Article de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, dans "Le Monde" du 8 juillet 1995, sur le projet de réforme de la Constitution de 1958 élargissant le champ du référendum et instaurant la session unique du Parlement, intitulé "Deux nouveaux espaces pour la démocratie".

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Texte intégral

Toute Constitution, fruit d'abord de l'Histoire, est ressentie comme perfectible : chacun songe à la rapprocher du modèle idéal qui a sa préférence. Ces réflexions, parfaitement légitimes au demeurant, ne doivent être accueillies qu'avec circonspection au moment de la décision car l'essentiel, pour une Constitution, c'est sa capacité à engendrer un système politique stable, suscitant l'adhésion du peuple, adapté à son génie, apte à traduire ses revirements politiques sans que le cadre dans lequel ils s'expriment soit remis en cause. Qui oserait nier que la Constitution du 4 octobre 1958 a, bien mieux qu'aucune de ses devancières, atteint ces objectifs ? Et elle l'a fait au prix d'une indifférence admirable à l'égard des distinctions théoriques ; le peuple peut s'y exprimer par référendum ou par ses représentants ; le régime est parlementaire, mais le président de la République en est la clé de voûte ; le chef de l'État ne dispose pas du pouvoir exécutif, il a pourtant en main les instruments essentiels pour garantir le salut du pays. Au fond, les imperfections des Constitutions en font souvent l'efficacité, car elles y introduisent la souplesse ; les interprétations auxquelles elles donnent lieu peuvent même, à l'occasion, améliorer le texte initial en l'enrichissant de solutions auxquelles on n'avait pas songé à l'origine. Garde des sceaux, je n'approche qu'avec respect notre Loi fondamentale. Le gouvernement n'a nullement l'intention d'en bouleverser les équilibres en distribuant différemment les pouvoirs entre les institutions.

Cependant, la Constitution, pour rester vivante, doit s'adapter aux besoins de chaque époque. Or, visiblement, dans la situation actuelle, la volonté des citoyens n'est pas suffisamment prise en compte. Certes, les électeurs peuvent – et ils l'ont prouvé à plusieurs reprises – changer la majorité exerçant le pouvoir. Mais le sentiment s'est progressivement imposé que ces changements de personnel politique restent sans grand effet sur certains sujets fondamentaux, comme si l'influence des techniciens, la lourdeur des procédures, l'inertie des institutions, constituaient autant d'obstacles infranchissables dressés entre la volonté populaire et le changement auquel elle aspire.

Redonner au peuple la parole, rendre à sa volonté toute son efficacité : c'est ce à quoi le président de la République s'est engagé pendant sa campagne, c'est à quoi tendent et tendront différentes réformes dont la révision constitutionnelle est la plus éminente. Pour y parvenir, deux modifications de la Constitution sont envisagées, ambitieuses par leur objectif mais limitées dans leur champ car elles veulent en respecter l'équilibre.

Le peuple, selon l'article 3 de la Constitution, exerce la souveraineté par deux voies : par ses représentants et par la voie du référendum. Elles doivent être améliorées, sans bouleverser la répartition des pouvoirs, sans compliquer la mécanique institutionnelle, par des mesures simples et faciles à comprendre.

Pour la représentation nationale, il s'agit d'accroitre sensiblement la durée de la période pendant laquelle le Parlement est en session. Il siègera désormais neuf mois sur douze, ce qui permettra une meilleure répartition des travaux législatifs et un contrôle quasi continu du gouvernement par les Assemblées. Cette réforme sera suffisamment efficace pour qu'il ne convienne pas d'y ajouter une remise en cause des règles strictes qui régissent, depuis 1958, les relations du Parlement et du gouvernement, règles qui ont permis à notre pays d'échapper au désordre politique qui caractérisait la IVe République.

En ce qui concerne l'expression directe des citoyens par la voie du référendum, la réforme se propose d'augmenter la variété des questions qui peuvent être posées. Aujourd'hui, elles ne peuvent porter que sur l'organisation des pouvoirs publics ou la ratification de traités internationaux. Or il est devenu indispensable que les citoyens puissent s'exprimer eux-mêmes sur les sujets les plus importants, ceux qui les concernent directement : les grandes orientations de la politique économique et sociale, l'organisation et le fonctionnement des services publics.

Cette extension du champ du référendum ne change rien à la procédure elle-même ni aux rôles respectifs des pouvoirs. Elle n'a nul besoin de s'accompagner d'une intervention du Conseil constitutionnel ou du Parlement, comme on l'a parfois suggéré. L'avis préalable du Conseil constitutionnel modifierait l'équilibre des pouvoirs. La lourdeur de la procédure de révision est connue, ainsi que la difficulté d'aboutir puisqu'une seule des deux Assemblées peut la bloquer (selon les termes de l'article 89). C'est pourquoi la commission de révision de la Constitution, présidée par le doyen Vedel, avait proposé en 1993, en contrepartie de l'intervention du Conseil constitutionnel dans la procédure référendaire, une modification de l'article 89 mettant fin au pouvoir de blocage de l'une des Assemblées en cas de révision. Le gouvernement, qui considère que la constitution ne doit pas être modifiée trop facilement, n'a pas souhaité s'engager dans cette voie.

Quant à l'idée de faire examiner le texte des projets de loi référendaire par le Parlement avant la consultation populaire, elle ferait courir le risque de divergences entre la volonté des citoyens et celle des représentants, tout en venant compliquer notablement la procédure.

De même, le gouvernement n'a pas voulu que l'extension du champ du référendum affecte l'un des édifices les plus innovants de la Ve République : le système de protection des libertés qui résulte du jeu complexe de la Constitution, qui les énumère et les garantit, du Parlement, qui élabore au cours d'une procédure longue et transparente les lois qui les régissent, et du Conseil constitutionnel, qui censure les lois qui viendraient à les affaiblir. Les questions touchant aux libertés, qui englobent le droit pénal – la peine de mort par exemple – resteront exclues du champ de référendum, ce qui explique sa restriction aux questions économiques et sociales.

Le général de Gaulle, qui, affronté à l'ensemble de la classe politique, gagna le référendum de 1962 mais perdit celui de 1969, s'étonnerait sans doute que l'on puisse penser que cette réforme débouche sur un renforcement des pouvoirs du président de la République. Le procès d'intention me parait doublement absurde. D'une part, la pratique du référendum sera sans doute revivifiée, mais elle restera évidemment exceptionnelle. D'autre part, selon une procédure inchangée, le président de la République ne peut l'organiser que dans deux cas, soit sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions, c'est-à-dire à un moment où l'Assemblée nationale peut le renverser, soit sur proposition conjointe de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ainsi serait-il impossible au président d'organiser un référendum contre l'avis du gouvernement et de sa majorité pendant une période de cohabitation.

Plus de participation des citoyens aux grandes décisions, plus de moyens de contrôle pour les députés et les sénateurs. Tels étaient les objectifs du président de la République ; telle est la portée limitée mais certaine du projet proposé par le gouvernement.