les moyens d'agir. L'État doit le faire, en collaboration avec les collectivités locales. Redonner un logement à ceux qui n'en ont plus, c'est leur redonner la dignité à laquelle ils ont droit, et la possibilité de sortir de l'exclusion.

Libération : Vous vous êtes prononcé contre la poursuite des privatisations. Concrètement, cela signifie que vous êtes contre la privatisation de Renault qui est pourtant souhaitée par son PDG, ancien directeur de cabinet d'un Premier ministre socialiste ?

Lionel Jospin : Je croix qu'il faut se garder de tout dogmatisme… dans les deux sens. A-t-on oublié que, sans les nationalisations, des pans entiers de notre industrie se seraient effondrés, faute de capitaux ? Que seraient devenues Usinor ou Pechiney ? Pourquoi a-t-on pu les revendre, si ce n'est parce que l'État les avait rendues rentables ? A-t-on oublié, d'un autre côté, les diatribes de Raymond Barre – ce n'est pas un socialiste – contre les conditions des privatisations Chirac-Balladur ? Va-t-on livrer notre réseau de communications aux Américains, comme ils le demandent, en privatisant France Télécom ? C'est notre identité même qui se joue là. Cela dit, dans certains cas, pour des raisons de politique industrielle liées à l'intérêt de la France, telle ou telle entreprise public doit pouvoir vendre des actifs à des entreprises privées ou acheter des actifs privés. Il faut que tout cela puisse respirer.

Libération : Vos propositions en matière d'écologie n'ont guère séduit les écologistes. C'est, selon vous, parce que vous marchez trop sur leur plates-bandes ?

Lionel Jospin : La gauche moderne sera nécessairement aussi écologiste. La question de savoir non seulement dans quel environnement nous voulons vivre, mais quel monde nous allons laisser après nous, constitue une nouvelle responsabilité politique. Tel est mon état d'esprit. Il ne faut pas avoir là-dessus une vision électoraliste ou politicienne.

Libération : Croyez-vous sincèrement que vous avez une chance aujourd'hui d'emporter la présidentielle ?

Lionel Jospin : Oui.