Interview de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "L'Express" du 29 juin 1995, sur la réforme constitutionnelle, la session unique du Parlement et le contrôle parlementaire.

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Média : L'Express

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Les doutes de M. Séguin

S'il cultive son devoir de réserve, le président de l'Assemblée nationale n'en pense pas moins. Il craint que le plan emploi ne soit pas à la hauteur des problèmes. Et rêve toujours d'une "autre politique". Si Juppé échoue…

Ne vous avisez pas de dire à Philippe Séguin que c'est sa politique, l'"autre politique", qui est appliquée aujourd'hui. Il roulerait de grands yeux sombres, mi-colère, mi-rigolard, l'air de dire : pour qui me prenez-vous ? Officiellement, le président de l'Assemblée nationale se concentre sur la revalorisation du Parlement, s'astreignant à un devoir de réserve. Mais il n'en juge pas moins, avec ses critères, les premiers pas de l'exécutif. Et donc le plan Juppé, "Un cautère sur une jambe de bois", estime-t-il, en privé, constatant que la révolution annoncée pendant la campagne par Jacques Chirac comme par lui-même, n'a pas eu lieu. On ne l'entendra pas étaler sa déception. Car il veut, comme Raymond Barre en son temps, à propos e la cohabitation, laisser se dérouler l'expérience Juppé dans sa pureté de cristal. On ne doit pas pouvoir lui imputer une quelconque part de responsabilité dans un éventuel échec. Cela n'empêche pas de craindre – mais en serait-il vraiment marri ? – des résultats décevants pour l'actuel gouvernement.

Le patron des députés redoute, en effet, que les dernières mesures du plan emploi ne s'attaquent au seul chômage conjoncturel, sans combattre le chômage structurel. Il faudrait pour cela changer de logique, inventer un système original à la française, comme les États-Unis et le Japon ont su le faire, chacun selon sa culture. En modèle réduit, l'exemple d'Épinal indiquerait, d'après Séguin, le bon choix : création d'emplois dans les secteurs non concurrentiels, qualité de la vie améliorée pour tous, jonction des préoccupations économiques et sociales. Alors que le chemin suivi aujourd'hui relèverait d'une continuité condamnable, où l'on préférerait toujours la saignée et l'auto-flagellation à l'audace conceptuelle et au bond en avant.

Et que dire des bien-pensants de l'Europe réunis à Cannes ! Des hypocrites, semble estimer l'ancien pourfendeur du traité de Maastricht. Pendant que l'économie française souffre de taux d'intérêts trop élevés, les Quinze persistent à feindre de vouloir réaliser la monnaie unique. Personne n'y croit, mais chacun attend que le voisin porte la responsabilité de l'échec du projet. Ainsi poursuit-on la politique du franc fort avec les taux – ou l'étau ? – correspondants. Séguin s'étonne que l'on pousse l'absurde à son comble : préparer une réforme des institutions européennes prévue pour l'ensemble des partenaires alors que la compétence essentielle de l'Union, la monnaie, serait gérée, elle, en petit comité, au niveau intergouvernemental. Le maire d'Épinal, on le sent, n'a perdu ni sa verve ni son enthousiasme. Son credo demeure identique. Reste, un jour, à l'appliquer.

Séguin n'est pas pressé. S'il doit prendre les commandes à Matignon, il préférerait arriver après la bourrasque prévisible de 1998. Quand il faudra panser les plaies de la majorité et peut-être organiser un front républicain contre le Front national. En attendant, Séguin ne reste pas inactif. Il entretient des contacts tous azimuts, notamment avec les orphelins du balladurisme. "Les exclus ont chaud ensemble", note un léotardien, qui voit dans l'invitation à déjeuner adressée par Alain Juppé au maire de Fréjus pour le 26 juin un signal de prise de conscience à Matignon. Pas question de laisser se constituer une opposition larvée à l'Assemblée sous l'égide de son grand rival. Même si Jacques Chirac lui a promis sa succession. Le chef de l'État ne ménage d'ailleurs pas ses efforts pour amadouer le maire d'Épinal : repas hebdomadaire le mardi, coups de téléphone parfois plusieurs fois par jour…

Mais Philippe Séguin pense déjà que la rentrée parlementaire d'octobre promet d'être animée. Édouard Balladur et ses amis feront une arrivée en force. Et ils savent, comme dit un séguiniste, "lire, écrire et compter". Dès cet été, on ne chômera pas au Palais-Bourbon : l'adoption de la révision constitutionnelle, du collectif budgétaire et des mesures sur l'emploi amènera les députés à siéger jusqu'en août. Les ministres souffriront : le président de l'Assemblée compte leur donner directement la parole sans leur permettre l'aide de leurs technocrates préférés. Au nom de la démocratie parlementaire et en se régalant du bon tour joué à ses amis, Séguin distribuera bons et mauvais points. Ce ne sera pas seulement, voilà nos éminences prévenues, une image d'Épinal.

"Le contrôle, pas la guerre"

L'Express : La principale innovation de la révision constitutionnelle sera la création d'une session unique du Parlement. Cela changera-t-il la réalité de la répartition des pouvoirs ?

Philippe Séguin : L'objectif est non pas d'accroître les prérogatives du Parlement, mais de lui donner les moyens de les exercer effectivement. La session unique est nécessaire pour trois raisons. La première, c'est l'efficacité du contrôle, qui ne doit pas s'opérer seulement deux fois trois mois dans l'année. La deuxième, c'est le rythme de travail européen : Bruxelles n'attend pas qu'on soit passé en session pour avancer sur les matières dont nous aurions normalement à traiter. La troisième, c'est une meilleure répartition du travail sur l'année. L'objectif, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est au total de travailler moins, mais mieux, grâce à une nouvelle organisation.

L'Express : Votre pouvoir de contrôle, vous allez l'exercer mieux grâce à une présence étalée dans le temps ?

Philippe Séguin : Tout à fait. C'est une avancée extrêmement sérieuse. Dans l'intérêt même du gouvernement, d'ailleurs. J'ai été très frappé par l'épisode du CIP. L'affaire a éclaté en période d'intersession. Personne, parmi les parlementaires, ne s'est levé pour défendre le CIP. Si l'on avait été en période de session, devant les attaques de l'opposition, la majorité aurait été forcée, bon gré mal gré, de faire bloc autour du gouvernement. Le renforcement du contrôle, sa permanence, ce n'est donc pas une machine de guerre antigouvernementale, même si certains ministres le croient parfois. Le contrôle est trop souvent compris comme un acte d'hostilité par principe. Ce n'est pas du tout le cas. Les parlementaires voient sur le terrain la façon dont les objectifs sont ou ne sont pas atteints. Le meilleur service à rendre au gouvernement est de le lui dire.

L'Express : Est-il normal que le Premier ministre ait réservé l'annonce de son plan à la presse ?

Philippe Séguin : Le président de la République et le Conseil des ministres seraient aussi fondés que le Parlement à se plaindre ; ils n'ont pas eu davantage la primeur du plan. Ce que je peux comprendre : tout commençait à se savoir. Certains des éléments les plus éminents de l'administration ont perdu le sens de l'État. Il est, à cet égard, tout à fait regrettable de constater que, lorsqu'un texte est au Conseil d'État, c'est aujourd'hui comme s'il était dans le domaine public.

L'Express : Travaux pratiques : vous allez examiner le collectif budgétaire. Comment procéderez-vous pour mieux en contrôler les dispositions ?

Philippe Séguin : Lorsque nous arrivera, l'an prochain, le collectif, à la différence de ce qui va se passer maintenant, nous pourrons normalement évaluer la validité des hypothèses sur lesquelles il est assis est et, ensuite, projeter ses effets possibles, par le biais de moyens nouveaux. Nous prévoyons, en effet, la création de deux offices supplémentaires, organismes communs l'Assemblée nationale et au Sénat, et dotés de moyens financiers. L'un s'appliquera à élaguer la législation devenue touffue et contradictoire. L'autre à évaluer la dépense publique et les choix budgétaires. Mais, cette année, par définition, nous nous en tiendrons au dispositif habituel.

L'Express : Un jour, si l'on vous dit que la politique suivie aujourd'hui était la vôtre, vous direz oui, non ?

Philippe Séguin : On verra. À chaque jour suffit sa peine. Ce n'est pas un mois après la mise en place d'un gouvernement qu'on peut porter le moindre jugement sur son action.

L'Express : Même sur ses intentions ?

Philippe Séguin : Dans la mesure où elles sont fidèles à celles qui ont été définies par le président de la République, on ne peut que les approuver.

L'Express : Les moyens sont-ils adaptés au niveau des problèmes ?

Philippe Séguin : Je crois que chacun doit en émettre le vœu.

L'Express : Pensez-vous, comme votre ami François Fillon, que le RPR doit aussi faire entendre une voix différente de celle du gouvernement et qu'il devra faire plus de politique pour regagner le terrain conquis par le Front national ?

Philippe Séguin : François Fillon a parlé d'or. Il faut porter notre message sur le terrain pour contrer celui du Front national. Encore faudra-t-il veiller à ce que notre propre message s'affirme, se différencie clairement et diffuse nos valeurs de toujours.