Texte intégral
L'Europe bouscule, dérange, ne respecte pas les frontières politiques de nos partis. Nous le savions depuis Maastricht, nous allons en avoir la confirmation avec le débat sur le traité d'Amsterdam ! Sur l'Europe, il n'y a plus une droite mais des droites. La gauche européenne n'échappe pas à cet effet dévastateur. Sa critique de l'Europe se fonde sur des arguments exactement contradictoires.
D'un côté, les anti-européens. Selon eux, l'Europe organiserait le démantèlement des États-providence et servirait de marchepieds à la mondialisation sauvage, caractérisée par la libre circulation des marchandises, des capitaux et par le pouvoir absolu des marchés financiers. Face à une Europe qui se serait qu'un facteur de régression sociale, le cadre national resterait le plus approprié pour défendre les droits des salariés menacés par le capitalisme. De l'autre, les pro-européens, parmi lesquels nous nous rangeons, pour qui l'Europe rend possible le progrès social dans le cadre d'un espace d'intégration supranational. Pour nous, elle agit comme un bouclier face au libre-échangisme, prend progressivement la place des États-nations traditionnels dans le domaine social et, à leurs faiblesses, substitue une nouvelle capacité d'action économique et financière.
Le fossé qui s'installe entre ces deux positions antinomiques paralyse la construction d'un véritable rapport de forces sur la question sociale et empêche d'accomplir les mutations de l'économie induites par le développement durable. Parce que la gauche et le syndicalisme européens ne parviennent pas à se projeter dans une dimension transnationale, ils prennent du retard dans la défense réelle des salariés et des exclus de chacun des pays de l'Union. Enfin, la critique pro-européenne de gauche est handicapée par le nanisme politique de ses dirigeants. Ils vont à reculons vers l'Europe, sans projet ni initiative.
Pourtant, avec la monnaie unique, le choix était clair : la fragmentation nationaliste ou une nouvelle avancée politique qui dépasse Maastricht. Amsterdam aurait dû poursuivre cet objectif. Il ne l'a pas fait. Pourtant, il y avait du bon dans le projet d'Amsterdam : accroître l'efficacité des politiques communes en matière de politique étrangère, de sécurité commune, de coopération policière et judiciaire, renforcer les prérogatives de la Cour de justice européenne, rapprocher l'Europe des citoyens, adapter le système institutionnel de l'Union en vue du grand élargissement. Aucun de ces objectifs n'a été atteint. Résultat : avec l'ouverture du processus d'élargissement, le risque est de dissoudre l'Union dans une grande Europe molle, sorte de confédération lâche où seuls le néolibéralisme, le monétarisme et les nationalismes trouveraient leurs petits. Nous ne laisserons pas tomber l'Europe dans ces ornières-là.
Le traité de Rome a fait son temps ; celui d'Amsterdam est déjà dépassé avant d'être appliqué
C'est parce que nous voulons plus d'Europe que nous ne voterons pas le traité d'Amsterdam. Il accroît l'impuissance face à la montée des périls ; il ne dit rien sur l'harmonisation fiscale, rien sur la défense européenne, là où l'Union devrait constituer une unité autonome, condition d'une réelle indépendance pour pouvoir créer en Europe les bases d'une politique de prévention et de paix. La crise yougoslave a, une fois de plus, démontré l'incapacité de l'Europe à déployer des forces significatives d'interposition par ses propres moyens.
Pendant ce temps, le national-populisme propose une perspective claire : l'Europe des patries, qui se coordonnent à géométrie variable, selon leurs besoins. Cette Europe-là, à l'égal des Etats du sud des Etats-Unis au XIXe siècle, se vit comme continuellement et potentiellement sécessionniste. Elle recule toujours pour ne jamais sauter le pas de la construction politique, car sa vision est arc-boutée sur la défense des acquis nationaliste, très souvent liée au libre-échangisme en matière économique. Cette vision a été synthétisée par Margaret Thatcher dans un « appel de Bruges », qui a débouché sur le refus britannique d'appliquer le bolet social du traité de Maastricht.
Face à cette Europe de l'impuissance, la perspective d'une fédération des États et des régions d'Europe est le seul horizon qui vaille. L'Europe ne s'est construite que par des traités, c'est-à-dire par la volonté des États. Ses limites viennent de ses origines. La seule voie envisageable pour que l'Europe devienne l'expression de la volonté des citoyens est celle qui organise la souveraineté démocratique européenne. Ce lien politique indissoluble, c'est la Constitution, c'est-à-dire un texte qui fonde la légitimité du pouvoir politique sur des valeurs des principes et des règles.
Tracer une perspective politique claire suppose un cadre institutionnel qui rompe avec la simple juxtaposition des États-nation soumis à la technocratie et victimes de dégâts de l'« horreur économique ». Le renforcement de l'unité politique de l'Europe passe, évidemment, par tout ce qui peut renforcer la souveraineté du Parlement européen, notamment dans ses fonctions d'initiative politique et de contrôle de la Commission, et par une meilleure capacité exécutive du conseil des ministres et du conseil des chefs d'État et de gouvernement. Le principe de la majorité qualifiée, essentiel pour la cohésion européenne, doit s'appliquer à tous les actes importants en matière civique, sociale et environnementale.
Mais la question décisive reste le fédéralisme des institutions. Un Etat fédéral, fondé sur la citoyenneté européenne, donnerait à l'Europe la crédibilité politique qui lui manque. Après Sarajevo et avant d'autres catastrophes comme le Kosovo, il est temps de rompre avec les frilosités, de redonner à l'Europe, il lui faut une Assemblée constituante européenne organisée autour du pouvoir d'un grand Parlement démocratiquement élu par tous les citoyens de l'Europe.
Le traité de Rome a fait son temps, celui d'Amsterdam est déjà dépassé avant d'être appliqué. Plus d'Europe, voilà la perspective, une Europe où chaque citoyen pourra intervenir pour faire valoir ses droits. Nous ne contestions pas l'Europe comme nouvelle frontière, mais nous ne voulons pas une Europe sans colonne vertébrale politique, impuissance, et à la botte des marchés financiers.
Il ne peut y avoir d'Europe forte avec des institutions politiques faibles. Il faut rendre à l'Union une légitimité démocratique perdue. Nous devons nous approprier le projet de Constitution européenne, fondement d'une Europe de l'écologie et de la solidarité. La Constitution représente la solution alternative démocratique de révision du traité par rapport à la méthode de la négociation intergouvernementale.
Cette révolution démocratique européenne doit s'appuyer sur un socle organisé : le pôle civique et social européen, capable de faire entendre sa voix à Bruxelles et à Strasbourg. Parce que nous sommes européens, nous voterons pour le transfert de souveraineté, à l'Assemblée nationale puis au Congrès, mais nous voterons contre la ratification du traité d'Amsterdam.