Texte intégral
Q - Pourquoi avez vous de devenir Premier ministre en 1988 au lendemain de la réélection de François Mitterrand à la présidence de la République ?
- « Curieuse question ! Vous connaissez beaucoup de gens qui refuseraient ? Vous me posez cette question car dans le cas particulier des relations exécrables qui avaient toujours eu cours depuis vingt ans entre François Mitterrand et moi, il pouvait y avoir un problème.
La raison première était qu'avec une certaine immodestie, je me considérais comme porteur d'une vision un peu rénovée du socialisme démocratique, plus adaptée au marché, plus innovante sur le plan social.
Et puis, il y a un second élément que l'on commence à pouvoir dire, c'est que ma religion était assez faite sur les attitudes politiques et financières, non seulement du président lui-même mais aussi de l'essentiel de son entourage proche. Par conséquent, en acceptant d'être nommé Premier ministre, je savais que ce ne serait pas facile - cela ne l'a pas été - mais que j'aurais une fonction de protection de mon pays devant certaines orientations ou dérives possibles.
Et puis, malgré tout, même s'il est partiel, c'est un formidable poste d'autorité. On y fait des choses et j'en ai fait beaucoup. Certaines avec le Président et son accord. Certaines dans le silence et sans son accord, parce que c'est une compétence primo-ministérielle. D'autres carrément contre lui que j'ai réussi à faire par la ténacité. Et quelques fois nous sommes allés jusqu'au conflit. Il m'est arrivé d'en perdre beaucoup : changer le mode de scrutin des élections régionales, par exemple. Mais j'en ai aussi gagné pas mal. »
Q - Au sujet des régionales, pourriez-vous préciser quelle était la motivation du Président de la République ?
- « Je suis remonté à la charge quatre fois. Sa motivation était simple : il détestait la région. Il avait été vingt-cinq ans président du conseil général. Il adorait le département. Cet homme était peu moderne dans sa culture. Deux ou trois fois, il lui est arrivé de me faire suffisamment attendre pour que je regarde un peu sa bibliothèque : elle était immense en matière littéraire, bien entendu, ainsi qu'en matière juridique et historique. Mais il n'y avait pas un livre d'économie ni de sociologie ou de démographie. Il abordait les rapports entre les hommes par la ruse et la violence. C'était un bon historien et un bon juriste. Par conséquent, sa vision créatrice de l'éveil de la société civile, dont le caractère tardif et limité est quand même le drame français, était nulle. Il considérait même qu'il y avait danger politique à créer trop de choses qui pouvaient devenir des contre-pouvoirs. Par rapport à cela. il détestait la région. II a fini par laisser passer, parce qu'il aimait bien Gaston Defferre, et qu'il laissait tout faire et parfois un peu trop aux gens qu'il appréciait bien, sous condition de complicité privée et même parfois financière.
Dans le Gouvernement qui a fait la décentralisation, en 1981, j'étais ministre l'Aménagement du territoire. Mais lorsque j'avais été nommé, je n'avais que le plan et une médaille puisque j'étais ministre d'État. Pour cacher la misère! Or, au plan, c'était vraiment le ghetto, d'autant plus que le Président avait mis Jacques Delors aux finances, et comme nous étions un peu compétition, cela n'arrangeait rien. Et c'est Pierre Mauroy (il était Premier ministre depuis une heure et demi) qui a tout de suite compris, quand je suis sorti du bureau de François Mitterrand pour aller le trouver, que c'était le placard. Il m'a dit : « Il faut que je te donne en plus l'aménagement du territoire ». Alors, je lui ai dit : « Pourquoi pas ». Puis Mitterrand a avalé. C'était pas son affaire, une évolution lente et progressive de la société française. Piloter sans pouvoir donner de secousses médiatisables, cela ne l'intéressait pas. Donc, il m'a laissé l'aménagement du territoire. Mais il m'a dit que l'on allait faire la décentralisation. Or, j'y tenais d'autant plus que je suis intellectuellement un des pères de la décentralisation, avec l'essai du Club Jean Moulin, qui s''appelait « Décoloniser la province » et qui était de ma plume. Mais il a ajouté : « C'est Defferre qui va faire la décentralisation. Il y tient tellement ». Alors, j'ai été tout de suite intellectuellement effondré car je connaissais mon Defferre. Au lieu de faire une animation autre de l'aménagement territorial de la République, il a régenté et légalisé le règlement de comptes de tous les élus avec les préfets. C'est pour cela que l'on a une décentralisation « pile d'assiettes », mal fichue, peu fonctionnelle.
Mais enfin, les conseils régionaux on été élus au suffrage universel. Moyennant quoi, Mitterrand s'en est toujours méfié. Devenu Premier ministre, je suis remonté quatre fois à la charge pour faire changer le mode de scrutin. Il me l'a interdit. Et il m'a « licencié » dans la semaine même qui était la dernière qui restait étant donné le compte à rebours du délai par rapport à la date des régionales prévues en 1992. Or, pour une fois, j'avais l'accord de la majorité du groupe parlementaire socialiste. J'avais même prévu que le groupe voterait une proposition de loi, ce qui permettait de ne pas passer par l'étape du conseil des ministres, et donc par l'accord de Mitterrand. Mais, il a dû l'apprendre en douce et j'ai été « congédié » dans la semaine. »
Q - Il y a toujours cette ambiguïté de la Constitution : le Président ne peut pas renvoyer son Premier ministre. Vous même vous venez de dire que vous avez été renvoyé. Quel jugement portez-vous sur cette interprétation de l'article 8 de la Constitution ?
- « Quand on n'est pas en cohabitation, le système constitutionnel, référendum de 1962 compris, entraîne un résultat simple : le candidat présidentiel est « l'entraîneur ». Donc une fois élu, Mitterrand a pu nommer tout le monde et contrôler toute la pyramide des hommes. D'abord les candidats-députés, avant de s'occuper des ministres et des fonctionnaires. Sa puissance vient de ce que dans son camp, tout le monde, y compris largement les alliés, comme les radicaux de gauche. c'est lui qui les choisit. Pour les Communistes. ce n'est pas tout à fait vrai, mais on n'en est pas loin. Pourquoi croyez-vous que j'ai été candidat dans les Yvelines? C'était un coin impossible, une « terre de mission » pas très fiable. La preuve. ils m'ont mis à la porte en 1993. Mais je suis allé là-bas pour ne pas dépendre de Mitterrand, pour ne rien lui devoir. On est dans l'amitié la plus fidèle !
Donc le Premier ministre n'est rien. Du point de vue du pouvoir, le Président peut faire chahuter son Premier ministre par sa majorité à l' Assemblée. quand il commence à déplaire. D'autre part, dans la marche de l'État, je ne me suis pas posé la question de savoir combien de temps résister à une demande de démission. Le Président de la République convoque le conseil des ministres, décide de l'ordre du jour et signe les projets de loi et de décrets. Vous êtes totalement coincé dès qu'il n'est pas content. Il n'y a pas l'ombre d'une hésitation possible. Les arguties de juristes sur le fait que la Constitution oublie de dire que le Président peut aussi démissionner le Premier ministre sont secondaires. »
Q - Il vous paraît nécessaire dans ce cas de préserver les formes, c'est à dire, quand il vous renvoie, de faire comme si vous démissionniez ?
- « Je n'ai pas eu le choix. Il m'a demandé ma lettre à 9 heures et demi le matin. Je lui ai envoyé à midi. Il y avait le conseil des ministres entre les deux, qui n'en a pas été informé. »
Q - Donc, cela a été très brutal ?
- « Pas vraiment. Ce qui m'a surpris, c'est de tenir trois ans et cinq jours. Onze cents jours. Je suis dans les « longs » de la Ve République. Il faut dire que cela a commencé avec un coup de cymbales que le Président n'attendait pas et qui m'a beaucoup consolidé : la Nouvelle Calédonie. Et puis, après, nous avons fait le RMI. En l'espèce, il y avait dans la loi plusieurs caractéristiques. Premièrement, c'était populaire. Deuxièmement il y avait unanimité à gauche. Troisièmement, à ma connaissance, c'est la première loi en France qui comportait son propre dispositif d'évaluation. Enfin, la loi avait une caractéristique tout à fait importante : elle a battu tous les records de rapidité de sortie de ses décrets d'application. En un mois et demi, tout était fait et on commençait à payer. C'était du jamais vu. Les gens se sont bien rendu compte de tout cela. Si bien que j'ai tenu longtemps.
Mais Mitterrand m'avait nommé pour que je m'effondre. Le poste de Premier ministre, c'est le plus dur de la République française du point de vue de la fragilité politique et du stress. Parce que le Premier ministre est à la fois le chef de la majorité parlementaire et le chef des services. Qu'il y ait une difficulté quelconque, ce n'est pas le Président que l'on prévient. C'est le Premier ministre qui fait marcher la machine. Simplement, il ne peut pas répondre à une urgence sans demander la permission à l'Élysée. Cela est absolument terrifiant et du point de vue de l'équilibre nerveux, c'est un poste extrêmement difficile. Faites la liste des premiers ministres de la Ve République : il y en a un sur deux qui est sorti de là à « l'horizontale ».
Mitterrand était persuadé de tout cela. Il a eu l'expression, reproduite par deux de ses conseillers : « On lève l'hypothèque Rocard ». « L'hypothèque Rocard », c'était que j'étais meilleur que lui dans les sondages. Crime de lèse-majesté. Or « l'hypothèque » ne se levait pas aussi vite qu'il pensait. Parce que compte tenu de sa grille de lecture, cet homme était persuadé qu'un type aussi naïf que moi finirait par s'effondrer. Le calcul était de peaufiner ensuite son écurie. Et puis, comme je ne m'effondrais pas, cela devenait tout à fait déplaisant. Ça a commencé à sentir un peu le roussi dans le courant de l'été 1990. Celui qui m'a sauvé, c'est Saddam Hussein. C'est un peu difficile de « mettre à la porte » le Premier ministre sans raison pendant que l'on est en guerre. Et cela a tenu neuf mois. »
Q - Dans ces conditions, fallait-il aller à Matignon, sachant que vous ne pouviez ignorer que la tâche serait usante ?
- « La réponse est claire : absolument oui pour quiconque a d'abord le sens du destin de son pays avant du sien propre. En termes de destin personnel, c'est vrai que je prenais un risque tout à fait considérable : celui de me faire « lessiver ». Mais je commençais à prendre un peu d'âge. Et n'oubliez pas quand même le carnet d'adresse. N'importe qui n'est pas ancien Premier ministre.
Mon vrai problème, c'était que Mitterrand n'était pas un honnête homme. Il fallait défendre la France contre beaucoup de choses. Mon objectif principal a d'abord été les nominations. On doit nommer plusieurs dizaines de personnes par conseil des ministres. Là dessus, j'avais assez vite réfléchi et je m'étais fait mon système théorique : protéger la dignité de la fonction publique et le professionnalisme contre le clientélisme et surtout le copinage. J'avais mon ordre des priorités pour protéger à tout prix de toutes interférences de ce genre : 1) d'abord, les endroits où la France fabrique sa valeur ajoutée, donc les entreprises publiques ; 2) ensuite, finances et assurances ; 3) puis, la haute fonction publique ; 4) les généraux ; 5) et enfin l'audiovisuel. »
Q - Et la composition de votre gouvernement ?
- « Ma « cohabitation » avec Mitterrand, comme probablement les temps « vrais » de cohabitation politique, fait partie des plus mauvais rapports Président-Premier ministre. Il faut le savoir. La composition de « mon » gouvernement l'a bien illustré. Le Président s'est amusé à jouer le jeu de la Constitution (Voyez, par exemple, le film : « Les médiateurs du Pacifique » sur la Nouvelle-Calédonie, où je raconte en dix minutes les conditions de ma nomination comme Premier ministre). Je suis chargé de lui faire des propositions. Mais il m'avait donné les consignes verbales suivantes : 1) faire un gouvernement court, ce à quoi je croyais beaucoup ; 2) compte tenu des résultats des élections - il avait eu plus de deux fois ses voix du premier tour au second - c'est d'ailleurs pourquoi j'étais à Matignon : j'étais plus acceptable pour gauche non socialiste que tout autre – il fallait constituer un gouvernement dans lequel il ne devait pas y avoir plus de la moitié de socialistes. J'ai pris l'exercice suffisamment au sérieux, tout en sachant que l'on allait sûrement faire dans le plus parfait haut comique. En fait, j'ai compris que j'aurais un contingent de six ou sept ministres que j'aurais choisis personnellement parmi mes amis.
J'ai cru entrer dans le sujet avec noblesse en confirmant qu'à la Défense il nous fallait Jean-Pierre Chevènement (je savais qu'il y tenait), Pierre Joxe à l'Intérieur et naturellement Pierre Bérégovoy aux Finances. Ce dernier s'imposait absolument puisque, lorsqu'il s'est agi de nommer un Premier ministre, Mitterrand avait le choix entre Pierre Bérégovoy, Jean-Louis Bianco et moi. J'étais celui qu'il appréciait le moins, mais je représentais un « plus » politique largement supérieur à celui de Bianco - qui avait très peu de notoriété - mais même assez largement supérieur à celui de Bérégovoy, qui passait plus pour un apparatchik. J'ai ensuite risqué une phrase du genre : « Êtes-vous sûr, Monsieur le Président, qu'aux Affaires étrangères on ait besoin de quelqu'un d'aussi discuté que Roland Dumas ? ». Je me suis fait rapidement renvoyer dans mes « vingt-deux mètres ». Ça dure dix secondes ! Et puis, à la Justice, j'entame une tirade en disant au Président : « Les rapports avec la justice vont très mal (c'était le début de sortie des « affaires » qui éclaboussaient à l'époque uniquement la gauche)... » En général, il ne faut surtout pas de médecin à la Santé, d'avocat ou de magistrat à la Justice (il y a eu toutefois l'exception de Robert Badinter). Mais, pour une fois, on dérogera, contrairement à tous les précédents qui montrent de manière presque irrévocable - rares sont les exceptions - que quelqu'un sorti d'une profession déterminée ne saurait en être le ministre, parce que le biais professionnel dans le regard est trop fort et le regard extérieur trop faible. En plus, on n'est pas sorti d'une profession sans avoir à l'intérieur des amis et des ennemis. Je propose alors Mme Simone Rozès, premier président de la Cour de cassation. Il répond : « Vous n'y pensez pas. Une adversaire ! Non ce sera Pierre Arpaillange ». Je ne le connaissais pas. Pour le reste, il m'a mis toute sa « garde noire ». Si bien que j'ai pu nommer à mon gré un certain nombre de personnes. mais à des postes de moindre importance, sauf aux Affaires sociales avec Claude Evin qui était là mon plus solide collaborateur, comme Roger Fauroux à l'Industrie. mais il occupait un ministère sans grands pouvoirs.
En réalité, on a dû faire de l'inflation pour rééquilibrer chez les socialistes, car je voulais tout de même en avoir à peu près la moitié de mon côté. Si bien que nous avons battu presque tous les records de l'histoire en matière de composition gouvernementale : il y avait 48 membres !
L'exemple britannique est peut-être à méditer, qui distingue le gouvernement et le cabinet. A mon avis, il faut restreindre autour d'une vingtaine de personnes le cabinet central, ceux qui décident. Mais dans un certain nombre de domaines, un secrétaire d'État, sorte de directeur général d'administration centrale en quelque sorte promu, peut suffire (comme pour les handicapés, les droits des femmes. les anciens combattants). »
Q -
Quelle est votre conception à propos des cabinets ministériels ?
- « Je ne saurai pas répondre en ce qui concerne les cabinets des membres de mon gouvernement. qui se sont débrouillés comme ils ont pu. Sans regard de ma part pour le principe. Et quelquefois des suggestions de ma part sur leur demande. J'ai nommé trois ou quatre ministres qui sortaient du secteur privé et tous ces gens sont arrivés sans connaître personne dans la fonction publique. Donc. on leur a donné des coups de main, mais sans contrôle.
Quant à moi. j'ai naturellement refusé d'avoir des espions de l'Élysée chez moi à Matignon. Mitterrand avait compris. Il n'a même pas tenté. Alors que du temps de Pierre Mauroy, il téléguidait tout.
Quant au regard de l' Élysée sur la composition du cabinet des ministres, il devait être assez faible car je servais tout de même d'écran. Grâce au secrétaire général de l'Élysée, Jean-Louis Bianco. il y a eu d'ailleurs une énorme loyauté et un souci de déminage des problèmes. D'ailleurs, tout cela a fait partie des réseaux qui on empêché Mitterrand de me démolir aussi vite qu'il l'aurait voulu. Bianco était totalement fidèle à son Président mais avec un vrai sens de l'État. »
Q - Et pour finir sur l'organisation gouvernementale, il y a votre fameuse circulaire du 25 mai 1988 sur la méthode de travail du Gouvernement. Vous la portiez en vous avant d'arriver au pouvoir ?
- « J'avais envie d'afficher par écrit que sur le plan des méthodes de Gouvernement, on voulait autre chose. On commençait à connaître la « mitterrandie » dans ses traces. D'autre part, on entrait dans la critique de l'État. Pas une rancoeur, mais un agacement des Français vis-à-vis de l'appareil d'État. En outre, il y avait des conduites ministérielles un peu « insuffisantes ».
Je pense être le Premier ministre qui a le plus faible - et sur trois ans ce n'est pas rien - nombre de saisines du Conseil constitutionnel et surtout de défaites. Et sur une des défaites, c'est moi-même qui l'ai fait saisir car je sentais que l'on était fragiles. En revanche, c'est parce que je l'avais aussi fait saisir sur la CSG avant saisine conflictuelle qu'on est passé entre les gouttes sur la CSG.
Il fallait écrire tout cela. J'avais là-dessus votre collègue, l'infatigable Guy Carcassonne. En fait, c'est lui qui a écrit cette circulaire, que j'ai annotée corrigée. On en avait beaucoup parlé auparavant. Mais on a agi très rapidement : la circulaire est sortie alors que j'étais Premier ministre depuis moins de trois semaines. »
Q - Pendant le temps où vous avez été Premier ministre, est-ce que la Constitution vous a donné des moyens de gouverner, alors que vous ne disposiez que d'une majorité relative à l'Assemblée nationale ?
- « Naturellement. Le « 49-3 » c'est du béton armé! Je suis d'accord pour le contingenter un peu. Mais notez bien que, sur tous les Premiers ministres qui s'en sont servi, je sois le seul à l'avoir fait légitimement. L'usage le plus fréquent du 49-3 consiste à bousculer ou brimer sa propre majorité. Moi, je ne m'en suis servi que lorsque je n'avais pas de majorité. Et puis il faut bien comprendre que quand on se sert du 49-3 une fois, on s'en sert trois fois : première lecture, deuxième lecture. troisième lecture, On en a été plutôt relativement économes.
Mais j'avais mis mon point d'honneur à faire autrement et cela a relevé de ma seule décision : légiférer aussi peu que possible. Je suis à environ vingt-huit textes par session, contre une moyenne de trente-trois ou trente-quatre. En effet, la loi est trop symbolique. Dès que vous passez par la loi, d'abord vous prenez six mois. ensuite vous êtes à peu près sûr que vous aurez de le symbolique et au nom de la symbolique des stupidités. Aussi, presque tout ce qui été fait sur le renouveau du service public est réglementaire. Et ainsi, pas de symbolique. On évite les crispations. Prenons l'exemple de la prime aux agents de l'administration : c'est techniquement de l'intéressement. Mais j'ai appelé cela « retour collectif de modernisation », de manière à être sûr que personne ne comprendra. Si je l'avais appelé « intéressement », j'aurai eu trois cent mille cégétistes dans la rue, une grande symbolique à l'Assemblée nationale et je ne passais pas. En plus, on a pris des décrets. Personne n'y a rien vu.
J'ai une thèse : la France un pays qui adore la symbolique, qui aime s'entre-déchirer. qui est culturellement fractionné. Or, tout combat symbolique est infernalement long. Il faut l'autorité du Général de Gaulle pour livrer un tel combat. Mais de Gaulle avait une légitimité de temps de guerre. Sa légitimité ne s'est pas construite dans la paix. Or, la guerre c'est moralement simple : on sait où est le bien et le mal. En revanche, les légitimités politiques construites en temps de paix ne peuvent se faire que par des successions de compromis. Il n'y a jamais de grandeur là-dedans. Par définition. Il faut bien voir alors ce que l'on demande à des dirigeants en temps de paix. Une chose est sûre, plus on leur demande du sacré et de la symbolique, plus on les met en déphasage.
Je tire de cette thèse une autre thèse : si on se lance dans une idée de réformer la Constitution de la Ve République, je suis sûr que l'on part pour deux ou trois ans de paralysie des institutions politiques en ne s'occupant que de cela, car plus personne n'a d'autorité sur son camp aujourd'hui. A mon avis, ça n'en vaut pas la peine. La Constitution actuelle a des vertus indéniables. D'abord, en période de non-cohabitation, elle ne marche pas si mal. Il y a de la stabilité. Les problèmes institutionnels deviennent secondaires et on peut travailler sérieusement. Ensuite, en période de cohabitation, le système ne marche pas mal non plus. Et même, on peut dire qu'il peut marcher mieux qu'en temps de non-cohabitation. En effet, pour les administrations centrales, on sait plus clairement où est le pouvoir. A l'Élysée, on ne prend plus que des précautions, des assurances... Mais on sait qui décide. En plus, on est obligé de travailler avec un véritable mécanisme d'horlogerie, qui peut donner de très beaux résultats. Au fond, c'est sans doute un peu plus commode lorsqu'il n'y a pas cohabitation, mais la manière dont la cohabitation marche ne mérite pas qu'on aille dans l'enfer de deux ans de bataille pour changer encore une fois de Constitution. La France a déjà beaucoup donné en ce domaine. Ouvrir le chantier de la réforme constitutionnelle aujourd'hui, c'est ouvrir une boîte de Pandore. Rien ne fait vraiment l'unanimité. En tout cas le prix à payer me paraît largement excessif. Cette conviction est très force chez moi. »