Interview de M. Henri Emmanuelli, premier secrétaire du PS, à France 2 le 21 mai 1995, sur le bilan de l'élection présidentielle 1995, le score de M. Jospin et la direction du PS, et sur la préparation des élections municipales.

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Média : Emission L'heure de vérité - France 2

Texte intégral

M. de Virieu : Bonjour.

Bonjour, monsieur le Premier secrétaire du Parti Socialiste et bienvenue à « L'heure de Vérité » qui fête aujourd'hui son 13e anniversaire.

Notre premier invité était monsieur Jacques Delors qui pourrait être aujourd'hui, s'il l'avait voulu, Président de la République. Peut-être ! Et monsieur Delors était interrogé ce jour-là – c'était le 20 mai 1982 – par un journaliste qui, lui, est devenu ministre la semaine dernière. C'est notre ex-confrère, Philippe Vasseur, ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation.

C'était il y a 13 ans la première « Heure de Vérité ». À l'époque, vous étiez, vous, monsieur Emmanuelli, Secrétaire d'État chargé des Départements et Territoires d'Outre-Mer, si ma mémoire ne me trahit pas, juste avant d'aller au Budget en 83.

M. Emmanuelli : Excellent souvenir.

M. de Virieu : Voilà ! Aujourd'hui, c'est monsieur Chirac qui est Président de la République. C'est monsieur Juppé, un autre RPR, qui est Premier ministre. Et c'est la coalition RPR-UDF qui détient la Majorité, une large Majorité au Parlement. Et c'est vous, monsieur Emmanuelli, qui êtes le Chef du principal Parti de l'Opposition, le PS. Je devrais dire : « l'un des deux chefs dans la mesure où le candidat de votre Parti, monsieur Jospin, a fait une performance remarquable à l'élection présidentielle ». On en reparlera.

Qu'allez-vous faire de monsieur Jospin qui ne compte pas que des amis au Parti Socialiste et dont la ligne politique n'est pas la même que la vôtre, pas la même que celle du Congrès de Liévin ? Comment voyez-vous l'avenir de la Gauche ? Comment préparez-vous son retour au Pouvoir ? Le préparez-vous ?

Ce sont les questions que vous posera Fabien Roland-Levy, Rédacteur en Chef adjoint du Parisien. Après que Alain Duhamel vous ait interrogé sur monsieur Chirac et le nouveau Gouvernement.

Vous avez été Président de l'Assemblée Nationale, je le rappelle, et vous êtes donc particulièrement bien placé pour juger la portée exacte du programme de revalorisation du rôle du Parlement annoncée hier par monsieur Chirac devant le Conseil des ministres.

Enfin nous terminerons l'émission avec Albert du Roy en parlant des autres questions d'actualité et de Clermont-Ferrand. Pourquoi Clermont-Ferrand ? Nous avons reçu cette semaine une protestation de monsieur Roger Quillot après les propos tenus, ici, la semaine dernière, par monsieur Giscard d'Estaing qui sera, chacun le sait, son challenger à l'élection municipale du 11 juin.

On commence tout de suite avec Alain Duhamel pour un quart d'heure.

M. Duhamel : Bonjour, monsieur Emmanuelli.

M. Emmanuelli : Bonjour. Formidable quart d'heure. Je vous dirai cela après.

M. Duhamel : Je n'en doute pas un instant.

François-Henri vous a dit que j'allais vous interroger sur la nouvelle équipe et la nouvelle donne politique. C'est effectivement ce que je vais faire. Mais auparavant je voudrais vous poser une question à propos de François Mitterrand. Il a quitté ses fonctions la semaine dernière. Vous avez, comme Premier Secrétaire du Parti Socialiste, organisé une fête en son honneur, rue de Solferino. Je voudrais savoir un petit peu ce qu'était les sentiments que vous éprouviez ? Et comment au fond, en substance, regardez-vous son empreinte après 14 ans à la tête de la France ?

M. Emmanuelli : Je trouve que cela a été un moment d'émotion assez forte. François Mitterrand a souhaité venir saluer les Socialistes puisqu'il était parti de là, voilà 14 ans. Il a fait le même itinéraire à l'envers. Et, moi, ce que j'ai remarqué, ce que j'ai éprouvé, c'est beaucoup d'émotion. Émotion liée d'abord aux circonstances et puis peut-être aussi au fait que nous étions les témoins de quelque chose qui est rare, qui est de voir entrer in vivo, pour de vrai, quelqu'un dans l'Histoire. Je crois que ce sont des moments rares et que la plupart de ceux et celles qui étaient là ont eu ce sentiment.

En même temps quand on dit cela, on a l'air de rejeter hors de la vie publique, de la réalité, un homme, ce qui n'est pas le cas. Mais je pensais ce que j'ai dit. François Mitterrand, en toute hypothèse, a transformé sa vie en destin et les historiens jugeront.

Quant à mon sentiment personnel, je crois qu'il a fait du mieux qu'il pouvait. Il y a eu de grandes réformes de faites. Il y a eu aussi des choses qui n'ont pas été faites et toutes les espérances, comme je l'ai dit devant lui, n'y ont pas trouvé leur compte, mais je pense qu'il y a fait beaucoup. J'ai cité la suppression de la peine de mort, les tribunaux d'exception. On oublie que, en 1980, il y avait encore dans ce pays des tribunaux d'exception. J'ai cité la décentralisation dont les effets n'ont pas fini de développer leurs effets.

Vendredi, j'inaugurais deux lycées, dans mon département, superbes, qui étaient financés par la Région, pas par le Département. Mais justement je mettais le doigt là-dessus. J'ai dit : « Vous voyez, les effets de la décentralisation. » Enfin il y en aurait d'autres !

M. Duhamel : Venons-en maintenant à la nouvelle équipe au Pouvoir.

M. Emmanuelli : Un mot peut-être là-dessus encore si vous permettez, monsieur Duhamel.

M. Duhamel : Je vous permets.

M. Emmanuelli : J'ai dit à François Mitterrand ce que je pense. Il a ajouté son nom au patrimoine de la Gauche. Nous avions l'habitude d'un certain nombre de noms : Blum, d'autres, Mendes-France, d'autres moins connus aujourd'hui. Il y a ajouté le sien, ça, c'est un fait.

M. Duhamel : Il y a une nouvelle équipe au Pouvoir et c'est Alain Juppé qui a été nommé Premier ministre par Jacques Chirac. Alain Juppé a exactement votre âge. C'est un Landais.

M. Emmanuelli : C'est un Landais de souche, lui.

M. Duhamel : Votre ascension politique a été assez parallèle. Il a été au Budget comme vous y avez été, vous-même. Comment, dans le personnel politique, je ne vous demande pas de juger le Premier ministre, ce serait ridicule, il arrive, mais on revanche dans le personnel politique vous avez pu le juger depuis une dizaine d'années, j'aimerais avoir votre sentiment sur ce sujet ?

M. Emmanuelli : Tout ce que je peux, c'est que nous n'avons pas tout à fait les mêmes convictions, mais je vous étonnerai pas.

M. Duhamel : Pas complètement, en tout cas.

M. Emmanuelli : Quant à juger un homme, vous savez, je suis de plus en plus surpris, lorsque je rencontre des gens qui ont la capacité de porter des jugements définitifs sur les hommes. Moi, plus je vieillis et plus j'ai de l'expérience de la vie, moins je me sens capable de juger.

M. Duhamel : Vous avez bien une certaine idée d'Alain Juppé ?

M. Emmanuelli : Je pense que c'est un homme compétent, c'est un homme dynamique. Pour le reste, on verra !

M. Duhamel : Vous avez vu la composition de son Gouvernement. Je ne vais pas vous faire juger de l'action du Gouvernement, mais vous avez le droit en revanche d'avoir un regard sur ce Gouvernement…

M. Emmanuelli : … J'ai un regard.

M. Duhamel : Ce qui vous a frappé, vous. Ce qui vous a plu et ce qui vous a déplu.

M. Emmanuelli : On nous avait annoncé un Gouvernement resserré, je le trouve tout de même relativement nombreux et je me dis qu'effectivement ils vont être serrés, mais autour de la table. Pour le reste, je vois plusieurs cercles. Le cercle rapproché de l'Hôtel de Ville, puis je dirais : « il y a le cercle francilien », tout cela constituant un petit peu le cercle intérieur de ce Gouvernement, et puis après il y a les alliés. Puis il y a un certain nombre de femmes, ce dont je me réjouis. J'espère simplement qu'elles auront des responsabilités effectives.

M. Duhamel : Vous n'auriez pas aimé que ce soit sous la Gauche qu'il y ait autant de femmes au Gouvernement ?

M. Emmanuelli : Oui, j'aurais aimé. Mais enfin il y a eu des femmes de qualité sous la Gauche. La vie est un lent progrès. Cela prouve en tout cas que monsieur Chirac a changé d'avis sur les femmes. L'époque est passée où il nous donnait en exemple la Corrézienne dans sa cuisine.

M. Duhamel : Avez-vous été rassuré sur la composition, je ne dis pas les orientations, ce serait trop tôt, mais sur la composition européenne du Gouvernement ? Lorsque vous avez vu que c'était Hervé de Charette qui était au Quai d'Orsay, que c'était Charles Millon qui était à la Défense et même que c'était Michel Barnier qui était chargé des Affaires européennes, vous êtes-vous dit : « Au moins là-dessus… » parce que vous êtes assez Européen ?

M. Emmanuelli : Je ne dis rien. Je pense qu'il faut juger vraiment les hommes politiques, les gens en général d'ailleurs, les hommes politiques encore plus que les autres, à leurs actes. Nous verrons ce qu'ils proposent mais nous verrons surtout ce qu'ils feront. Parce que, pour l'instant, nous avons observé tellement de contradictions au niveau des annonces, en particulier sur l'Europe : référendum, pas référendum ; assurances données à monsieur Kohl. Nous verrons ce qui se passe. Je reconnais d'ailleurs que ce n'est pas un sujet facile et nous aurons peut-être l'occasion d'en reparler au cours de l'émission.

Vous me demandez si je suis rassuré ou pas ? Pour l'instant, j'attends de voir.

M. Duhamel : Il y a une chose qui, en tout cas, s'est produite, celle-là. C'est que Jacques Chirac a choisi d'aller rencontrer Helmut Kohl et qu'ils se sont vus à Strasbourg et qu'il y a eu des propos publics qui ont été échangés avec des objectifs. Vous êtes-vous dit que cela correspondait au fond à ce que vous espériez ou pas ?

M. Emmanuelli : Je pense que s'il ne l'avait pas fait, cela aurait été de l'irresponsabilité. Les relations franco-allemandes ont été, au cours des dernières années, – depuis longtemps d'ailleurs –, le moteur de la construction européenne et Jacques Chirac n'échappe pas à la contrainte de cette dynamique ou alors ce serait un bouleversement considérable et le temps de prendre la responsabilité. Il y aura beaucoup de choses d'ailleurs où il sera obligé de passer sous la contrainte des faits.

M. Duhamel : Il y a une question que j'avais posée à Lionel Jospin au moment du débat qui l'opposait à Jacques Chirac justement et qui était : « Si vous étiez élu, quel serait le message que vous souhaiteriez faire passer au Sommet européen, au Conseil européen de Cannes qui est le mois prochain et qui va être le premier grand acte international du nouveau Président ? ». Vous, que souhaiteriez-vous entendre la France, Jacques Chirac, dire à ce moment-là ?

M. Emmanuelli : Je crois qu'il est urgent, il est temps de rappeler à ceux qui font l'Europe que l'objectif principal de l'Europe, c'est de répondre à l'attente des peuples européens et non pas de sacrifier à un mythe qui serait la construction politique européenne pour elle-même. Et qu'attendent ces peuples de l'Europe ? Ils attendent au pire la garantie de leur prospérité actuelle, au mieux davantage de prospérité. Ils attendent des assurances sur leur bien-être social, sur leur sécurité et ils attendent incontestablement des efforts considérables en matière de démocratisation de l'Europe.

Parce que nous devons tous avoir présent à l'esprit que si l'Europe ne répond pas à l'attente des peuples, la construction politique européenne connaîtra de graves difficultés. Et, aujourd'hui, il y a tout un certain nombre de sujets sur lesquels il y a des interrogations fortes, voire des inquiétudes. Beaucoup de femmes et d'hommes en France mais, je le sais aussi, dans des pays voisins, y compris en Allemagne, s'interrogent : « L'Europe est-elle toujours synonyme de davantage de prospérité ? L'Europe est-elle toujours synonyme de garantie d'un certain bien-être social ? ». À ces interrogations, il faut répondre vite.

M. Duhamel : Il y a un autre point important qui a été mis en avant dans le message qui a été lu devant l'Assemblée Nationale et devant le Sénat, vendredi, dans un cas par Philippe Séguin, dans l'autre par René Monory, comme le veut la Constitution, c'est : un certain nombre de modifications, soit constitutionnelles, soit de pratique.

Vous avez été Président de l'Assemblée…

M. Emmanuelli : … Peu de temps, mais…

M. Duhamel : … Vous l'avez été ?

M. Emmanuelli : Oui, je l'ai été.

M. Duhamel : De toute façon, François-Henri l'a dit, donc c'est vrai.

M. de Virieu : Vous êtes même venu ici au moment où vous étiez Président de l'Assemblée Nationale.

M. Emmanuelli : Tout ce que vous dites est vrai.

M. Duhamel : C'est ce que je voulais dire.

Une des propositions qui va théoriquement être mise en œuvre concerne l'instauration d'une session parlementaire unique de neuf mois au lieu des deux sessions qui, en gros, faisaient trois mois chacune. Donc cela veut dire plus de continuité et plus de durée. Est-ce, à vos yeux, un progrès ou pas ?

M. Emmanuelli : C'est un progrès. Mon prédécesseur, Laurent Fabius, avait d'ailleurs lui-même fortement insisté sur la nécessité d'instaurer cette réforme. Cela dit, moi, je pense que cela ne résoudra pas sur le fond les problèmes.

On parle, par exemple, de la fréquentation. Je voudrais être sûr qu'une session unique va améliorer la fréquentation de l'Assemblée Nationale par les députés. Les mêmes qui sont toujours chargés de contraintes sur le terrain. Mais ce n'est pas le fond de la question, le fond de la question, – je considère que c'est un progrès, qu'on me comprenne bien –, le fond du problème n'est pas là, le fond du problème, c'est de donner à l'Assemblée Nationale, à la Conférence des Présidents, une certaine maîtrise de l'ordre du jour.

Tant que l'Assemblée n'aura pas une maîtrise partielle, – je dis bien « partielle », je ne suis pas pour revenir à la IVe République et à la maîtrise de l'Ordre du Jour par les Assemblées, parce qu'on a vu ce que ça donnait, il ne faut pas y revenir – mais, par exemple, au moins une journée, de temps à autre, où l'Assemblée déciderait elle-même quel est son Ordre du Jour, ne serait-ce que pour inscrire des propositions d'origine parlementaire. Tant qu'on n'aura pas touché à cela, on aura touché à peu de choses.

La deuxième chose, c'est l'utilisation qu'on fait de la dissuasion nucléaire…

M. Duhamel : … Vous faites allusion au 49-3, etc.

M. Emmanuelli : 49,3. Voilà.

M. Duhamel : Il y a un autre point…

M. Emmanuelli : … Je pense, qu'il faut que le nouveau Président de la République qui connaît parfaitement le fonctionnement de l'Assemblée se penche sur ces questions-là. Et monsieur Séguin ne peut pas ignorer que le fond du problème est là.

M. Duhamel : Il y a un autre point sur lequel Jacques Chirac a insisté dans son message, c'est un meilleur contrôle des dépenses publiques par les Assemblées. Là-dessus, y a-t-il quelque chose de concret qui vous paraît réalisable et qui constituerait à vos yeux une amélioration ?

M. Emmanuelli : C'est un vieux serpent de mer. Dépenser moins et dépenser mieux.

M. Duhamel : Ce serpent a-t-il une chance d'apparaître cette fois-ci ?

M. Emmanuelli : Les serpents de mer ont-ils une chance d'émerger un jour ? Je ne sais pas, ils tueraient la légende. Voyez le Lock Ness ! Donc je ne suis pas certain que ça se produise. Mais on parlera peut-être dans un instant de l'état des Finances publiques françaises qui sont dans un état catastrophique…

M. Duhamel : … Dans un instant, vous en parlerez avec Albert du Roy.

M. Emmanuelli : Oui, et de cela je parlerai longuement. Moi, ce que je constate, c'est que monsieur Chirac a fait beaucoup de promesses, qu'il va falloir les financer et que, en même temps, il a promis qu'il allait baisser les impôts. Tout cela va être très difficile à mettre en équation. Il faudra tout le talent de monsieur Juppé pour arriver à naviguer entre ces contradictions.

M. Duhamel : Mais vous, Henri Emmanuelli, croyez-vous ou ne croyez-vous pas à la possibilité d'un meilleur contrôle par le Parlement des dépenses publiques ? Pensez-vous que c'est quelque chose qui peut se faire ou pas ?

M. Emmanuelli : Ah oui, ça oui.

M. Duhamel : Ça peut se faire ?

M. Emmanuelli : Mais oui, ça peut se faire.

M. Duhamel : Et vous croyez que ça va se faire ?

M. Emmanuelli : Oui, ça peut se faire. J'ai été Président à la Commission des Finances peu de temps, oui, ça peut se faire. Mais jusqu'à maintenant on s'est tout de même heurté à beaucoup de difficultés. Alors il faudrait des changements de comportement pratiques. On les jugera dans le temps.

M. Duhamel : Dernière question, c'est d'ailleurs logique, l'extension du champ du référendum qui est aussi une des propositions qui a été avancée vendredi ?

M. Emmanuelli : Oui, elle avait été déjà avancée par le prédécesseur de monsieur Chirac…

M. Duhamel : … Oui, mais là, apparemment, cela va être fait tout de même.

M. Emmanuelli : Et refusée par la Droite au Sénat.

M. Duhamel : Mais cela va être fait, là, apparemment. Êtes-vous pour ou contre ?

M. Emmanuelli : Je suis plutôt « pour ». En revanche si on me dit que l'on va trancher le problème de l'Éducation Nationale par référendum, je suis très Inquiet. Parce que, oui ou non, sur un sujet aussi complexe, attention le référendum, c'est bien, mais trop de référendums, cela rappelle Napoléon III, cela ne rappelle pas la démocratie directe.

M. Duhamel : Merci.

M. de Virieu : Monsieur Bayrou était aussi très inquiet. Mais depuis, apparemment, il a changé d'avis, il accepte le principe du référendum sur l'Éducation Nationale.

M. Emmanuelli : Je dirais qu'il a relégué son inquiétude au second plan par rapport à d'autres considérations.

M. de Virieu : Voilà.

On enchaîne avec Fabien Roland-Levy.

M. Roland-Levy : En ce moment on ne sait plus exactement qui est qui et qui fait quoi dans la maison socialiste. Je voudrais savoir qui nous avons aujourd'hui en face de nous : le chef de l'opposition…

M. Emmanuelli : Henri Emmanuelli.

M. Roland-Levy : Oui. Qui est Henri Emmanuelli ? Le chef de l'Opposition ? Un Premier Secrétaire en sursis ou bien un lieutenant de Lionel Jospin ?

M. Emmanuelli : Tout à l'heure, j'ai entendu employer l'expression « chef » par François-Henri de Virieu. Je récuse cette appellation de « chef », « serviteur », « premier serviteur ». Laissons cela à d'autres mouvements, au SNIT, bref…, mais pas au Parti Socialiste.

Le Premier Secrétaire du Parti Socialiste n'est pas un chef. Il a une responsabilité qui lui est démocratiquement confiée par les militants à l'occasion d'un Congrès, il l'exerce plus ou moins bien… cela, on le verra ensuite ! J'exerce cette fonction.

Vous me demandez : « en sursis » … Bon. Je ne connais pas d'hommes politiques qui ne soient pas en sursis ! Pour le reste, après c'est une question d'élégance.

M. Roland-Levy : Bien. Admettons que Lionel Jospin refuse le fauteuil de Premier Secrétaire que vous lui avez proposé, à ce moment-là essayez-vous de rester dans ce poste de Premier Secrétaire ?

M. Emmanuelli : Moi, ce que je souhaiterais si c'est possible, – et je répondrai à votre question –, c'est qu'on aborde la question différemment : le Parti Socialiste n'est pas une fin en soi. Le Parti Socialiste est un outil. C'est un outil au service d'un certain nombre de valeurs, valeurs républicaines auxquelles nous ajoutons la justice sociale, et puis aussi au service d'une vision globale, un compromis entre l'efficacité économique et le bien-être social.

M. Roland-Levy : Nous avons une question là-dessus.

M. Emmanuelli : Nous avons 14 millions 300 000 personnes qui ont voté pour Lionel Jospin le 7 mai, ce qui est remarquable dans le contexte actuel, et qui ont des attentes. C'est à elles que je pense. Ce n'est pas au fait de savoir si je suis chef ou pas chef, ou qui sera chef ou qui ne sera pas chef.

Nous avons vécu, par le passé, des querelles de personnes. Je me porte garant qu'avec moi il n'y en aura pas. J'ai fait des propositions que tout le monde connaît et je n'ai pas posé le problème en termes de concurrence de chefs, et je ne le poserai pas comme cela. Je suis au service de… ; je ne suis pas là pour me servir de…

M. Roland-Levy : D'accord. Cela dit, Lionel Jospin pèse maintenant 47 % des voix. On a l'impression qu'il est à la recherche d'un rôle, d'un statut peut-être. Je voudrais savoir si, sur ce point, vous avez une idée ? Certains parlent pour lui de la direction d'une espèce de Fédération de la Gauche. Est-ce qu'une telle Fédération, aujourd'hui en France, est une structure viable ?

M. de Virieu : Une sorte d'UDF de la Gauche ?

M. Emmanuelli : Je crois que Lionel Jospin a subi le crible de cette question tous les jours. Je l'ai subie aussi d'ailleurs. On me demande ce que va faire Lionel Jospin. Je pourrais répondre : c'est à lui d'en décider. Mais, Lionel Jospin a répondu devant le Bureau Exécutif du Parti : je demande le temps de la réflexion. Laissons-lui le temps de la réflexion…

M. Roland-Levy : … c'est pour cela que ma question est un peu différente…

M. Emmanuelli : … il dira ce qu'il souhaite faire, et nous examinerons tout cela. Et, moi, j'ai bien précisé que tout serait ouvert parce que, pour nous, la tâche est immense : il faut que l'on organise l'opposition. Il faut que l'on organise notre pensée collective qui en a bien besoin. Il faut que l'on rassemble. Il faut que l'on regroupe, et il y a du travail pour tout le monde. Il y a des responsabilités à prendre par tout le monde. Mais, moi, ce qui me préoccupe, c'est l'ensemble du dispositif socialiste. Ce n'est pas la place de tel ou tel.

M. Roland-Levy : Ma question concerne l'ensemble du dispositif socialiste : est-ce qu'actuellement en France une telle Fédération, qui ressemblerait peut-être un peu à l'UDF, est quelque chose de politiquement possible ?

M. Emmanuelli : Sur la Fédération, je reviens à votre question, excusez-moi, effectivement je n'y ai pas répondu : nous avons, tous, dans la tête un précédent qui est celui de la FGBS. Je crois que c'est par automatisme que l'on revient vers ce précédent. Les conditions politiques aujourd'hui sont très différentes. Devons-nous passer par une tentative de ce genre ? Pourquoi pas ! Ou, au contraire, faut-il imaginer que le Parti Socialiste s'ouvre davantage vers l'extérieur ? Je ne sais pas ! Nous allons en parler ensemble et nous allons, je crois, le faire sans a priori.

C'est quoi notre objectif ? Ce n'est pas de nourrir des structures. Je disais tout à l'heure : de même que le Parti Socialiste est un outil et pas une fin en soi, de même si nous prenons des initiatives sur le plan du rassemblement de la Gauche, si Lionel Jospin en prend, si le Parti Socialiste en prend, nous le ferons au service d'un objectif, pas pour le plaisir de le faire.

Le premier objectif : ce sont les Municipales dans quelques jours, n'est-­ce pas monsieur de Virieu ?

M. de Virieu : Je ne sais pas à quoi vous faites allusion ?

M. Emmanuelli : À rien. À Limoges, on en reparlera tout à l'heure, c'est tout, nous allons aussi essayer de structurer ce dispositif socialiste pour gagner les élections législatives de 1998.

Vous savez, monsieur Roland-Levy, on est dans l'Opposition, on a un peu de temps devant nous et la liberté de la réflexion. Nous avons beaucoup à faire sur ce plan-là…

M. Roland-Levy : Cela dit, vous avez parlé des Municipales…

M. Emmanuelli : … parce que j'ai entendu dire tout à l'heure que Lionel Jospin avait développé une ligne politique différente…

M. Roland-Levy : Écoutez, là-dessus, permettez-moi de vous interrompre…

M. Emmanuelli : J'entends parler de social-démocratie depuis plusieurs semaines…

M. Roland-Levy : Voilà. Précisément, Lionel Jospin a dit…

M. Emmanuelli : … Lionel Jospin n'a rien dit de tout cela. On le fait parler…

M. Roland-Levy : J'ai une question là-dessus, laissez-moi vous la poser.

M. Emmanuelli : Oui. Bien sûr.

M. Roland-Levy : Lionel Jospin a dit, je l'ai entendu moi-même à une antenne : je suis social-démocrate.

M. Emmanuelli : Mais moi aussi, oui.

M. Roland-Levy : Alors, pouvez-vous dire cette phrase, vous aussi ?

M. Emmanuelli : Écoutez, je la dis depuis 1983. J'ai même expliqué un jour sur ce plateau, il y a déjà 3 ans, que cela s'était fait le 23 mars 1983 un vendredi à 10 heures, le jour où les Socialistes avaient choisi de rester dans l'Europe avec toutes les contraintes que cela impliquait. C'était notre « Bad Godesberg ». Mais il n'était pas proclamé. Il était de fait.

M. Roland-Levy : Lui, il n'était pas proclamé, c'est justement…

M. Emmanuelli : Nous sommes en 1995. Cela fait 12 ans. Sur la Social-démocratie…

M. de Virieu : Il faut être clair pour que tous les gens qui nous regardent, comprennent. En 1983, le Parti Socialiste a changé de politique économique à 180° sous monsieur Delors, et cela n'a jamais été clairement annoncé à l'opinion publique française. Cela a été présenté comme le prolongement de la même politique par d'autres moyens.

M. Emmanuelli : Alors, revenons à la Social-démocratie. Vous me demandez si je suis social-démocrate : mais, bien sar. Je suis… non, je n'ose pas, parce que je vais faire peur aux Français. Parce que si je suis comme les Suédois et que je veux nationaliser les pharmacies, cela va faire très peur…

M. Roland-Levy : Il s'agit d'une Social-démocratie à la française.

M. Emmanuelli : Je suis social-démocrate… j'ai peur de faire peur aux Français parce que si on leur propose la fiscalité qui existe aujourd'hui en Norvège !

Je suis social-démocrate, mais je pense que si je demande demain la mise en place de la co-gestion, cela va terroriser le patronat français. Donc, on joue avec les mots. Et, moi, je ne suis un homme qui ne joue pas avec les mots. Ce qui m'intéresse, ce sont les contenus, ce sont les propositions. Ce ne sont pas les épithètes. Ce ne sont pas les qualifications génériques.

Et j'ai remarqué, monsieur Roland-Levy, que, dès que l'on quittait les contenus précis pour aller vers les généralités, au fur et à mesure que l'on va vers les généralités, la tactique l'emporte sur le fond.

Et je pense que nous avons mieux à faire, nous, les Socialistes, qu'une querelle de mots.

M. Roland-Levy : Vous avez évoqué les Municipales : le PS va tenter de sauver son capital électoral d'ici quelques semaines. Je voudrais savoir s'il faut, au niveau socialiste, organiser une campagne nationale et qui doit la conduire ?

M. Emmanuelli : Écoutez, cela se passe le 11 juin. Depuis le début, nous avons dit, en matière de Municipales, que notre rôle était de donner les directives stratégiques. C'est la raison pour laquelle à l'automne, comme récemment encore, nous avons rencontré les Communistes, nous avons rencontré les Radicaux, nous allons le refaire, et tous les partenaires, parce que nous avons souhaité qu'il y ait des listes de rassemblement.

Nous avons aussi adopté en Convention Nationale une Charte qui sert de base de référence à tous les élus de Gauche et les élus socialistes, en tous cas pour mener le combat municipal, mais je ne pense pas que les Municipales soient l'objet d'une campagne nationale. Cela se passe dans les communes, les villages.

M. Roland-Levy : Pourtant je crois que beaucoup de candidats ont déjà demandé à Lionel Jospin de venir les soutenir. Vous pensez qu'une dynamique…

M. Emmanuelli : … mais, bien sûr. Et il va y aller. Je le sais. Nous en avons parlé. Nous allons tous y aller. C'est pour cela que j'ai dit tout à l'heure : par ce beau dimanche où il fait soleil, quand je pense aux 15 meetings qui m'attendent à nouveau ! …

M. Roland-Levy : Vous aimez cela les meetings, quand même ? C'est votre métier.

M. Emmanuelli : Oui. Nous aimons tous cela. Un métier, ce n'est pas un métier, monsieur Roland-Levy. Mon métier : j'étais directeur de banque.

M. Roland-Levy : Vous êtes banquier, c'est vrai.

M. Emmanuelli : Je ne suis pas né député. Et je dirai même que je n'étais pas prédestiné à l'être, là où je suis né.

M. Roland-Levy : Parlons toujours d'élections : dans 3 ans au plus tard, les Législatives sont fixées. Je voudrais savoir si le P.S., seul, peut incarner la perspective d'un retour au Pouvoir. Et sinon, avec 23 % au mieux, avec quelles autres Forces peut-il espérer revenir au Pouvoir et exercer la fonction de Gouvernement ?

M. Emmanuelli : Vous avez vu la campagne, elle a été remarquable. Elle n'a pas toujours été facile d'ailleurs. Elle a mis du temps à démarrer, aussi bien au niveau du Parti que dans l'opinion. Nous avons démarré au départ sur les « noyaux » très rassemblés des militants et des fidèles, puis, au fur et à mesure, cela s'est élargi… et il y a eu, ensuite, un véritable emballement entre les deux tours.

Qu'avons-nous dit entre les deux tours ? Qu'a dit Lionel Jospin ? Qu'ont dit les responsables socialistes qui faisaient des réunions partout ? Nous voulons le rassemblement. Nous avons besoin des Communistes, parce qu'il y a une histoire dans ce pays, et ils ont été les acteurs du progrès social.

M. Roland-Levy : Vous allez gouverner avec les Communistes ?

M. Emmanuelli : Nous avons besoin des Écologistes parce qu'ils ont apporté à la pensée progressiste un enrichissement incontestable…

M. Roland-Levy : … ils pèsent 3 % au moins…

M. Emmanuelli : … et pris conscience d'un certain nombre d'urgences que nous avions négligées.

Nous avons besoin des Radicaux parce que leurs racines plongent dans l'histoire de cette République.

Nous avons besoin des Démocrates qui veulent nous rejoindre. Oui, nous sommes dans une stratégie de rassemblement de la Gauche. Et vous avez vu que cela a fait presque 48 %. Je pense qu'aux Municipales, dans beaucoup de villes, cela fera plus de 50 %. D'ailleurs Lionel Jospin a fait plus de 50 % dans plus de 140 villes. Je pense qu'aux Législatives, cela fera la majorité. En tous cas, nous allons travailler à cela. Mais il faut être modeste parce que nous avons beaucoup de choses à faire et, en particulier, sur le plan de nos propositions, nous avons à affiner beaucoup de nos propositions.

M. Roland-Levy : Des milliers de jeunes ont assisté aux meetings de Lionel Jospin, comment allez-vous faire pour que ces jeunes acceptent de venir travailler avec les Socialistes ? Que pourriez-vous leur dire ? Répondez-leur à eux plutôt qu'à moi, parce que je pense qu'il y en a certains qui vous regardent ?

M. Emmanuelli : Attendez, je vais leur répondre… Mais je vous place quand même parmi les jeunes…

M. Roland-Levy : C'est très gentil.

M. de Virieu : N'essayez pas de le flatter.

M. Emmanuelli : … vous n'êtes pas parmi les ancêtres.

M. Roland-Levy : C'est très gentil, mais je ne vais pas venir militer avec vous !

M. Emmanuelli : Et pourquoi pas ? En tous cas, sachez qu'il n'y a, de ma part, aucune réticence.

M. Roland-Levy : Merci.

M. de Virieu : Alors, la réponse.

M. Emmanuelli : Nous avons réussi, je crois, dans cette campagne électorale, et Lionel Jospin a réussi à renouer le contact avec la jeunesse. Nous avons encore du travail à faire, parce que si j'en crois l'analyse de ce vote : nous n'avons pas été majoritaires chez les plus jeunes. Je crois que c'est lié d'abord au fait que nous étions au Pouvoir et que la jeunesse a une tendance naturelle à ne pas aimer le Pouvoir.

Mais nous allons reconquérir cette jeunesse et je peux vous dire qu'en ce moment, et depuis déjà quelques mois, le Mouvement des Jeunesses Socialistes est en pleine expansion.

Je ne vous citerai que mon département : l'année dernière encore, il y avait 15 adhérents, nous sommes à 180. Ils viennent. Ils ne viendront pas tous. Et je n'attends pas de la jeunesse de France qu'elle adhère au Parti Socialiste, celle qui est à Gauche, mais j'attends que nous répondions à ses inquiétudes, à ses espérances, et que nous la rencontrions pour qu'elle réfléchisse avec nous, pour être ouvert, pour aller vers les gens. Et je leur dis à ces jeunes qui ont voté pour monsieur Chirac : je ne leur en veux pas, ils ne connaissent pas la Droite, ils ne savent pas ce que c'est, mais ils vont apprendre très vite, et nous sommes là.

M. de Virieu : Merci, Fabien Roland-Levy. On enchaine tout de suite avec Albert du Roy.

M. du Roy : Bonjour, monsieur.

M. Emmanuelli : Bonjour.

M. du Roy : Qu'est-ce qui a manqué le 7 mai à Lionel Jospin pour qu'il gagne ?

M. Emmanuelli : Ah, cela, c'est une question facile…

M. du Roy : … une réponse…

M. Emmanuelli : … il lui a manqué 2 points et quelques…

M. du Roy : Et ces 2 points qui ont manqué, ils sont dus à quoi ?

M. Emmanuelli : Oui. Je comprends votre question. Je crois que nous avons un énorme travail à faire d'analyse de ce scrutin. D'ailleurs, c'est prévu.

J'ai dit aux responsables socialistes qu'à l'occasion de ces journées de réflexion que nous ferons après les Municipales : je souhaite que nous disposions d'une analyse très fine de ce qui s'est passé, non seulement pendant ces Présidentielles en termes de sociologie de vote – qui a voté pour nous, qui n'a pas voté pour nous –, mais aussi sur les motivations – pourquoi a-t-on voté pour nous, pourquoi n'a-t-on pas voté pour nous ? – et que l'on essaie de mettre cela en perspective avec les scrutins précédents, et là je serais mieux à même de répondre à votre question. Parce que je crois qu'il y a des choses très contradictoires.

M. du Roy : La dernière fois que vous êtes venu, c'était après les élections européennes avec un très mauvais score du Parti Socialiste, vous aviez remarqué que, d'après l'analyse du scrutin, dans les votes populaires, vous aviez un déficit électoral…

M. Emmanuelli : … qui était inquiétant…

M. du Roy : … est-ce que l'une des analyses, cette fois-ci, pourrait être que le vote « Jeunes » vous a fait plus défaut que d'habitude ?

M. Emmanuelli : … attendez, c'est que le premier problème n'est pas réglé. Il y a eu deux tours dans cette élection, qui ont été tous les deux bons en ce sens qu'au premier tour Lionel Jospin est arrivé en tête, ce qui a été une surprise pour tout le monde, je peux vous dire pour tout le monde… Nous attendions les résultats quelques-uns ici… je me souviens des premiers résultats, autour de la table on a dit : attendez le second… et puis le troisième… parce que l'on voulait en être sûrs. Donc, cela a été une surprise pour tout le monde.

Mais, dans la sociologie du premier tour, on a encore ce problème dans les quartiers populaires, monsieur du Roy, il n'a pas disparu.

En revanche, c'est vrai qu'au second tour, les gens sont revenus. Et c'est très important pour l'avenir. C'est très important. Donc, il faut que l'on regarde de très près.

Et c'est pour cela que je vous disais qu'à mon avis les motivations sont très partagées. Il y en a qui nous ont abandonnés parce qu'ils trouvaient que l'on n'avait pas été assez socialiste, peut-être parce que l'on ne s'était pas préoccupés assez de la redistribution. Parce qu'au cours des années précédentes, ils n'avaient pas eu le sentiment qu'avec des gouvernements de Gauche il était normal que les inégalités ne reculent pas mais que même, parfois, elles progressent. Il y a ceux-là.

Il y en a d'autres qui peuvent avoir des motivations je dirai presque inverses. Donc, il faut que l'on regarde cela de très près. C'est très important pour l'avenir.

M. du Roy : N'y a-t-il pas eu dans ces 2,5 %, un manque de solidarité de la part des responsables socialistes ?

M. Emmanuelli : Je ne le crois pas.

M. du Roy : Et quand vous parliez de la surprise du soir du premier tour, cela a-t-il été pour tous les dirigeants socialistes, une bonne surprise ?

M. Emmanuelli : Pour moi, cela a été une bonne surprise. Vous savez, je trouve cela bizarre, ces commentaires parfois qui sont faits aujourd'hui. Moi, j'ai fait une trentaine de meetings, ce n'est pas facile, et je pense que toutes celles et ceux qui ont assisté à ces meetings, sont repartis plutôt avec le moral haut que le moral bas. Alors, ces procès d'intention aujourd'hui sur tel ou tel…

M. du Roy : Quand on lit la note que Jean Glavany, ici présent, vous a…

M. Emmanuelli : Le bordereau de l'affaire Dreyfus.

M. du Roy : Vous a transmis avant l'élection, on a le sentiment que certains dirigeants socialistes tablaient plutôt sur une médiocre performance de leur candidat.

M. Emmanuelli : Les notes du 12 avril, j'en reçois beaucoup de notes et j'ai trouvé très bizarre l'importance accordée à ce texte.

M. du Roy : Mais, il existe ? Vous n'en niez pas l'existence ?

M. Emmanuelli : Écoutez, pourquoi je ne suis pas devant, ce n'est pas l'affaire Dreyfus, devant la Cour.

M. du Roy : Absolument pas. Je vous pose simplement une question. Vous êtes tout de même mieux placé…

M. Emmanuelli : De toute façon, dans cette affaire-là, je serais plutôt le Colonel Picard que le Commandant Henri. Donc, n'exagérons rien ! Moi, je poserais la question encore plus cruellement que vous ne l'avez fait : « Y a-t-il, dans le Parti socialiste, des gens qui ont des arrière-pensées ? », il y en a beaucoup, il y en a beaucoup, il y en a toujours eu et il y en a encore et si vous voulez mon opinion, cela continuera. Donc le problème n'est pas là. Le problème, c'est que ceux qui ont des responsabilités doivent savoir résister aux arrière-pensées des uns et des autres, parce qu'elles sont croisées, les arrière-pensées.

Vous savez, dans un Parti politique, il y a lutte pour le Pouvoir et puis, plus ou moins honorable dans les modalités. Nous avons, de ce point de vue-là, malheureusement, tous donné, plus que nous n'aurions dû, et puis ensuite, les débats d'idées qui sont intéressants mais qui passent, parfois, au second plan, il faut les remettre devant. Et je pense que moi-même, comme Lionel Jospin, comme un certain nombre d'autres responsables et présidents de groupes parlementaires, Claude Estier, Martin Malvy ; bref, tous ceux qui ont des responsabilités dans ce Parti, dans le dispositif socialiste mais, au-delà, des institutionnels aussi, nous savons ce qu'est notre responsabilité aujourd'hui et je suggère à tout le monde de ne pas perdre son temps avec les arrière-pensées.

M. du Roy : Parmi les électeurs de Gauche…

M. Emmanuelli : En tout cas, pas moi.

M. du Roy : … de 1981, de 1988, est-ce qu'il ne peut pas y avoir eu aussi une certaine déception, – on va parler du chômage dans un instant –, mais au regard de l'apparence que donne l'État, est-ce qu'ils n'ont pas attendu plus de simplicité de la part d'un Gouvernement de Gauche ? Et, deuxième question, qu'est-ce que vous pensez de cette volonté manifeste de l'actuel Gouvernement et de l'actuel Président de placer le début du septennat sous le signe de la simplicité : plus d'avions ministériels ? …

M. Emmanuelli : C'est cela, plus d'avions ministériels…

M. du Roy : … Les voitures s'arrêtent au feu rouge, etc.

M. Emmanuelli : … Mais le plus gros déficit budgétaire que l'on n'ait jamais connu.

M. du Roy : On parlera de cela après.

M. Emmanuelli : Oui, mais, écoutez, tout de même, on ne va pas me faire croire…

M. de Virieu : … Ce n'est pas monsieur Chirac, ça.

M. Emmanuelli : Attendez, c'est quand même pas la Gauche non plus, depuis deux ans, qui est au Pouvoir et qui gouverne. Et cela ne s'est pas fait avec les députés socialistes ou les députés communistes ou les députés d'Opposition.

M. du Roy : Les symboles n'ont aucune importance ?

M. Emmanuelli : Je pense, monsieur du Roy, pour répondre précisément à votre question, qu'on essaie de nous amuser. Après les pommes, voici la poudre de perlimpinpin. C'est à dire qu'on ne parle du bilan de monsieur Balladur, catastrophique sur le plan des Finances publiques. J'ai, avec d'autres, essayé vainement d'attirer l'attention là-dessus : plus de 6 % du PIB, n'est-ce pas, de dettes. Je voudrais rappeler quand même à ceux qui nous écoutent que, en 1993, la France était le pays européen qui avait la dette publique la plus faible par rapport à son Produit Intérieur Brut. Aujourd'hui, nous passons les 6 %.

Une catastrophe sur le plan des comptes sociaux et, d'ailleurs, je réclame, avec force, au nouveau Premier Ministre, une nouvelle commission Reynaud : Que l'on fasse le bilan, comme cela a été fait en 1993. Parce que l'on a beaucoup tapé sur les Socialistes à l'époque et, là, les Français vont découvrir que les comptes sociaux sont aussi catastrophiques. Plus 3 400 000 chômeurs de plus, plus des attaques avortées contre la laïcité, l'enseignement public, la législation sociale je pense au SMIC, cette loi quinquennale qui a été une loi de réalisation… Tout cela s'est quand même fait avec la Majorité actuelle. Et j'ai observé que ni monsieur Chirac, ni monsieur Juppé ne comptaient modifier la composition de l'Assemblée Nationale où nous allons retrouver un noyau très restreint, très réduit alors que Lionel Jospin, effectivement, a fait près de 48 % dans ce pays, ce qui pose un problème politique en soi.

Je ne conteste pas la légitimité des députés élus aujourd'hui, mais c'est quand même un problème politique. Et on vient me dire aujourd'hui : « Il n'y aura plus de GLAM », – d'abord, je veux le vérifier parce que monsieur Balladur l'avait déjà dit, il ne l'a pas fait –, il n'y aura plus de gyrophare, on verra cela dans six mois !

M. du Roy : Mais s'ils le font, c'est bien ?

M. Emmanuelli : S'ils le font, c'est bien. Monsieur du Roy, moi, j'ai été au Gouvernement 5 ans, place modeste, vous ne trouverez pas, dès qu'il y avait un gyrophare ou un motard ou un policier, un Landais ou une Landaise qui n'ait jamais vu une cocarde sur un pare-brise.

M. du Roy : Vous n'avez pas, sur ce plan-là, été imité par tous vos camarades ministres.

M. Emmanuelli : On verra ce que feront les ministres actuels, on verra ! Vous savez, il faut regarder de près, parce qu'il n'y aura peut-être plus de GLAM mais il y aura des avions militaires.

M. de Roy : Quand le nouveau Président de la République…

M. Emmanuelli : Le GLAM étant, je le dis pour ceux qui nous écoutent, les jeunes, des avions militaires. Il n'y aura peut-être plus le même sigle !

M. du Roy : Quand le nouveau Président s'engage à maintenir un État impartial, est-ce que, à priori, vous lui faites confiance ?

M. Emmanuelli : Je dirai qu'il faudra des actes solides pour me convaincre parce que, par exemple, prenons un autre exemple. On nous dit : « On souhaite qu'il y ait moins de nominations au Conseil des ministres »…

M. du Roy : … Moins de nominations soumises à l'autorisation obligatoire du Président.

M. Emmanuelli : Moi, cela m'inquiète. Moi, cela ne me rassure pas, cela m'inquiète parce que, quand la nomination est faite en Conseil des ministres, c'est fait avec une certaine publicité et justement, on voit ce qui se fait. Mais si ce n'est pas fait en Conseil des ministres, cela va être fait par les ministres tout seuls et sans publicité, et cela risque d'être pire. Donc on est en train, pour l'instant, et ce n'est pas nouveau, – nous vivons au siècle de l'image, à l'époque de l'image –, de multiplier les effets d'annonce qui ont pour objectif de créer une image. Mais si on regarde au fond, d'abord, il y a lieu, pour le moins', d'avoir quelques interrogations.

Vous parliez du chômage, – on ne veut pas en parler –, mais quand je vois la proposition principale de monsieur Chirac, le fameux « Contrat Emploi Insertion » qui n'est, finalement, qu'une réadaptation de ce qu'on appelait le « Contrat de Retour à l'Emploi » que Martine Aubry avait modifié en 1992 et qui avait été créé en réalité en 1989 par le Gouvernement de Michel Rocard à l'époque ; si c'est cela, la seule novation de ce Gouvernement, je suis pour le moins inquiet.

De même que je suis inquiet quand je vois que ce Gouvernement en particulier et la Droite en général, traitent d'un revers de main la question de la réduction du temps de travail. Pourquoi ? Non pas parce que c'est en elle-même une réponse miracle…

M. du Roy : … Ils n'ont pas encore tellement exprimé leurs opinions dans la campagne.

M. Emmanuelli : Je les ai écoutés quand même. Pourquoi est-ce que cela m'inquiète ? Non pas parce que la réduction du temps de travail serait en soi une sorte de formule miracle, de recette miracle, mais parce que ne pas comprendre que le chômage est aujourd'hui un processus de fond, n'est-ce pas, et non pas un accident passager ; ne pas comprendre qu'il est lié à des évolutions qui ne s'arrêteront pas, à des réalités qui sont incontournables : la mondialisation, la mise en concurrence avec les pays à bas salaires, les gains de productivité ; et donc , ne pas comprendre que nous avons une révolution copernicienne à faire dans nos têtes sur le plan de l'organisation sociale pour adapter la réalité d'aujourd'hui, la réalité sociale, à la nouvelle donne technologique, cela m'inquiète. Et refuser la réduction du temps de travail, c'est le signe de cette incompréhension, c'est le refus de voir. On continue à avancer, en la matière, avec un sac sur la tête.

M. du Roy : Au début de l'émission, vous sembliez très en retrait par rapport au procès habituel que les dirigeants de l'Opposition font avec la Majorité et puis, là, vous êtes plus sévère.

M. Emmanuelli : Je dis : « Je m'inquiète »…

M. du Roy : Quelle serait l'attitude de l'Opposition ?

M. Emmanuelli : « Et je m'interroge ». Je constate, là.

M. du Roy : Est-ce que vous serez dans une position de vigilance attentive ? Ou est-ce que vous allez critiquer d'une façon assez systématique ?

M. Emmanuelli : Moi, je ne suis pas pour la critique systématique. Je suis pour que nous regardions ce qui se fait et que nous soyons lucides et vigilants. Et, ce que je vous ai dit à l'instant, sur la réduction du temps de travail, c'est parce que j'ai une très grande inquiétude et j'appelle ce Gouvernement à comprendre, – il comprendra ou il ne comprendra, c'est lui qui a la responsabilité de le faire – que ce n'est pas par des recettes classiques qu'on résoudra ce problème. Il ne faut pas le faire croire aux Français, il y aura encore beaucoup de déceptions autrement à l'arrivée.

M. de Virieu : Merci Albert du Roy.

Alors, je l'ai dit au début de l'émission, monsieur Emmanuelli, monsieur Giscard d'Estaing a profité de son passage, ici, dimanche dernier pour faire sa propre campagne électorale. Alors, je rappelle qu'il est candidat à la mairie de Clermont-Ferrand pour que cela soit clair pour ceux qui nous regardent.

M. Emmanuelli : Il est candidat à tout, monsieur Giscard d'Estaing. Il était candidat à l'élection présidentielle. J'ai envie de dire à monsieur Giscard d'Estaing que j'ai entendu dire effectivement que l'Auvergne était en train, n'est-ce pas, de subir…

M. de Virieu : … Voilà. Il a dit : « l'Auvergne serait une région plus dynamique si elle n'était pas tirée vers le bas », ce sont ses mots, « par sa capitale régionale dirigée depuis 50 ans par la même équipe ». Alors, évidemment, c'est cela qui a ému monsieur Roger Quillot.

M. Emmanuelli : Je remarque que monsieur Giscard d'Estaing ne s'intéresse à Clermont-Ferrand que depuis que, par défaut, n'est-ce pas, il n'a pas d'autres perspectives. Et j'ai envie de dire : « L'Auvergne en général et Clermont-Ferrand en particulier ne sont pas un poste de repli par défaut pour un Président de la République qui n'aurait pas pu renouveler son destin ».

M. de Virieu : Bien. C'est tout ?

M. Emmanuelli : C'est tout.

M. de Virieu : C'était « L'Heure de Vérité » de monsieur Henri Emmanuelli, Premier Secrétaire du Parti Socialiste.

Rediffusion cette nuit sur France 2 vers 2 heures et demain, lundi, sur TV5 Europe à 11 h 40. Dans onze minutes, le journal présenté par Bruno Masure.

La semaine prochaine, c'est Alain Duhamel qui présentera « L'Heure de Vérité ». Pour la première fois en 13 ans, je ne serai pas au rendez-vous car je me présente à l'élection municipale dans la ville où j'habite. Alors, je me soumets donc aux recommandations du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel.

Bon dimanche.

M. Emmanuelli : Je vous souhaite bonne chance.

M. de Virieu : Merci. Bon dimanche et bonne semaine à tous.

« Ce qui fait le plus cruellement défaut à la vérité aujourd'hui, c'est le courage pour la dire », Henri Emmanuelli, le 21 mai 1995