Interview de Mme Christiane Lambert, présidente du CNJA, dans "l'Information agricole" de mars 1995, sur l'installation des jeunes agriculteurs, intitulé "Il faut créer un terreau fertile à l'installation des jeunes".

Prononcé le 1er mars 1995

Intervenant(s) : 

Média : L'Information agricole

Texte intégral

"Il y a une place pour toi, nous avons besoin de toi pour construire l'agriculture de demain." Tel est le message que Christiane Lambert adresse à tous les jeunes agriculteurs en puissance.

L'Information Agricole : Au dernier congrès du CNJA en juin 1994 à Rodez, vous avez lancé "5 E pour un enjeu : l'installation". Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Christiane Lambert : À travers ces cinq enjeux que sont l'économie, l'emploi, l'équilibre social, l'espace et l'espoir, nous avons voulu susciter une prise de conscience du monde agricole et de toute la société sur l'importance du problème de la relève des générations en agriculture.

Nous sommes à un tournant : les incertitudes de la PAC et du GATT ont entraîné une crise de confiance parmi les jeunes et l'installation a chuté de 38 % en trois ans ; le déséquilibre démographique de notre secteur est tel que 40 % des chefs d'exploitation vont inévitablement quitter la terre dans les dix ans ; nous nous approchons dangereusement d'un nombre d'agriculteurs en France trop faible pour continuer à remplir toutes nos missions et à constituer un corps social organisé et respecté dans notre pays ; la nouvelle PAC a engendré des comportements de "course aux références" irraisonnés qui pénalisent les jeunes. Pourtant, l'importance des facteurs de production qui se libèrent aujourd'hui devrait permettre de concilier intelligemment installation et agrandissement.

Il fallait tirer la sonnette d'alarme pour que chacun comprenne qu'une vision à court terme nous amène droit dans le mur et qu'il est temps de faire de l'installation de jeunes agriculteurs l'affaire de tous.

C'est ce que le CNJA a fait à Rodez en démontrant, avec ses "5 E" qu'un secteur qui ne se renouvelle pas est comme un pays qui ne fait pas d'enfants : il se sclérose et finalement se laisse distancer.

L'économie. Aujourd'hui, un jeune agriculteur investit en moyenne plus d'un million de francs pour s'installer. C'est un apport considérable à l'économie locale et à son dynamisme. C'est un engagement personnel fort, mais aussi un engagement mutuel avec les partenaires que sont les banques, coopératives, fournisseurs, artisans … implantés dans les bassins de production. Le revenu, l'équilibre des comptes et la pérennité de l'exploitation sont essentiels pour tous.

Une installation, c'est 5 emplois maintenus

L'emploi. Dans un contexte très pesant, notre contribution à l'emploi est à mettre en valeur. Une installation, c'est plus qu'un emploi créé, ce sont 5 actifs maintenus dans les structures d'amont ou d'aval. Mais ce sont aussi des emplois créés directement sur les exploitations notamment pour les productions fortes consommatrices de main-d'œuvre. La politique en faveur de l'installation contribue donc fortement au dynamisme économique et donc à l'emploi. À ce titre, c'est un investissement économique et humain pour l'État et les collectivités territoriales à l'image de toute autre PME.

L'équilibre social. Les jeunes agriculteurs ont des besoins et des aspirations qui leur font rechercher un milieu rural vivant car ils utilisent et contribuent à développer les services publics et privés, les animations sportives et culturelles, les loisirs pour eux-mêmes et leurs enfants.

Ce facteur de vitalité est de plus en plus déterminant dans la décision de reprise d'une exploitation. La réussite personnelle ne vaut que si elle s'intègre dans un projet collectif où l'émulation est réciproque. De plus, ce "maillage" de communes rurales vivantes permet de répondre au mal de vivre des citadins. C'est une contribution sociale non négligeable à l'équilibre de notre société.

L'espace. L'emploi créé par les jeunes agriculteurs n'est pas anonyme. Il s'installe "là", car il exprime un attachement à une région qui génère une volonté de réussir pour lui-même, son milieu, sa région. C'est un emploi fixé à un territoire qui crée une activité autour de laquelle vont se tisser d'autres activités.

De plus, par la nature même de son activité, l'agriculteur met en valeur le territoire, façonne des paysages, "viabilise" la campagne. Cet aménagement induit répond à une attente forte de la société. Les collectivités territoriales sont sensibles à cette contribution de l'agriculture, à la qualité d'accueil des régions concrétisée par les fréquentations touristiques. Des contractualisations avec les agriculteurs s'organisent, il y a là des gisements insoupçonnés, et je suis certaine que le Fonds de gestion de l'espace imaginé par le CNJA permettra d'installer et de conforter des jeunes dans les nouveaux métiers de l'agriculture.

Plus qu'un projet économique

L'espoir. L'installation, c'est plus qu'un projet économique ! C'est d'abord un projet de vie, une passion forte à partager avec sa famille, son milieu, son environnement. L'espoir suscité par l'arrivée d'un jeune pour prendre la relève ou créer une exploitation est vivifiant pour la commune, les agriculteurs en place, les acteurs économiques, les associations, pour la vie locale dans son ensemble.

C'est une motivation pour chacun car la réussite personnelle ne vaut que si elle s'insère dans un projet de groupe et une réussite collective.

Cet enthousiasme donne l'énergie à tous de surmonter les difficultés car l'espoir … c'est communicatif !

Information Agricole : la priorité dans la loi de modernisation accordée à la politique d'installation des jeunes en agriculture et les mesures qui en découlent sont-elles en mesure de répondre à vos attentes ?

Christiane Lambert : Nous avons beaucoup œuvré pour améliorer cette loi de modernisation dont les premiers projets de l'été 1994 étaient vides de sens. Je crois que l'on peut dire que nous avons bien remonté la pente et que le texte définitif promulgué le 2 février contient finalement des avancées intéressantes en ce qui concerne, notamment, l'installation, qui est un peu le "fil rouge" de la loi. Sans être exhaustif, on peut évoquer des dispositions essentielles comme l'article 15 qui prévoit que "les conditions financières de transfert ou d'octroi des références ou des droits à aides ne donnent pas faire obstacle à l'installation de nouveaux agriculteurs ou au développement des exploitations récentes", la mise en œuvre de répertoires à l'installation dans tous les départements et d'une pré-retraite véritablement restructurante avec une modulation forte en fonction de la destination des terres, un allègement de 50 % de l'impôt sur le foncier non bâti pour les nouveaux installés ou encore l'abaissement des droits de mutation. Toutes ces avancées sont opportunes mais cependant insuffisantes pour lancer une véritable dynamique. Il faut la volonté des hommes sur le terrain et quelques moyens supplémentaires. C'est tout l'objet des décrets d'application de la loi qui doivent être rapides et fidèles, tandis que la charte de l'installation doit amplifier le mouvement par des signaux très forts.

Information Agricole : Justement, que comptez-vous mettre dans cette charte nationale de l'installation prévue par la loi de modernisation ?

Christiane Lambert : L'objectif de cette charte peut se résumer en deux idées : ne laisser aucun projet individuel crédible au bord de la route et créer auprès de tous les partenaires nationaux et locaux un élan d'adhésion en faveur des jeunes. Le maître mot sera donc l'ouverture, dans l'état d'esprit mais aussi dans les mesures concrètes. Nous souhaitons que cette charte évoque bien sûr la phase critique de la transmission mais aussi les dix ans qui précèdent à travers la sensibilisation et la formation, et les dix ans qui suivent avec la "montée en puissance" de l'exploitation. Pas question en effet de "laisser tomber" les jeunes le lendemain du premier versement de la DJA. Un projet d'entreprise se décline pendant au moins toute la durée de l'étude prévisionnelle d'installation.

Un maître mot : L'ouverture

Parmi nos priorités dans cette charte, il y aura notamment :

Le droit à une préparation à I' installation de qualité avec un véritable statut pour le stagiaire "six mois" et une indemnisation correspondant à la situation familiale et professionnelle de chacun.

La concrétisation de la priorité aux jeunes en matière d'accès aux références de production.

L'approche d'une valeur économique de l'exploitation qui devra être utilisée dans l'accès au financement par exemple pour éviter les surenchères d'où les jeunes agriculteurs sortent toujours perdants.

La définition d'une politique d'accès au foncier volontariste qui devra organiser la libération inévitable et massive des moyens de production dans les années à venir. Cela passe notamment par la généralisation des fonds d'avance fermage.

Des avancées significatives en matière de transmission et de succession, domaine dans lesquels les agriculteurs français sont lourdement pénalisés par rapport à nos voisins du Nord de l'Europe par exemple.

Ces points pour l'instant à l'étude et non exhaustifs devront comporter un volet financier car ne croyons pas que nous pourrons inverser ou tout au moins modifier la tendance lourde du déclin démographique sans moyens financiers importants.

Information Agricole : Quel message d'espoir adresser aux jeunes qui s'installent aujourd'hui ?

Christiane Lambert : Le métier d'agriculteur est un métier de synthèse. Il n'existe donc pas une, mais mille agricultures avec leurs caractéristiques et leurs préoccupations propres. Dans ce contexte, l'agriculteur en général, le jeune agriculteur en particulier se doit d'être à l'écoute du monde qui l'entoure. Sa mission consiste dorénavant à produire des biens, mais aussi des services, à être acteur attentionné de l'environnement et des paysages, à animer la vie locale, à accueillir les citadins et à témoigner sa passion. Un métier passionnant porteur d'avenir malgré des difficultés que nous ne pouvons pas passer sous silence. Ces épreuves ne doivent pas être le prétexte à un discours alarmiste et démobilisateur. Il est grand temps de "positiver" le métier. Surtout dans un climat social et économique tendu qui touche en priorité la jeunesse. La "crise des vocations" n'est pas une fatalité. Nous pouvons, si nous nous en donnons les moyens, inverser la tendance et mettre en place une politique volontariste d'installation. Créer un terreau fertile à l'installation, c'est avant tout créer une ambiance favorable sur le terrain qui, à terme, fera voir l'avenir aux jeunes avec plus d'optimisme. Une installation derrière chaque départ c'est donc, au terme de la restructuration importante que vont connaître les exploitations – entre cinq et dix ans suivant les départements –, un objectif ambitieux, stimulant mais toujours réaliste. Et ce message nous devons, nous professionnels, aller le porter dans tous les établissements d'enseignement agricole. Aller dire aux élèves qui ne sont pas encore certains de leurs choix professionnels, à ceux qui pensent que le métier d'agriculteur est un métier totalement héréditaire, "Il y a une place pour toi, nous avons besoin de toi pour construire l'agriculture de demain". Il faut aussi en convaincre les moins jeunes …"