Texte intégral
F.-O. Giesbert : Félicitations ! Vous venez de recevoir le prix de l'humour politique pour une perfidie à propos de Jacques Delors en affirmant "qu'avec lui les socialistes passent de Léon Blum à Léon XIII". Votre réaction ?
Philippe Séguin : Ce n'est pas une perfidie. C'était un constat et une analyse. Jacques Delors représentait une ouverture vers le centre très affirmé. On ne voyait plus très bien ce qu'il y avait de socialiste dans son discours.
F.-O. Giesbert : Avez-vous le sentiment que le Front républicain est une idée qui a encore un avenir ?
Philippe Séguin : J'ai entendu tout de même le président du Sénat dire que chaque fois que cela est nécessaire, il faut retirer des listes fût-ce au profit des listes de gauche pour barrer la route au Front national. J'ai entendu dire du ministre de la Défense des choses à peu près analogues. Je crois que cela s'est fait dans un sens, cela ne s'est pas fait dans l'autre. J'espère que l'on n'aura pas à le regretter dimanche soir.
F.-O. Giesbert : Êtes-vous déçu par le résultat de ces élections ?
Philippe Séguin : Une élection, cela se gagne ou cela se perd au dernier tour, en l'occurrence le second. Attendons dimanche, pour apprécier. Très souvent les impressions du premier tour sont corrigées par les résultats du second.
F.-O. Giesbert : La situation des finances publiques peut-elle autoriser une politique sociale ?
Philippe Séguin : Il faudra attendre quelques semaines pour savoir très précisément quelle est la situation des finances publiques. Ce qui est certain c'est que la conjoncture économique et électorale n'a pas facilité les rentrées de recettes. Il s'est probablement moins agi de dérapage des dépenses que de freinage des recettes. Il est possible sinon probable que le déficit prévisionnel pour la fin de l'année soit supérieur à celui que l'on escomptait. Personne ne doit être mis en cause pour cette situation.
F.-O. Giesbert : Ne faudra-t-il pas faire une commission du bilan pour faire un état des bilans ?
Philippe Séguin : Ce n'est pas la bonne solution, l'audit non plus d'ailleurs. Il est souhaitable, en revanche, d'avoir une procédure permanente de recherche pour la dépense publique du meilleur rapport coût/efficacité. C'est ce que nous essayons de mettre en œuvre avec nos collègues du Sénat en bâtissant un office d'évaluation des choix budgétaires.
F.-O. Giesbert : Ne sentez-vous pas monter une certaine déception dans le pays ?
Philippe Séguin : Non. Les circonstances sont très particulières et ceci explique cette atmosphère un peu bizarre que nous vivons actuellement. C'est d'ailleurs le cas des élections municipales.
F.-O. Giesbert : Comment concevez-vous votre rôle ? Êtes-vous la vigie de Jacques Chirac ?
Philippe Séguin : Je ne suis pas la vigie mais le président de l'Assemblée nationale et, à ce titre, appelé à apporter une contribution à l'action de rénovation de nos institutions. Jacques Chirac a souhaité que le rôle du Parlement soit revalorisé pour que cette fracture politique qu'il a constatée soit réduite, pour que le rapport entre le pouvoir et le citoyen ne soit plus aussi lointain qu'il a pu l'être ces dernières années et à ce titre, j'aurai probablement un rôle à jouer en liaison avec René Monory.
F.-O. Giesbert : Vous publiez un livre retraçant la galerie des portraits des présidents de l'Assemblée. Parlez-nous de Talleyrand.
Philippe Séguin : Talleyrand a été président de l'Assemblée, ce que tout le monde avait d'ailleurs oublié. Il ne l'évoquait d'ailleurs pas très souvent.
F.-O. Giesbert : Il y a aussi Lucien Bonaparte à qui Napoléon 1er doit beaucoup, non ?
Philippe Séguin : C'était un homme extrêmement brillant. Son accession au pouvoir, Napoléon la lui doit. C'est lui qui sauve l'opération du 18 Brumaire que Napoléon Bonaparte allait échouer lamentablement. De plus, il va réussir par la suite, comme ambassadeur à Madrid, à normaliser les relations avec l'Espagne, à défendre les intérêts français. Napoléon ne lui pardonnera jamais ceci car il a, en Lucien, un rival potentiel.
F.-O. Giesbert : Et Jacques Chirac vous l'avez beaucoup aidé, va-t-il vous pardonner ?
Philippe Séguin : Lorsque vous aidez quelqu'un, et c'est ce que ma galerie de portraits donne à penser, il y a deux risques : c'est qu'il s'en souvienne ou qu'il l'oublie. On ne sait pas quel est le plus grand.
F.-O. Giesbert : Il y a un personnage qui vous passionne, c'est Charles de Morny, demi-frère de Napoléon III et fils d'Hortense de Beauharnais.
Philippe Séguin : Fils d'Hortense de Beauharnais et petit-fils de Talleyrand. Cela fait une très belle hérédité. Il a été un grand président de l'Assemblée, un grand locataire de l'hôtel de Lassay. C'est un homme qui a beaucoup pesé dans l'évolution parlementaire de l'Empire. Il a été un grand président.
F.-O. Giesbert : Pensez-vous souvent à vos deux prédécesseurs, Paul Doumer et Vincent Auriol, qui sont devenus présidents de la République ?
Philippe Séguin : Je pense parfois en souriant à la fameuse phrase d'Edgar Faure : "Tout le problème, quand on arrive à l'hôtel de Lassay, est de transformer une voie de garage en tremplin."
22 juin 1995
Le Figaro
Le député des Vosges brosse une étonnante galerie de portraits dans un ouvrage de plus de 1 000 pages.
Comme on dit "Le Bénézit" pour les peintres, on dira désormais "Le Séguin" pour les présidents de l'Assemblée nationale. Philippe Séguin vient de publier un livre de plus de 1 000 pages retraçant la carrière des 240 qui l'ont précédé au "perchoir". Jamais cette chronique n'avait été écrite et Philippe Séguin relate d'une façon vivante les carrières de ces personnages qui vont de pair avec l'histoire de la France. L'actuel président, en se fondant sur la riche documentation existant à la bibliothèque du palais Bourbon, montre comment, dès 1789, ont été mis en place les principes, les règles et les comportements qui ont encore cours de nos jours. Il montre aussi que tous ceux qui ont compté dans la vie politique française sont passés par l'Assemblée nationale. Non seulement ce livre est une histoire, c'est aussi un plaidoyer en faveur du régime parlementaire.
Le Figaro : Votre livre, "240 dans un fauteuil" (1), est une galerie de portraits assez étonnante. On voit défiler une foule de personnages dans un lieu unique, et qui semblent sortis de Balzac, Zola, Mirbeau, Daudet, Proust, Guitry… Qu'est-ce qui vous a le plus séduit dans cette histoire ? La fresque historique, le panorama politiqua ou la comédie humaine ?
Philippe Séguin : Les trois, encore que la comédie humaine, je ne l'ai découverte qu'au fil de la plume. Mon souci était de rendre un hommage à l'ensemble de mes prédécesseurs. Lorsque je suis arrivé ici, j'ai été un petit peu choqué de ne pas trouver de lieu où fut entretenue la mémoire des présidents précédents. J'ai été un peu gêné par la difficulté avec laquelle on a eu du mal à répondre à cette question toute simple : « combien ai-Je de prédécesseurs » ?
Un des tout premiers actes de ma présidence a été d'installer, dans la salle d'accueil du public, une galerie de portraits des présidents. Ce fut difficile dans la mesure où on ne retrouvait pas tous les portraits des présidents de la période révolutionnaire. En revanche, dès l'Empire, il n'en manque strictement aucun. Par ailleurs, il me semblait qu'au-delà des biographies qui étaient toutes passionnantes, cette galerie, c'était une très belle façon de raconter l'histoire de l'Assemblée, de voir la part qu'elle avait pu prendre dans celle du pays, et finalement d'écrire une histoire des deux siècles écoulés à travers l'Assemblée nationale. On se rend compte alors que tout ce qui a compté comme évènements ou comme hommes est passé ou a eu rapport avec l'Assemblée nationale.
Le Figaro : 188 présidents de 1789 à l'Empire, une cinquantaine de l'Empire à nos jours. On a l'impression que la durée du mandat du président va de pair avec l'affirmation du parlementarisme. Je relève les noms de Fontanes (1804-1810), Ravez (1818-1827), Dupin (1832-1839 et 1849-1851).
Philippe Séguin : Incontestablement, l'accroissement de la longévité des présidents assied le parlementarisme. C'est d'autant plus remarquable et étonnant que le but recherché avec l'allongement de la durée du mandat du président est exactement opposé. Quand on regarde bien les choses, on se rend compte qu'il y a, au départ, un rapport inverse entre, d'une part, l'importance du rôle joué par l'Assemblée et, d'autre part, la longévité de ce président. Ce sont les régimes les plus délibérément antiparlementaires qui ont cherché à accroître la durée du mandat.
Pourquoi ? Parce qu'ils voulaient des présidents qui soient des "chiens de garde". Ils pensaient que la durée leur donnerait d'autant plus de chances de maîtriser les emballements éventuels d'une Assemblée dont on attendait qu'elle fut soumise.
Sous la Révolution, le mandat était ainsi de quinze jours et c'est la période reine pour l'Assemblée. On commence à prolonger le mandat du président sous Napoléon, qui n'a certes pas pour objectif d'exalter le parlementarisme. On revient à des cycles annuels dans les régimes parlementaires que sont la Restauration, la monarchie de Juillet. De nouveau, on va au-delà sous le second Empire, en particulier avec Morny. La IIIe et la IVe République reviennent à un an. Il faut attendre la Ve République pour que le mandat du président soit au niveau du mandat de la législature, c'est-à-dire cinq ans. Alors que les constituants de 1958 cherchent à "rationaliser" le parlementarisme, en fait à le réduire sous couvert de limiter ses excès. L'autre fait marquant, c'est que tous les présidents choisis par l'exécutif pour être des "chiens de garde" se retournent, deviennent des défenseurs de l'institution parlementaire et tentent de la faire évoluer, malgré l'objectif qui leur e été imparti.
Le Figaro : À quel moment le président de l'Assemblée devient-il un des personnages les plus hauts de l'État ?
Philippe Séguin : Très tôt, mais il est difficile de trouver une date. Sous la Convention, les personnages les plus éminents doivent passer par l'Assemblée. C'est le cas lorsqu'on institue une sorte de tour de bête au perchoir pour les membres du Comité de salut public. Tous ses membres doivent assurer une période présidentielle. Robespierre, Saint-Just, Lazare Carnot et bien d'autres seront présidents. On peut considérer qu'au lendemain de la déchéance du roi, le président de l'Assemblée est en quelque sorte le président de la France. Sinon, sous l'Empire, sous la Restauration, sous la monarchie, ce sont davantage des présidents techniciens. Sous le second Empire, Charles de Morny arrive pratiquement au statut de numéro deux, à égalité avec Eugène Rouher dans la hiérarchie, et pèse incontestablement sur l'évolution du régime. Sous la IIIe République, on entre dans ce qui est le régime d'aujourd'hui, c'est-à-dire, alternativement et selon les cas, une salle d'attente, un tremplin ou un cimetière…
Le Figaro : On s'aperçoit que la pratique, puis le droit parlementaire, se sont mis en place de façon très empirique.
Philippe Séguin : C'est exact et ce qui est remarquable, c'est la façon dont les tout premiers présidents ont organisé ses choses. Les sept ou huit premiers ont véritablement instauré sans le savoir un certain nombre de règles, de comportements qui ont survécu jusqu'à nos jours. Ce qui est d'ailleurs fascinant dans les Assemblées révolutionnaires, c'est leur capacité à alterner, durant les mêmes séances, les décisions les plus capitales et dramatiques, et les problèmes les plus insignifiants qui parfois vont les occuper encore plus de temps que d'envoyer les girondins à l'échafaud.
Le Figaro : On sent chez vous une certaine sympathie pour les présidents de la République naissante, même si certains d'entre eux ont eu des carrières éphémères. Quel est votre préféré ?
Philippe Séguin : Mon préféré est l'abbé Grégoire. La postérité ne lui a toujours pas fait la place qui lui revient. C'était un homme d'une modernité, d'un courage, d'une cohérence intellectuelle extraordinaires. C'est l'homme qui survole tous les autres. Cela dit, tous sont intéressants. Vous me permettrez d'avoir quelque faiblesse pour les Vosgiens…
Le Figaro : Je m'en doutais !
Philippe Séguin : Mon département réussit cet exploit non négligeable d'avoir placé 7 présidents sur les 240. Je suis le septième. Il y a eu Jules Méline, qu'on a surtout retenu pour être le créateur du Mérite agricole, du canon de 75 et comme auteur de la phrase fameuse : « Il n'y a pas d'affaire Dreyfus !" Il y en a un autre qui est moins connu, et qui pourtant est un personnage assez fabuleux, qui s'appelle Louis-Joseph Buffet. C'est à lui que revient probablement tout le mérite de l'établissement de la République en 1875. Si l'amendement Wallon a été mis aux voix, alors que le règlement ne le prévoyait pas expressément, c'est parce qu'a l'a imposé.
Il y a eu aussi François de Neuchâteau qui a eu une histoire extraordinaire. C'est un garçon qui était, à 17 ans, membre de trois académies, qui s'est retrouvé procureur général à Saint-Domingue, qui a fait naufrage, est resté des semaines sur une île où il a joué les Robinson Crusoé, qui a été récupéré au seuil de la mort par un navire de passage, renvoyé agonisant en France, qui retrouve une nouvelle jeunesse avec la Révolution, qui réussit à passer à travers la Terreur. Il organise l'accueil au Louvre des œuvres ramenées par Bonaparte d'Égypte et d'Italie, il va proclamer l'Empire, entrer à l'Académie française, que sais-je encore ? Et qui va mourir nonagénaire !
Le Figaro : Ce n'était pas des carrières d'énarchie.
Philippe Séguin : C'était des très belles carrières.
Le Figaro : Chez certains, on trouve une mystique de la République. Par exemple, Collot d'Herbois, qui n'était pas un tendre, parle de "providence du gouvernement" ou des "dangers de la patrie". Vous êtes sensible à ce langage ?
Philippe Séguin : On peut dire que cette forme d'éloquence nous aura marqué jusqu'à aujourd'hui. Elle peut paraître excessive, mais il y a souvent des textes remarquables et des hommes qui savent se libérer de l'emphase. On a alors des discours qui sont de véritables chefs-d'œuvre, d'autant qu'ils étaient très souvent improvisés et que, par définition, il n'y avait pas de micro.
Le Figaro : Justement. J'en ai relevé deux dans votre livre. L'une de Bailly, qui dit : "Je crois que la nation assemblée ne peut pas recevoir d'ordres", et une autre de Lazare Carnot qui dit : "L'art de la politique ne consiste pas tant à faire des règles que d'en observer l'application." Ces deux phrases ne sont-elles pas d'une grande actualité ?
Philippe Séguin : Probablement. Sur la première, l'urgence est certainement moins grande que du temps de Bailly. Ce que j'en retiens, c'est que l'histoire a fait de Mirabeau le sauveteur de l'Assemblée naissante alors qu'à l'évidence ce rôle a été rempli par Bailly. Lors de cette séance fameuse du 23 juin 1789, le marquis de Dreux-Brezé se moque parfaitement des quolibets dont l'accable Mirabeau qui ne représente que lui-même.
En revanche, il est très attentif à ce que dit le président de l'Assemblée, qui est Bailly. Or Bailly s'est assis et est resté assis après l'entrée de Dreux-Brézé. II lui a signifié de la sorte qu'il était la nation.
D'autre part, c'est son verdict qu'attend Dreux-Brézé et la phrase qui est dite met un terme à la revendication exprimée par le marquis au nom du roi. Après cette phrase, la Révolution est irréversible.
Quant à la citation de Carnot, elle est en effet d'une parfaite actualité. On fait des textes, on prend des décisions, on a l'impression d'avoir tout fait, alors même que le plus difficile commence.
L'application des lois est certainement un exercice qui devrait être mis sur le même plan que la confection des lois. C'est d'ailleurs un des objectifs que nous recherchons aujourd'hui encore.
Le Figaro : II y a deux personnages dont vous brossez des portraits extrêmement sympathiques : Edgar Faure et Jacques Chaban-Delmas. On a l'impression que vous aimeriez vous situer dans leur sillage.
Philippe Séguin : Ce sont deux hommes pour lesquels j'ai beaucoup de respect. Mais je crois avoir été sympathique avant avec tous mes prédécesseurs. Les seules réserves concernent Édouard Herriot. S'agissant d'André Le Troquer, sans passer sous silence les faits qui sont à l'origine des appréciations négatives que l'on sait, je rappelle qu'il a été aussi sous la Première Guerre mondiale un homme très valeureux et qu'il a eu également le courage de plaider au procès de Riom, ce qui n'était pas évident.
Il a été aussi un très grand résistant. Ce que je veux surtout en retenir, ce sont les raisons pour lesquelles Il était au côté du général de Gaulle dans la descente des Champs-Élysées en 1944.
C'était la règle du jeu, j'ai fait abstraction du fait que j'étais adversaire politique de Henri Emmanuelli, de Laurent Fabius et de Louis Mermaz, pour rappeler, comment ils avaient voulu eux-mêmes réhabiliter l'institution parlementaire. Cela dit, c'est Jacques Chaban-Delmas, qui a établi un record de durée, qui a fait l'Assemblée nationale sous la Ve République. D'autre part, Edgar Faure, une personnalité fascinante, a trouvé dans l'hôtel de Lassay un champ à sa mesure.
Le Figaro : Quand on voit tous ces personnages qui ont été puissants et qui laissent une trace assez ténue dans l'histoire, est-ce que cela n'invite pas à une certaine humilité ?
Philippe Séguin : C'est vrai… sauf à trouver un historien qui remette les choses au point. Je dois avoir une vocation de saint-bernard parce qu'après avoir tenté de réhabiliter Louis-Napoléon Bonaparte, voilà que j'essaie de tirer quelques dizaines de mes prédécesseurs du plus total oubli.
Le Figaro : Historien par goût et formation, quelle leçon tirez-vous de cette fresque ?
Philippe Séguin : D'abord une meilleure connaissance de l'Assemblée. Pour savoir quels sont les meilleurs chemins à emprunter pour aller vers les objectifs que nous souhaitons. Il faut savoir d'où nous venons. Je crois qu'il y a dans notre histoire de quoi puiser, en termes de modestie, devant l'ampleur et le caractère toujours renouvelé de la tâche à accomplir. II y a du Sisyphe dans tous les présidents.
On peut dire que depuis la IIIe République, tous les maux dont nous souffrons aujourd'hui commencent à montrer leurs premiers symptômes… y compris pour le détournement du vote personnel.
Donc, modestie, permanence des problèmes. Une Assemblée vaut ce que valent ceux qui la composent et ce que vaut leur foi dans l'institution. On peut avoir des gens très brillants mais, s'ils ne croient pas à l'institution, cela ne servira pas à grand-chose.
Une Assemblée est un éternel recommencement et la phrase de Lazare Carnot s'y applique encore plus qu'ailleurs. Une chose est de faire de bons règlements, une autre de bien les appliquer.
(1) 240 dans un fauteuil, par Philippe Séguin, Le Seuil, 1087 pages, 220 F.
17 juillet 1995
La Croix
Histoire politique
Philippe Séguin, actuel président de l'Assemblée nationale, a publié un livre sur ses prédécesseurs au "perchoir", hommes politiques illustres ou bien oubliées de l'Histoire.
La Croix : Qu'est-ce qui vous a donné l'idée d'écrire cette saga des présidents de l'Assemblée (1) ?
Philippe Seguin : Je pars du principe de la mesure qui consiste à dire que, pour savoir où l'on va, il faut d'abord savoir d'où l'on vient.
La Croix : Vous avez quelque inquiétude dans ce domaine ?
Philippe Seguin : Non. L'Assemblée se porte bien. Mais je me suis aperçu qu'à l'inverse de l'hôtel Matignon, par exemple, où un ouvrage répertorie tous les présidents du Conseil et les Premiers ministres, nous ne disposions pas d'un document similaire sur tous ceux qui se sont succédé au "perchoir" de l'Assemblée.
La Croix : En fin de compte, à travers ces portraits, de Jean-Sylvain Bailly à Henri Emmanuelli, vous faites revivre la fonction?
Philippe Séguin : C'est cela. D'aucuns ont essayé de décrire l'évolution du rôle de la présidence, à la fois sous ses aspects techniques et politiques. Mais personne n'avait eu l'idée de s'intéresser à la vie de ceux qui occupèrent le plus symbolique des fauteuils.
La Croix : II y a tout de même des personnalités très connues parmi ces présidents, comme Robespierre, Danton, Saint-Just.
Philippe Séguin : Certes, mais l'Histoire n'a pas retenu leurs noms comme présidents de la Convention nationale. D'ailleurs, le Comité de salut public avait décidé d'avoir la mainmise sur la Convention nationale. Il s'agissait donc plus pour ses présidents – qui changeaient tous les quinze jours en moyenne – de contrôler le législatif que de lui assurer une véritable indépendance.
La Croix : Cela veut dire ?
Philippe Séguin : Que moins le régime est parlementaire, plus le président de l'Assemblée est prolongé. Le gouvernement n'a aucune raison de changer quelqu'un qui ne gêne pas ! Dans ce cas de figure, le président est même là pour contenir le législatif. Il veille à ce qu'il n'y ait pas d'hostilité à l'égard de l'exécutif.
La Croix : Quand les choses ont-elles changé ?
Philippe Séguin : Sous le Second Empire, avec la présidence de Charles de Morny. Il a considérablement fait évoluer la fonction, et dit des choses définitives sur le rôle de l'Assemblée dans nos démocraties : "Un gouvernement sans contrôle et sans critique est comme un navire sans lest. L'absence de contradiction aveugle et égare quelquefois le pouvoir, et ne rassure pas le pays."
La Croix : Avez-vous fait des découvertes parmi ces 239 personnalités ?
Philippe Séguin : Bien sûr. Je citerai le cas de Paul Deschanel. C'est un homme de grande qualité qui mérite beaucoup mieux que les ironiques sarcasmes qui entourent sa mémoire. Là encore son nom reste associé à cet épisode à la fois tragique et ridicule où l'on voit disparaître de son train, en pleine nuit, un président de la République pour le retrouver ensuite en pyjama chez un garde-barrière. Il ne s'y fera reconnaître que parce qu'il avait les pieds propres… Or, avant de parvenir à la magistrature suprême, Deschanel fut un parlementaire exemplaire et président de la Chambre pendant douze années.
La Croix : Qu'est-ce qu'un bon président ?
Philippe Séguin : C'est d'abord quelqu'un qui préside beaucoup. C'est le seul moyen d'acquérir une maîtrise technique, culturelle et humaine de l'Assemblée. Cela renforce son autorité. Il peut ainsi veiller au bon fonctionnement du palais Bourbon, changer l'ordre de passage des amendements, et éviter que les députés ne se perdent dans des débats stériles. L'un des meilleurs présidents sur le plan technique fut André-Marie Dupin. Il a réussi à maîtriser une Assemblée prompte aux tumultes et aux affrontements sous la monarchie de Juillet puis sous la IIe République. Il lui est hélas arrivé la pire tuile qui puisse menacer le président d'une Assemblée : un coup d'État. C'est ainsi que la postérité, aidée par Victor Hugo et ses "Choses vues !", s'est souvenue de lui comme l'homme qui a été surpris en pyjama la matinée du 2 décembre 1851 alors que s'annonçait le Second Empire...
La Croix : Comment envisagez-vous la fonction présidentielle aujourd'hui ?
Philippe Séguin : Il s'agit avant tout de faire vivre le législatif. Dans le cadre de l'augmentation de la TVA de 2 %, l'Assemblée nationale a, par exemple, joué un rôle positif. L'augmentation avait été arrêtée par le gouvernement pour le 10 août. Cela obligeait de nombreux commerçants et entreprises à établir une double comptabilité pour le mois d'août : avec une TVA à 18,6 % jusqu'au 10 août, à 20,6 % ensuite. Or, pour ne pas perdre d'argent, le gouvernement ne voulait pas reporter la mesure au 1er septembre. L'Assemblée a trouvé la solution : les députés ont détaché la TVA du reste du collectif. La hausse prendra donc effet à partir du 1er août et l'Assemblée fait gagner 1,6 milliard de francs à l'État.
La Croix : En fin de volume vous citez et remerciez votre équipe de collaborateurs. Quels sont les portraits que vous avez écrits?
Philippe Séguin : Je me suis réservé les Danton, Robespierre et Saint-Just, le Second Empire, Lucien Bonaparte, Alexandre de Beauharnais et les présidents sous la Ve République à l'exception d'Achille Peretti, que j'ai peu connu.
La Croix : Cela ne vous a-t-il pas posé problème de faire le portrait objectif de présidents qui furent aussi vos adversaires politiques?
Philippe Séguin : Pour Henri Emmanuelli, je me suis contenté d'évoquer son travail en tant que président.
La Croix : Sur les 240 présidents depuis Bailly, vous n'en traitez que 239. Pourquoi n'y figurez-vous pas ?
Philippe Séguin : Je ne me voyais pas rédiger un autoportrait. Et puis ma présidence n'est pas achevée…
(1) 240 dans un fauteuil, de Philippe Séguin, Le Seuil, 1090 pages, 220 F.