Texte intégral
I. Levaï : Vous avez dit hier soir en conclusion de 7 sur 7, qu'un "grand Président, serait celui qui parviendrait à résorber le chômage". Au-delà de l'intention louable n'est-ce pas un engagement dangereux quand on se souvient de la promesse de Mitterrand en 81 qui a suivi 14 ans après, c'est-à-dire un chômage en extension avec 1,4 million de chômeurs en plus, et même si l'inflation a été maîtrisée ?
J. Chirac : J'avais défini ce que devait être un Président pour la France avant et vous ne citez qu'une conclusion. Je crois qu'en effet, aujourd'hui un grand président doit être quelqu'un capable de mener une autre politique, susceptible de diminuer fortement le taux d'inactivité dans notre pays et je pense que c'est possible. Je prends mes responsabilités, j'ai fait des propositions. J'entendais tout à l'heure évoquer ici le rapport Mc Kinsey et le commentaire était qu'il y avait un nombre important de personnes qui ne comptaient pas parmi les chômeurs, mais qui en réalité étaient exclues du monde du travail parce que bénéficiaires de minima sociaux sous forme de CSE ou de contrats de retour à l'emploi. On disait que c'était ce que je voulais or c'est tout à fait le contraire. Je suis hostile à mettre tous nos moyens sur le traitement social du chômage qui est une nécessité de solidarité mais qui ne peut pas être un objectif. Et je souhaite que l'on puisse avoir un traitement économique du chômage, dépenser notre argent pour maintenir ou créer des emplois plutôt que pour indemniser des chômeurs.
I. Levaï : Le chiffre de 200 000 chômeurs de moins par an d'E. Balladur vous paraît un chiffre insuffisant.
J. Chirac : Honnêtement ça ne me paraît pas un objectif. Ça veut dire que nous allons entrer dans le troisième millénaire, je ne sais plus qui évoquait cette perspective avec 4 millions de chômeurs en réalité. C'est-à-dire 5 millions d'exclus aujourd'hui du monde du travail moins un. Non, ça ne peut pas être un objectif. Notre objectif c'est de tout faire non pas pour lutter contre les effets mais contre les causes du chômage et donc trouver le moyen de créer des activités. C'est-à-dire encourager ceux qui travaillent et qui investissent, les forces vives de la nation, c'est aussi développer tous ces emplois de proximité qui n'existent pratiquement pas chez nous, c'est enfin avoir une politique consistant à comprendre qu'un chômeur coûte en gros 120 000 francs par an à la nation et que chaque fois qu'on dépense une somme inférieure à celle-ci pour maintenir ou créer un emploi on va dans la bonne direction.
P. Le Marc : Il y a, en matière européenne, une thèse sur laquelle le projet d'E. Balladur et le vôtre sont assez semblables, mais il y a quand même une différence : c'est le calendrier de la monnaie unique, la date de 1997. E. Balladur estime que c'est un objectif prioritaire pour stabiliser les monnaies européennes mais aussi pour consolider l'économie française. Vous semblez être plus flou sur le respect de ce calendrier et C. Pasqua dit que "ça peut vous donner des marges de manœuvres au plan budgétaire". Ces deux lectures sont-elles exactes ?
J. Chirac : Oui, vous avez raison. Le traité de Maastricht a été ratifié et il sera appliqué. Il prévoit que l'on passe à la monnaie unique soit en 97 soit en 99, en fonction du fait que l'on a ou non atteint ce qu'on appelle les critères de convergence, que l'on a ou non réussi à résorber nos déficits. Vous vous souvenez qu'E. Balladur veut passer à la monnaie unique en 97, je me permets de le dire qu'il est le seul. Je n'ai pas entendu d'autres experts ou hommes politiques soutenir cette thèse. Ni R. Barre, ni V. Giscard d'Estaing, dont chacun connaît la foi européenne, et l'engagement européen, ne soutiennent cette thèse. Pourquoi ? Parce que si on voulait faire cela, on aurait la nécessité de diminuer nos dépenses budgétaires ou d'augmenter notre fiscalité dans des conditions qui sont, d'ici 97, à l'évidence impossibles ou insupportables. Il y a donc une certaine démagogie à affirmer quelque chose comme cela. Ce qu'il faut, par contre, c'est pouvoir le faire en 99 et pour deux raisons : la première, c'est qu'il faut impérativement et nous avons besoin de ce temps-là jusqu'en 99, diminuer notre déficit et notre endettement, en clair, remettre de l'ordre dans nos finances publiques qui en ont un grand besoin. Deuxièmement, c'est capital, il faut que nous puissions entrer dans le système de la monnaie unique, sur un pied d'égalité et non pas en situation d'infériorité par rapport aux Allemands.
A. Ardisson : Vous pensez pouvoir agir sur le chômage par la volonté politique, par le changement de politique. Peut-on aussi agir sur la croissance par la volonté politique, en positif ou en négatif du reste puisque certains craignent que les mesures que vous préconisez ne cassent un peu le mouvement ?
J. Chirac : Qu'est-ce que la croissance c'est l'activité. L'activité est liée d'une part à une conjoncture internationale, c'est vrai, qui aujourd'hui est en voie d'amélioration et on voit la croissance plus forte que chez nous dans d'autres pays. Elle est liée aussi à l'encouragement que l'on donne dans un pays à ceux qui travaillent, aussi bien salariés que travailleurs indépendants et à ceux qui investissent. Ceux-là même qui depuis 15 ans ont été en France systématiquement découragés. Au profit de la spéculation, au profit des placements financiers sans risques. Je vous dis donc que si nous n'avons pas une politique d'encouragement aux forces vives de notre pays, une politique permettant notamment à l'ensemble de nos PME d'être plus dynamiques, en ayant un meilleur accès au crédit, en ayant moins de charges fiscales, moins de contraintes administratives, alors nous ne réussirons pas. Par contre, si nous les encourageons ainsi, nous pouvons être sûrs que ces 2,4 millions d'entreprises qui existent en France et qui sont 2,4 millions de possibilités de créer un emploi, assumeront réellement le développement économique et donc la question de l'emploi. Ce n'est pas le seul moyen mais c'est un moyen important pour conforter la croissance.
I. Levaï : C'est ce que vous appelez votre "autre approche", vous ne dites pas l'autre politique mais vous avez dit hier aussi que vous vouliez "changer les hommes". Vous dites en gros : "Résorber le chômage" c'était déjà un engagement de Mitterrand, "l'autre approche de la politique" c'était aussi ce que proposait Mitterrand et "le changement des hommes" c'était aussi ce que proposaient les socialistes ; est-on condamné, chaque fois que s'ouvre un nouveau septennat, aux même formules ?
J. Chirac : Mais je ne suis pas M. Mitterrand. M. Mitterrand a pris des engagements et ensuite fait la politique qu'il a estimé devoir faire et qui s'est à l'évidence traduite par un échec, tel que les Français l'ont perçu et signifié aux élections législatives de 93. Moi je fais des propositions concrètes, je ne fais pas des vœux pieux. Je suis sûr qu'aujourd'hui, avec une autre politique, on peut avoir des résultats meilleurs. Je crois que nous sommes enfermés depuis 15 ans, dans un système de pensée qui n'a absolument pas bougé. Le résultat c'est que nous avons acquis la conviction, on nous l'i imposée, que nous ne pouvions avoir c'était de l'indemniser. Or je crois au contraire, que nous ne sommes pas contraintes par des forces extérieures à ne rien faire, que nous avons la possibilité de réagir et c'est ce que je propose. Pour cela il faut changer les choses.
I. Levaï : Je note que vous n'avez pas pris d'engagement sur le SMIC, une augmentation du SMIC…
J. Chirac : Le SMIC d'abord a été contesté par certains. J'ai toujours dit que le maintien en France d'un SMIC, était une nécessité absolue. Ensuite, le débat s'est porté sur le pouvoir d'achat des salariés. Un certain nombre de gens, à commencer par le Premier ministre, ayant sous l'impulsion de tous ces bien-pensants qui lui font des rapports, considéraient qu'il y avait une sorte d'opposition entre l'amélioration du pouvoir d'achat et la lutte contre le chômage. J'ai pris depuis des mois la position inverse en disant qu'il n'y avait pas d'opposition entre l'amélioration des salaires et la lutte contre le chômage. Tout simplement, parce que quand cela correspond à une production, 1 franc de salaire est un franc qui n'est pas inutile mais qui va vers la consommation ou vers l'investissement.
I. Levaï : 1 franc d'indemnisation ça va aussi à la consommation.
J. Chirac : Oui mais il vaut mieux produire davantage que de produire moins. Je ne vois pas en quoi ma position remet en cause le SMIC.
I. Levaï : Mais vous ne parlez pas de son augmentation, vous ne la chiffrez pas.
J. Chirac : Mais je suis candidat aujourd'hui à la présidence de la République, je ne suis pas candidat au poste de ministre des affaires sociales. Chacun son métier.
I. Levaï : Vous avez corrigé comment ?
J. Chirac : Hélas ! Bien modestement mais c'est un vrai problème. La décentralisation doit être accompagnée d'une grande réforme qui n'a pas encore été tellement conduite, celle de la déconcentration. La déconcentration c'est le fait pour les pouvoir parisiens, ceux de ministères, d'être délégués aux représentants de l'État dans les départements ou dans les régions, là encore pour rapprocher la décision de ceux qui ensuite la supportent. Cela c'est aussi un grand mouvement nécessaire. Pour l'exclusion il faut deux choses s'agissant de l'administration : il faut une proximité. Et c'est évident que c'est à partir d'un pouvoir de proximité que l'on pourra efficacement lutter contre l'exclusion, contre l'exclusion actuelle et surtout pour la rendre impossible demain ce qui doit être évidemment notre objectif. Il faut aussi une volonté politique au plus haut niveau, agir sur les causes de l'exclusion, l'une des principales étant le chômage et il y en a d'autres, on a évoqué le SIDA, c'est aussi une cause inacceptable de l'exclusion et qui mérite une autre politique. Enfin, s'agissant de l'exclusion, il y a la réforme à faire pour donner aux associations dont le rôle de plus en plus essentiel, les moyens de pouvoir agir avec plus d'efficacité.
I. Levaï : Dans "Une nouvelle France", vous écriviez vouloir un vrai grand débat d'idées pour éviter les sempiternelles questions de personnes.
J. Chirac : Je ne sais pas si vous trouvez qu'on n'y est pas, mais on n'en est pas loin. J'écoutais tout à l'heure votre confrère qui faisait a revue de presse et qui commençait sa revue de presse, reflétant parfaitement ce qui s'écrit dans les journaux parisiens, en disant que c'est une campagne qui ne ressemble à rien. Je trouve cette manière de dérision à l'égard de la campagne, à l'égard de ceux qui la font et qui travaillent beaucoup, qui écoutent, qui dialoguent et de ceux qui y participent infiniment superficielle et, pour dire la vérité, très médiocre. C'est tout à fait le résultat de 15 ans de pensée unique, qui fait que seuls comptent les clapotis des antichambres parisiennes. Je peux vous dire que ce n'est pas vrai. Sur le terrain, je vais presque tous les jours au contact d'associations, de réunions de responsables de choses et d'autres, de personnes âgées, de l'agriculture aux PMI-PME, en passant par les hôpitaux. Je vois des gens qui sont vraiment intéressés et motivés par la campagne, qui posent des questions sérieuses sur ce qui est dit par les autres. Je trouve que cette dérision dont on veut marquer cette campagne, on le fait chaque fois ! On a eu en 1993 une magnifique campagne sur le terrain. Les Français ont vraiment associé leurs réflexions à celles des hommes politiques. Il y a eu un résultat important. C'était les mêmes réflexions de la part de tous ces observateurs parisiens qui viennent faire des commentaires. Je suis choqué par cela. La campagne avec les Français, dans ce dialogue, sur le terrain, est une vraie campagne et une bonne campagne.
I. Levaï : J'ai lu les journaux parisiens et régionaux…
J. Chirac : Les journaux régionaux sont beaucoup plus réalistes.
I. Levaï : Oui, mais en même temps, il est vrai qu'on a connu par le passé des campagnes idéologiquement fortes. Ce qui est nouveau, c'est que vous êtes deux à faire la course en tête dans la majorité. C'est pour cela qu'elle ne ressemble à rien de ce qu'on a connu.
J. Chirac : C'est un autre jugement. Dire que la campagne n'a aucun intérêt est une chose. Dire qu'elle ne ressemble pas aux précédentes en est une autre. Là, vous avez raison. Les idéologiques se sont un peu effondrées partout dans le monde. En France, le socialisme a été rejeté pour échec de la façon la plus claire. C'est pourquoi je dis qu'aujourd'hui – ce ne sera pas vrai demain, certainement, quand la gauche se sera refondée – le vrai débat n'est pas un débat gauche-droite, c'est un débat entre la continuité d'une action qui est incarnée par E. Balladur et le changement nécessaire que je m'efforce d'incarner et que je propose. Je crois qu'aujourd'hui, au-delà des critères droite-gauche, en se fondant sur les valeurs de la République qui ne sont ni de droite, ni de gauche, le débat est entre la continuité et le changement, non entre la droite, ni de gauche, le débat est entre la continuité et le changement, non entre la droite et la gauche. Ça, c'est un fait. C'est mon analyse.
I. Levaï : Oui, mais avec les mêmes forces sociales et les mêmes projets. Il y a peu de différences entre le projet Balladur et le vôtre.
J. Chirac : C'est vous qui le dites. Je considère qu'il y a une différence fondamentale culturelle : je considère qu'en continuant ce que nous faisons, en l'améliorant ou en le peignant avec des demi-mesures, nous ne réussirons pas à redresser la situation ou à forcer le destin de notre pays. Il faut un vrai changement. C'est un problème de culture. Je ne crois pas aujourd'hui que dans l'équipe d'E. Balladur ou dans sa pensée, dans son analyse, il y ait véritablement une volonté de changement qui caractérise celle qui est la mienne.
D. Broccard : Faut-il généraliser le rythme scolaire expérimenté à Épinal qui permet de pratiquer des activités culturelles ou sportives trois après-midi par semaine ?
J. Chirac : Oui, sans aucun doute. Ça mettra un peu de temps. C'est nécessaire pour l'épanouissement des enfants, pour l'accès de tous aux disciplines de la sensibilité, de la culture et du sport. Ça a très bien réussi, naturellement, à Épinal, où j'ai pu constater l'adhésion totale des différentes associations de parents d'élèves comme des enseignants ou des élus. Il faut le généraliser, comme cela existe dans un certain nombre de pays anglo-saxons. Ceci étant, cela suppose des moyens supplémentaires, des dépenses supplémentaires. Par conséquent, il faudra quelques temps. Mais c'est un objectif prioritaire. Si l'on veut l'égalité des chances entre les enfants et que ceux qui n'ont pas la chance d'avoir un environnement familial qui leur permet de compenser l'insuffisance de possibilités d'accès à la culture ou au sport, ceux-là seront les premiers bénéficiaires.
P. Le Marc : Y a-t-il un débat sur les institutions ? Le lien entre le Président et l'opinion n'est-il pas trop fragile dans ce que vous proposez ? E. Balladur dit que vous soulevez un faux problème.
J. Chirac : Notez une différence de fond. C'est une différence que nous avons développée depuis longtemps. Je considère que le général De Gaulle avait en 1958 défini des institutions comme toujours avec sa vision des choses, parfaitement adaptée à notre pays : il avait refusé le régime présidentiel et voulu un régime parlementaire. Il avait donné des responsabilités éminentes au chef de l'État – assumer l'impulsion, la cohésion nationale, l'intégrité et l'indépendance de la nation – mais il avait laissé le gouvernement gouverner et le Parlement légiférer et contrôler. Petit à petit, le Président de la République est devenu une sorte de super Premier ministre.
P. Le Marc : Parce que tout pouvoir va au bout de son pouvoir.
J. Chirac : Le général De Gaulle avait démontré que votre affirmation n'est pas obligatoirement démontrée.
P. Le Marc : La dérive des institutions l'a démontré.
J. Chirac : Oui, mais il faut revenir à une lecture démocratique et républicaine. C'est un débat très long et un peu technique. Mon sentiment, c'est que c'est là le cœur et la racine de toutes nos difficultés. À partir du moment où le Président de la République aspire vers lui les pouvoirs, le pouvoir est exercé par une technostructure qui l'entoure. C'est à partir de là que le politique perd ses responsabilités, qu'il soit au gouvernement et encore plus au Parlement. Autrement dit, en un mot, on avait au départ un Président qui présidait, qui donnait l'impulsion, les arbitrages. On a aujourd'hui, en dehors des périodes de cohabitation, un Président qui décide. On avait un gouvernement qui gouvernait, conformément à l'article 20 de notre Constitution. On a ensuite un gouvernement qui exécute. On avait un Parlement qui légiférait et qui contrôlait l'action gouvernementale. On a un Parlement qui entérine. Ça ne marche plus. Il ne faut pas chercher ailleurs le fait que le politique a abandonné ses pouvoirs à la technocratie. Ça ne marche plus. C'est ce qui explique que tout soit bloqué. À partir du moment où les technocrates ont pris le pouvoir, toute réforme devient quasiment impossible. La haute administration – par ailleurs admirable sur le plan de sa compétence et de son honnêteté – défend sa caisse, sa ligne budgétaire, son pré carré et ne peut pas accepter de réformes. Si depuis 15 ans, aucune réforme réelle n'est intervenue pour adapter notre société à son temps, c'est précisément à cause de cette situation.
I. Levaï : Mais le Président a toujours besoin de se relancer via le référendum. Le ferez-vous aussi, si vous êtes élu ?
J. Chirac : J'ai réaffirmé que la Constitution ne devait pas être retouchée, sauf sur un point, sur lequel il y a un consentement général : l'élargissement du champ d'application du référendum. Pour les grands problèmes qui intéressent les Français, leurs enfants, la France, il est légitime et démocratique que les Français puissent se prononcer directement eux-mêmes.
A. Ardisson : Votre politique est-elle compatible avec une large décentralisation, comme ce qui touche à l'exclusion ?
J. Chirac : La décentralisation est une nécessité et n'est pas arrivée à son terme, parce que on prend de meilleures décisions quand on est très proche des gens et des problèmes que quand on en est très loin. Elle doit être impérativement corrigée par une politique volontariste d'aménagement du territoire. Sinon, les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent ; je suis à la fois maire de Paris, région riche, et député du plateau de Mille-Vaches, région très pauvre. Je vois ce ciseau s'écarter.
I. Levaï : On a évoqué dans la presse l'affaire de maternité de La Mure. Si on veut corriger de pareils errements, il faut les corriger de Paris ou sur le terrain ? Qui est responsable, l'administration ? Qui ?
J. Chirac : L'administration naturellement. Je suis très choqué par cette affaire de la maternité de La Mare. J'avais déjà subi dans ma région un phénomène de même nature à Aubusson et tous les spécialistes, la communauté scientifique et médicale, expliquent et je lisais récemment un rapport venant du ministère de la santé, qu'il n'y a pas de rapport entre la qualité des soins et la taille d'une maternité. Ce dont je suis tout à fait convaincu pour avoir visité beaucoup d'hôpitaux, petits et grands. Et d'autre part, que les petits hôpitaux et P. Séguin le disait l'autre jour à juste titre, dans une large mesure, coûtent moins cher à la collectivité locale que les trop grands. Et on le voit bien car le gigantisme est forcément coûteux.
I. Levaï : Même quand les lits sont vides ?
J. Chirac : Ce n'est pas un problème de lits. Les lits, quand ils sont vides, il faut les transformer, notamment en lits de long séjour. Mais ce n'est pas un moyen de faire des économies, car ce qui coûte cher dans un hôpital, c'est le plateau technique. Donc c'est un faux problème. Donc, le maintien d'un certain de petits hôpitaux est tout à fait compatible avec une maîtrise des dépenses de santé. Il faut une grande réforme de l'hôpital qui n'a pas été réformé depuis 58. C'est vrai. Mais ce n'est pas en fermant les petits hôpitaux. En revanche, on participe à un phénomène de désertification du territoire, on éloigne une fois de plus le service du citoyen, c'est-à-dire qu'on crée des citoyens de deux catégories, ceux qui ont le service public à portée de mains et ceux qui ne l'ont pas. C'est inadmissible. On a fait en 1789, les Droits de l'homme. En 1945, on a proclamé les droits économiques. Eh bien, je crois qu'il est temps aujourd'hui de proclamer les droits des territoires et de ceux qui les habitent, à l'égalité des chances.
I. Levaï : Je croyais que vous alliez dire, les droits sociaux.
J. Chirac : On les a déjà reconnus les vrais droits sociaux.
P. Le Marc : P. Séguin semble redouter que vous vous laissiez voler votre victoire et votre message par le conservatisme ambiant et il vous conseille d'ancrer votre majorité en l'ouvrant. Est-ce qu'on va parler d'ouverture si vous êtes élu à la présidence de la République ?
J. Chirac : Quand il y a une élection à la présidence de la République, il y a toutes celles et tous ceux qui ne font pas obligatoirement partie de la majorité parlementaire antérieure et qui ont fait confiance à un homme qui représente effectivement une majorité présidentielle nouvelle. Voilà.
P. Le Marc : Mais d'où peuvent venir ces apports ?
J. Chirac : En tous les cas, ce n'est certainement pas des états-majors de parti et nous sommes en un temps où ce n'est pas là que se situe de problème. Il ne s'agit pas de faire je ne sais quelle combine derrière des paravents pour s'entendre avec telle ou telle personnalité qui prétend représenter quelque chose. Le problème en revanche, c'est l'adhésion d'un maximum de Françaises et de Français à un projet qui dans le cas qui nous concerne aujourd'hui, et en tous les cas, qui me concerne aujourd'hui, est un projet de changement. Je suis naturellement sensible à toutes celles et tous ceux, d'où qu'ils viennent, qui adhèrent à ce projet.
I. Levaï : Donc, vous ne recevrez pas entre les deux tours, M. Le Pen.
J. Chirac : Il y a vraiment peu de chances. Et c'est une image.
I. Levaï : Les sondages le créditent de 12 % et il détient d'une certaine façon la clef du second tour. Donc la question qui est posée, c'est, les électeurs du FN, il faut les situer chez J. Chirac ou chez E. Balladur ?
J. Chirac : Je ne sais pas où il faut les situer, ce sera à eux de le déterminer. Ce que je sais en revanche et qui m'a toujours un peu étonné, c'est que J.-M. Le Pen, qui m'a toujours et depuis longtemps, pris pour sa cible préférée, dit ou laisse entendre chaque fois qu'il intervient, qu'à tout prendre, il apporterait son soutien, le cas échéant à E. Balladur. Personne ne le relève. D'ailleurs, si tel est le cas, je n'ai rien à y redire.
I. Levaï : On a même relevé que M. Mégret, ce week-end, a prétendu que si vous êtes élu Président de la République, on aura un Président de la République mis en examen.
J. Chirac : Je ne l'ai pas noté et pas non plus entendu, j'avais probablement autre chose à faire ce week-end qu'à écouter M. Mégret. Ce que je veux simplement vous dire c'est que, supposez que M. Le Pen ait dit le même chose sur moi, vous imaginez un peu le tollé, que ça aurait fait. Enfin, M. Le Pen a ses positions, il m'est préférentiellement et systématiquement hostile depuis longtemps et je lui dis, très simplement, qu'il le reste.
I. Levaï : On a dit aussi que pour ses signatures, vous aviez intérêt à ce qu'il soit candidat et que le RPR l'aurait aidé. Non ?
J. Chirac : Soyons sérieux. Le RPR a toujours été l'ennemi numéro un de M. Le Pen. Vous ne l'êtes pas quand vous dites des choses. Vous le dites au second degré, avec un œil qui rite, je le vois bien et donc sans aucune espèce d'arrière-pensée, mais l'auditeur qui écoute cela en se rasant le matin, peut prendre ça au premier degré et se dire après tout, c'est peut-être vrai. Et bien non, ce n'est pas vrai.
I. Levaï : Mais vous marquez une frontière nette. C'est bien.
J. Chirac : Demandez plutôt à E. Balladur s'il met une frontière aussi nette que la mienne. C'est un conseil que je me permets de vous donner ?
D. Broccard : P. Séguin est favorable à l'instauration d'une session parlementaire unique de 9 mois, vendredi vous avez dit que c'est une idée à creuser. De quelle façon allez-vous le faire ?
J. Chirac : Le problème est le suivant : pourquoi P. Séguin fait-il cette proposition ? Tout simplement parce que et à juste titre, il considère que le Parlement doit contrôler de façon beaucoup plus attentive qu'aujourd'hui l'action du gouvernement. Et il a raison. Si l'on veut rendre le pouvoir au politique, il faut que le Parlement joue tout son rôle dans sa fonction de dialogue, dans sa fonction de fabricant de la loi et aussi dans sa fonction essentielle de contrôle. Et on peut difficilement contrôler lorsque l'on est réuni que six mois par an. D'où l'idée de P. Séguin. Naturellement, cette réforme suppose une réforme de la Constitution. Ce qui, de mon point de vue est un peu contrariant. C'est la raison pour laquelle j'ai dit qu'il y avait là une idée forte qui correspondait à la nécessaire réhabilitation démocratique du Parlement et qu'elle devait être discutée.
P. Le Marc : Vous annoncez l'arrivée d'hommes nouveaux au gouvernement. Êtes-vous sûr que l'Assemblée élue en 93 a le changement dans la tête. On a dit que c'était une des assemblées les plus conservatrices élue par la France.
J. Chirac : Ne croyez pas tout ce qu'on dit. Je connais bien les parlementaires, qu'ils soient de l'UDF du RPR, qu'ils se soient prononcés pour E. Balladur ou pour moi et je peux vous dire qu'à quelques exceptions près, tous sont des hommes de terrain qui ressentent parfaitement ce que pensent et ce que disent les Français et qui demandent, souhaitent et réclament le changement. Tous ou presque.
I. Levaï : Mais c'est une majorité lourde.
J. Chirac : Oui mais pas conservatrice. C'est peut-être l'une des moins conservatrices que nous ayons eues.
I. Levaï : Mais ce n'est pas facile non plus de gouverner. Vous avez parlé des contre-pouvoirs tout à l'heure et dans les inquiétudes qu'on entend ici ou là, il y a celle de la machine RPR. On distingue d'ailleurs, on dit il y a J. CHIRAC et il y a une machine. Et il y a déjà la crainte de l'État RPR. Est-ce que ça ne nous amènerait pas trop vite à un troisième tour social ?
J. Chirac : Qu'est-ce que vous appelez un troisième tour social ?
I. Levaï : Si vous faisiez une dissolution avec une majorité qui serait la vôtre, vous auriez peut-être une représentation plus nette du pays réel à l'Assemblée nationale.
J. Chirac : Je ne crois pas que cette approche soit la bonne. D'abord, le thème de l'État RPR comme ça a été celui de l'État socialiste, ou d'ailleurs de l'État Balladur, il faut bien le dire avec l'extraordinaire mainmise depuis deux ans par le gouvernement sur l'ensemble des activités économiques et même a-t-on dit parfois médiatiques ; ceci doit être et là, il y a aussi une révolution culturelle, c'est pourquoi je vous dis que nous sommes dans une période de grands changements, ceci doit être proscrit. Et je ne le dis pas par intérêt de circonstances, je le dis par conviction. L'État doit être impartial. Le temps est venu de revenir aux valeurs de la République. Notre affaiblissement actuel tient au fait qu'on les a un peu ignorées depuis 15 ans. Et parmi les valeurs de la République, l'impartialité de l'État est tout à fait essentielle. Et je crois que si un nouveau président de la République veut donner de la force à la France et veut réussir sa politique de changement, il devra être un État parfaitement impartial.
A. Ardisson : Les sondages jouent au yo-yo, actuellement il y a une législation…
J. Chirac : Pardon, j'ai oublié de répondre à la question de M. Levaï. La dissolution n'est pas un jouet donné par la Constitution au Président de la République pour asservir le Parlement.
I. Levaï : C'est une arme dont il vaut mieux ne pas se priver.
J. Chirac : Permettez-moi de vous dire que je connais la Constitution et l'esprit dans lequel elle doit être appliquée. La dissolution est un moyen de résoudre une crise politique incontournable et sans solution. Le Président de la République qui dissoudrait alors qu'il a une majorité qui le soutient, ferait un abus de pouvoir. Et en tous les cas, je ne le ferais pas. Pardon A. Ardisson.
A. Ardisson : Actuellement, la législation interdit les sondages la dernière semaine. Elle a été prise à une époque où ils étaient moins développés que maintenant. Faudrait-il renforcer cet interdit pour ne pas fausser le jeu de l'élection ?
J. Chirac : C'est un autre problème. Je crois qu'il y a un vrai problème des sondages qui demande à être examiné. Mais il faudra le faire après l'élection avec l'ensemble des spécialistes, politologues et responsables des sondages pour voir dans quelle mesure, involontairement, ils ne peuvent pas se traduire par une manipulation de l'opinion publique, ce qui serait dangereux pour la démocratie.
Date : jeudi 6 avril 1995
Source : France 2
La France en direct
Présentée par Bruno Masure, réalisée par Frédéric Duchêne, rédacteur en chef Pierre Géraud
Invité : Jacques Chirac
M. Masure : Bonsoir et bienvenue pour cette dixième édition de "La France en direct".
Dernier invité et non des moindres, Jacques Chirac, bonsoir.
M. Chirac : Bonsoir.
M. Masure : Deux, trois petites questions tout à fait sans importance pour se chauffer, pour se détendre. Tout d'abord, une petite devinette : Quelle est la différence entre Dieu, le vrai, et Jacques Chirac ?
M. Chirac : J'attendrai que vous me précisiez. Je n'ai pas de telles prétentions.
M. Masure : Dieu n'incite pas la femme à croquer la pomme.
Deuxième question tout à fait fondamentale, avez-vous déjà fait de l'auto-stop ?
M. Chirac : J'en ai déjà fait à Paris où je suis tombé en panne et où j'ai été recueilli. Vous voyez que cela peut arriver.
M. Masure : Vous ne l'avez pas fait aux États-Unis, quand vous aviez 21 ans ?
M. Chirac : J'ai fait le tour des États-Unis pratiquement en auto-stop, oui. Les circonstances étaient différentes.
M. Masure : À l'occasion de ces vacances, vous aviez 21 ans, c'était l'été 53. Vous aussi, comme l'a avoué Lionel Jospin, l'autre jour, n'auriez-vous pas fumé un petit pétard ?
M. Chirac : Non. Je le dis simplement parce que les circonstances ne s'y sont pas prêtées.
M. Masure : Toute dernière question puisqu'on parle fumette. Vous avez eu la chance d'arrêter de fumer très brutalement. Pouvez-vous expliquer aux téléspectateurs comment vous avez fait ?
M. Chirac : Je ne voudrais pas trop l'expliquer parce que j'ai fait cela un matin. Je fumais beaucoup et, un matin, j'ai pris ma cigarette et je me suis dit : "Pourquoi l'allumes-tu ?". Je n'ai pas trouvé de réponse satisfaisante à cette question, j'ai reposé la cigarette et le briquet et je n'ai plus fumé. Je fumais trois paquets par jour.
M. Masure : Cela ne vous a pas fait grossir, ni rendu irritable ?
M. Chirac : Non, non, pas du tout. Je ne suis pas irritable de nature mais, en revanche, ce qui a été le plus stupéfiant, c'est que mon entourage ne s'en est pas rendu compte, au moins pendant une semaine. Ce qui prouve qu'on est peu de chose, tout de même ! En dehors du collaborateur qui avait l'habitude de changer mon cendrier, personne ne s'en était rendu compte. C'est un des moments où je me suis aperçu qu'il fallait être modeste dans la vie.
M. Masure : Je vous rappelle très rapidement le dispositif de cette émission. Vous serez tout d'abord interpellé par quatre personnalités qui sont présentes avec nous dans ce studio :
– Irène Frain qui vous parlera de votre image, de votre rapport à la politique ;
– Rony Brauman, avec qui nous parlerons politique étrangère, mais aussi action humanitaire ;
– Alain Afflelou parlera de dossiers très sérieux, emploi, économie, etc. ;
– Daniel Toscan du Plantier, avec qui nous parlerons culture, cinéma.
"La France en Direct", comme son nom l'indique, ce sont également des Français. Des Français qui sont réunis autour d'Antoine Cormery dans une brasserie à Lille, Lille la ville de la bière dont vous êtes amateur.
Nous les retrouverons tout au long de cette soirée. Ils vous poseront un certain nombre de questions très précises.
Ensuite, ce sera l'heure de votre face à face avec le sociologue, Alain Touraine.
Et, en fin d'émission, le débat un peu plus politique avec quatre journalistes politiques.
Très rapidement, deux-trois questions d'actualité. Nous ne parlerons pas de la défaite du PSG…
M. Chirac : … Hélas !
M. Masure : Hier, le Parc était un petit peu gazon maudit. Parlons plus sérieusement…
M. Chirac : Nous nous sommes tout de même bien comportés devant une des plus importantes équipes du monde.
M. Masure : Et nous gagnerons dans 15 jours.
M. Chirac : Je le souhaite.
M. Masure : Parlons plus sérieusement des derniers sondages qui indiquent tous un net resserrement. Cela dit, vous faites toujours la course en tête et tous les sondages vous donnent gagnant, quel que soit le cas de figure au deuxième tour.
On dit que, en 1975, une "sorcière", dans la Côte-d'Ivoire, vous avait dit que, après deux échecs, vous seriez élu au troisième. D'abord, cette anecdote est-elle vraie ? Et y croyez-vous ?
M. Chirac : Effectivement, au fin fond du pays Baoulé, une "sorcière", – le mot n'est pas tout à fait exact –, c'était une vieille dame respectable qui faisait autorité dans son ethnie, m'avait fait cette prédiction, qui m'avait d'ailleurs était confirmée par un mage à Tozer, dans le sud de la Tunisie. Vous voyez que, tout de même, j'ai des références.
M. Masure : Est-ce que le fait que 40 % des Français disent qu'ils ne sont pas sûrs de leur choix ne vous inquiète pas un peu tout de même ?
M. Chirac : Si vous essayez de me faire dire que rien n'est joué, je vous le dis bien volontiers car c'est une évidence. J'ai toujours beaucoup admiré ces gens qui exprimaient leur certitude au travers de sondages qui ne sont, avec toutes les faiblesses de la technique, que l'expression d'un instant. La vérité, c'est que les Français se décideront pour beaucoup d'entre eux, à la fin de la campagne, après avoir écouté, après avoir réfléchi, après avoir choisi. Et que rien ne sera joué avant le soir du premier, puis du deuxième tour. C'est cela la réalité des choses.
En vérité, ceux qui sont déjà déterminés, qui ont déjà fait leur choix, c'est pour eux le moment de se mobiliser, pour convaincre de voter pour leur candidat.
M. Masure : Dernière question d'actualité. Hier, François Mitterrand a dénoncé la hardiesse de certaines promesses électorales. Vous sentez-vous visé?
M. Chirac : Non, pas du tout.
M. Masure : Nous aurons l'occasion d'en reparler tout au long de cette émission. Vous avez 62 ans. Vous étiez, paraît-il, un enfant turbulent. On va y revenir avec ce que l'on appelle notre portrait croisé. C'est une coutume de cette émission. Un portrait croisé signé par deux de vos meilleurs amis, un homme de cœur et un homme de plume.
M. Tillinac : Je m'appelle Denis Tillinac. Je suis un écrivain français de 47 ans, originaire de la Corrèze.
Pr Cabrol : Je suis le Professeur Cabral. Je suis Professeur de chirurgie cardio-vasculaire.
M. Tillinac : La première fois que j'ai vu Chirac, c'était au cours de l'hiver 66-67.
Pr Cabrol : Sa connaissance de l'art de l'Orient, de l'Extrême-Orient m'a toujours surpris.
M. Tillinac : Il était même allé assister à des conférences de je ne sais quel sage yogi. C'était déjà un peu à la mode après la guerre. Cela l'est à nouveau aujourd'hui. Et il a même été tenté par une conversion à l'hindou.
Le Hussard :
M. Tillinac : Au tout début des années 70, il est encore tout jeune. Il a un petit côté chanteur de charme des années 60. Il me fait penser au style de Napoléon, au style hussard du Premier Bonaparte des campagnes d'Égypte.
Pr Cabrol : Parfois, justement, avec ses amis, il est assez raide. Paf, il vous tombe quelque chose sur la tête. On se demande pourquoi il a dit cela. Et quand il veut partir pour l'action, il dit "à cheval".
Ses Qualités :
Pr Cabrol : Ses qualités principales, c'est son sens de l'amitié, je crois.
M. Tillinac : Aujourd'hui, c'est sûrement la hauteur de vue, la lucidité.
Ses Défauts :
Pr Cabrol : Il téléphone quand il a besoin pour un ami à l'hôpital ou autre, n'importe quand, n'importe comment, n'importe où, où je me trouve. Et je le fais tout de suite parce que je sais que si je ne le fais pas, il ne sera pas content.
M. Tillinac : Chirac aime les élus. Il les écoute, il a raison, il faut les écouter parce qu'ils sont sur le terrain. Il a peut-être comme défaut de les écouter trop souvent et de tenir trop compte de leurs avis.
Conseils D'amis :
M. Tillinac : Je lui dirais : "d'essayer d'être ingrat, d'oublier tous ceux dont il pense qu'il leur doit quelque chose parce qu'ils l'ont aidé à un moment de sa carrière".
Pr Cabrol : Moi, je serais de temps en temps un peu plus dur. Il pardonne des choses. C'est vrai, on lui a dit, surtout récemment, qu'il avait dit qu'il avait appris la rancune mais, moi, j'en doute.
M. Masure : Avez-vous le pardon trop facile ? Et, après avoir observé ces derniers temps un certain nombre de retournements de veste ou de ralliements un petit peu tardifs, avez-vous encore quelques illusions sur la nature humaine ?
M. Chirac : Oh, j'ai vu beaucoup de choses tout au long de ma vie et cela m'a donné une certaine distance par rapport aux êtres et aussi une certaine sagesse. Je ne suis pas rancunier de nature, c'est ainsi ! J'ajoute que les fonctions auxquelles je suis candidat exigent, parmi les premières caractéristiques, la capacité de rassembler et non pas la volonté de se soumettre à ses humeurs.
Mais cela ne veut pas dire tout de même être tout à fait amnésique. Je crois qu'il faut tout de même se souvenir, non pas pour exercer une quelconque vengeance mais simplement parce qu'il faut savoir s'entourer de gens qui sont bien droits et qui ne varient pas au gré des vents.
M. Masure : Dernière question avant de vous laisser avec Irène Frain qui va vous parler de votre image et de votre rapport avec la politique.
Le photographe, Thierry Boué, dit que vous êtes idéal pour les photographes parce que vous êtes incapable de maquiller vos émotions. Mais pour masquer ce handicap, à la télévision, vous pouvez vous montrer fermé comme une huître.
M. Chirac : Je crois que c'est vrai. Ce soir, je vais essayer de vous démontrer le contraire, mais je vais faire un effort.
M. Masure : Je vous laisse répondre aux questions d'Irène Frain qui est ancienne professeur, écrivain, journaliste, dont le premier livre s'appelait "Le Nabab" et le dernier "L'homme fatal", tout un programme.
Mme Frain : Jacques Chirac, cela fait à peu près 20 ans que vous courtisez la France et, le soir du 7 mai, elle va peut-être vous tomber entre les bras. Quand elle va vous tomber entre les bras ou si elle vous tombe entre les bras, allez-vous vous comporter avec elle en amant ou en mari?
M. Chirac : C'est une question, je le reconnais. Je crois qu'il faut deux avec la France. La France est exigeante. Elle ne peut pas se contenter de la routine, Elle a besoin de quelqu'un qui, à la fois, exprime à son égard de la passion, – celle de l'amant, probablement, j'imagine – et aussi de la constance dans l'avenir, dans sa vision, dans ses relations, – celle, je pense, du mari.
Mme Frain : N'êtes-vous pas plutôt un homme de combat qu'un homme d'État ? Vous pourriez être aussi cet homme fatal, justement, qui aime séduire et, une fois qu'il a séduit, se désintéresse un peu ou prend de la distance ou s'installe dans le pouvoir. Comme on a vu d'autres Présidents de la République le faire.
M. Chirac : On est toujours plus ou moins sensible à la séduction que l'on peut exercer. C'est un sentiment, néanmoins, qui s'atténue avec l'âge. Vous avez conscience que, pour ce qui me concerne, j'ai eu beaucoup d'expérience, de relations avec la France dans différents postes. J'ai certainement essayé de séduire, je n'ai d'ailleurs pas toujours réussi, loin s'en faut ! Je crois que, aujourd'hui, les choses se situent sur un autre plan. J'aime.
Mme Frain : Vous donnez l'impression, dans cet amour, d'avoir beaucoup souffert. Votre visage s'est marqué. On a des photos de vous où l'on vous sent torturé par ce combat, par cette cour, par cette passion.
Un homme qui a beaucoup souffert et qui tient enfin la femme qu'il a aimée ou qu'il aime entre ses bras, ne va-t-il pas un peu s'endormir, ronronner?
M. Chirac : D'abord, je vais vous dire : "Je n'ai pas tellement souffert", pour dire aussi la vérité. J'ai aussi eu beaucoup de joie dans ma vie politique, beaucoup de satisfaction, beaucoup d'enthousiasme. Et, quant à m'endormir, je veux bien que vous indiquiez que j'ai le visage marqué par la douleur ou par les efforts, mais je ne suis pas au point de m'endormir. Non, pas cela.
M. Masure : Merci, Irène Frain.
M. Chirac : Permettez-moi de vous dire que j'ai énormément aimé, il n'y a pas très longtemps, le livre que vous aviez écrit sur les Bretons et la mer. C'était un des livres qui m'a bien fait réaliser à quel point la France devait être une puissance maritime. Je l'ai évoqué encore hier non pas à Lorient mais à Brest, ce qui n'est pas si loin.
Mme Frain : Puissance maritime avec la Bretagne.
M. Chirac : Avec la Bretagne, cela va de soi.
M. Masure : Jacques Chirac, si vous faites des compliments à tous vos interpellateurs, on ne va jamais s'en sortir.
Je vous propose d'aller non pas en Bretagne mais dans le Nord, à Lille, dans une brasserie, pays de la bière, retrouver antoine Cormery et ses invités.
M. Cormery : Bonsoir, Bruno. Bonsoir, Monsieur Chirac et bonsoir à tous.
La grande boucle est bouclée. Nous terminons ce soir notre tour de France, après la Provence, la région parisienne, le pays basque, les Alpes, la Normandie, l'Alsace, la Bretagne, le Languedoc et Midi-Pyrénées. On peut dire qu'on a vu du pays.
"La France en direct" a fait de Lille, ce soir, son terminus Nord. Lille où vous tenez, demain soir, un meeting. L'exercice que nous vous proposons ce soir est un petit peu différent. Il s'agit tout simplement de répondre aux Lillois en direct dans cette émission. C'est sur le thème de l'exclusion que nous allons démarrer cette série de questions-réponses.
Je vous présente Gaëlle Périaud qui est journaliste, correspondante du Chicago Tribune et membre du Mouvement Emmaüs.
Mme Périaud : Bonsoir, Monsieur Chirac.
J'ai 21 ans, j'ai partagé pendant 5 ans le quotidien de personnes exclues de la société au sein de la Communauté Emmaüs. Ces personnes ont mon âge. Elles n'ont pas de formation, elles n'ont pas d'emploi, elles n'ont pas de logement, elles n'ont pas de futur.
Dans votre programme, vous dites que vous voulez redonner à chaque Français sa place dans la société. Moi, je veux bien ! Mais, en 5 ans de vie avec les plus pauvres, je ne crois plus aux formules magiques. Alors, Monsieur Chirac, êtes-vous un magicien ?
M. Chirac : Non, je ne suis pas un magicien et on ne transformera pas les choses avec une baguette magique, sinon ce serait déjà fait. En revanche, je crois qu'on a laissé, depuis un certain temps, se développer ce phénomène que vous venez de dénoncer et qui est tout à fait insupportable.
Notre ambition doit être non pas d'essayer d'apporter, grâce à des minima sociaux, à des petites aides, une situation supportable à ces gens qui souffrent mais d'éradiquer le mal. C'est une longue épreuve. Encore faut-il, si on veut l'assumer, commencer dès maintenant.
Il faut d'abord voir quelles sont les raisons de l'exclusion. Il faut voir ensuite quels sont les moyens de lutter contre les raisons de l'exclusion. Il y a des problèmes de formation, de culture. Il y a des problèmes d'enseignement. Il y a des problèmes de logement. Il y a des problèmes de travail. Il y a des problèmes de revenus. C'est à ces problèmes auxquels il faut s'attaquer.
Emmaüs que j'ai visité souvent dans le Nord fait des choses admirables. D'autres aussi naturellement. Mais le problème est devenu tellement important dans notre pays qu'il crée une fracture sociale et qu'il exige maintenant une autre approche, une autre vision de ces choses. Il faudrait entrer beaucoup plus dans le détail pour essayer de les définir.
M. Cormery : Autre forme d'exclusion, celle du Sida. Si la région Nord Pas-de-Calais est l'une des moins touchées en France en nombre de malades, on compte tout de même près de 354 dans le seul département du Nord.
Question posée sur ce thème par Louis-Pascal Deforge qui est un religieux dominicain et qui est bénévole à l'association AIDE
M. Deforge : Bonsoir, Monsieur.
En tant que volontaire à AIDE, je suis amené à rencontrer des personnes atteintes du virus du Sida, des prostituées, des usagers de drogue, des détenus. Ce qui me frappe, d'une part, c'est l'isolement, la marginalisation, la misère quelquefois dans lesquels ces personnes vivent. Et, d'autre part, la relative impuissance des pouvoirs publics à leur venir en aide, à leur rendre une dignité humaine.
Ma question comporte deux points :
Vous-même, personnellement, laissant de côté votre programme politique sur l'exclusion, comment ces personnes vous sont-elles proches ? Comment vous sont-elles présentes ?
Et à partir de là, c'est le deuxième point de ma question, si vous êtes élu dans un moi, vous retrouvant à la tête d'une Nation dont ces personnes font partie, que comptez-vous faire pour les réintégrer dans le tissu social ? Pour leur donner une juste place dans notre société ?
M. Chirac : Je crois que le Sida est devenu un problème tel, qu'il doit être au rang des grandes priorités de notre recherche scientifique. On se dit, naturellement, que pour ceux qui sont atteints par la maladie, ceux qui sont affectés par le virus et qui sont dans la situation que vous décrivez, comment agir ?
Je crois d'abord qu'il faut les moyens nécessaires pour que les traitements puissent se faire mieux, c'est-à-dire suffisamment de places dans les hôpitaux et suffisamment de places un peu partout en France. Ce qui n'est pas aujourd'hui le cas.
Il faut aussi que ceux que sont à domicile ou qui vivent chez eux, et qui sont généralement touchés par un phénomène d'exclusion ou de marginalisation qui peut aller très loin, soient garantis au moins d'avoir leur logement. Je pense que, dans chaque département, devrait être institué, – cela ne coûterait pas très cher –, un fonds de solidarité pour le logement des personnes atteintes du Sida, qui leur permettrait d'être garanties pour ce qui concerne le paiement de leur loyer et de ne pas être expulsés le cas échéant.
Il y a, enfin, toutes les mesures de prévention qui doivent être prises et qui vont depuis le plus jeune âge, pour tout le monde et notamment à l'école, – ce que l'on ne fait pas suffisamment –, jusqu'aux populations que vous avez évoquées tout à l'heure, toxicomanes, prostituées, d'autres encore, qui sont particulièrement difficiles à informer, pour lesquelles un effort important doit être fait afin de leur donner une meilleure appréciation de ce qui doit être fait dans ce domaine.
M. Masure : Jacques Chirac, je vous propose de répondre aux questions de votre deuxième interpellateur présent sur ce plateau : Rony Brauman, 45 ans, médecin. Président de MSF entre 82 et 94. Il voudrait, vous interroger sur la politique étrangère.
M. Brauman : Bonsoir, Monsieur Chirac.
M. Chirac : Bonsoir, docteur.
M. Brauman : Comme la personne qui parlait tout à l'heure depuis le Nord, dans mon expérience, ce qui me frappe, c'est le décalage entre les intentions toujours vertueuses, toujours déterminées et puis les faits toujours en décalage par rapport à ces intentions.
On bombe le torse pour proclamer la paix mais on bombarde des populations civiles en Tchétchénie et personne ne semble vraiment heurté. On dit, lorsqu'on est dans l'opposition, que "attention, il n'y a qu'à bien se tenir quand on va arriver au pouvoir parce qu'en Bosnie la justice va être rétablie", mais quand on y arrive, que ce soit le ministre de la défense ou le ministre des affaires étrangères, on semble beaucoup plus timide, beaucoup plus réservé.
Il se trouve que, ce soir, on célèbre, si l'on peut dire, le premier anniversaire du génocide du Rwanda. Je voudrais savoir, compte tenu du fait que le génocide est un crime d'État interdit, parce qu'il y a des crimes non pas autorisés mais que l'on tolère parce qu'il n'y a pas de dispositif pour les prévenir, mais le génocide, lui, est un crime interdit. Il a été perpétré sous nos yeux, que pensez-vous de cela ? Qu'auriez-vous fait si vous aviez été Président de la République ?
Demain, on sait que au Burundi mais également dans d'autres pays de tels actes menacent d'être perpétrés, que pensez-vous que la France puisse faire et que comptez-vous faire, vous-même, pour que les textes internationaux, le minimum, soient enfin respectés ?
M. Chirac : S'agissant du génocide du Rwanda, la France a tout de même été le pays qui, dans le Monde, est intervenue avec le plus de force, de détermination et finalement, tout de même, de résultat.
M. Brauman : Certes, Monsieur Chirac, mais il faut préciser à ce stade une chose : on a prétendu que cette force d'intervention avait stoppé le génocide, ce qui est faux, puisque c'est la prise de pouvoir par la guérilla qui a stoppé le génocide. La France, avec ses soldats, a effectivement sauvé plusieurs milliers de personnes, – ce dont il faut lui rendre hommage –, mais le génocide, lui, a été commis sans que personne ne réagisse. Les cent jours qui précédaient l'intervention.
M. Chirac : C'est vrai, Docteur. Quand vous dites : "La France a sauvé plusieurs milliers de personnes", je vous trouve très pessimiste. Car c'est probablement des dizaines et des dizaines de milliers, peut-être des centaines de milliers de personnes qui ont été sauvées. Je sais que vous connaissez bien l'Afrique et que vous connaissez particulièrement bien le Rwanda, mais vous n'ignorez pas que je connais assez bien ces pays africains et que je les aime, et je vous trouve assez sévère sur ce point particulier, pour l'initiative française.
Nous sommes en permanence confrontés, dans ces pays, à la volonté naturellement d'apporter l'assistance nécessaire quand il y a des drames de cette nature et à la réalité des choses qui fait que nous ne pouvons pas, surtout un pays comme la France, assumer tous les drames du monde.
M. Brauman : Il ne s'agit pas d'apporter l'assistance ou que la France assume ce qu'elle ne peut pas assumer, il y a une responsabilité internationale. Mais pourquoi n'a-t-on pas entendu, dès le mois de mai, au moment où le génocide était manifeste, la France, officiellement, membre du conseil de sécurité dire : "Il s'agit d'un génocide et nous ne pouvons pas tolérer cela". Ensuite, on essaie de faire quelque chose, on essaie d'arrêter la main du bourreau. Mais au moins que l'on prenne une posture ferme, offensive et que l'on proclame un certain nombre de principes qui sont absolument impossibles à piétiner.
M. Chirac : Docteur, volis avez entièrement raison. Mais c'est bien ce qui s'est passé, tout le monde a dénoncé le génocide, tout le monde. La France l'a fait officiellement. Elle l'a fait notamment à l'ONU mais je me souviens que beaucoup d'hommes politiques en France comme en Europe d'ailleurs et de tous bords politiques ont dénoncé le génocide et utilisé le mot Je me permets de vous dire que, moi-même, à ma place, j'ai dénoncé le génocide et j'ai employé le mot.
Ce qu'il faut savoir, c'est comment, – parce que, demain, cela peut recommencer ailleurs –, on peut intervenir de façon efficace ? Naturellement, il y a toute la panoplie des actions diplomatiques. Elles ne sont pas toujours très efficaces. Il y a les actions militaires. Cela ne peut être qu'exceptionnel, vous en êtes bien d'accord.
Ce qu'il faut, s'agissant, par exemple, de l'Afrique, c'est faciliter la mise en place, entre les États africains, d'une force d'intervention qui pourrait être d'ailleurs, pour tout ou partie, prise en charge par la Communauté internationale pour des raisons tenant à la pauvreté de ces pays, mais qui leur permettrait à eux-mêmes d'assurer leur propre sauvegarde et leur propre Police, car nous ne pouvons pas tout faire. Et nous avons bien vu, d'ailleurs, que nous étions seuls pratiquement, que nous n'avons pas été suivis par l'Europe.
M. Brauman : C'est, bien évidemment, une solution régionale qui est toujours préférable. N'empêche qu'elle ne semble pas se dessiner et qu'elle est matériellement extrêmement compliquée. Mais, moi, je suis frappé par le fait que les cinq puissances mondiales qui occupent le conseil de sécurité ont eu une attitude de lâcheté, ont regardé ailleurs finalement.
C'est vrai que certains, à titre privé, Monsieur Juppé, Monsieur Mitterrand, ont parié de génocide. N'empêche que, au conseil de sécurité, le mot "génocide" n'a pas été prononcé. La déclaration du génocide, avec ce qui s'ensuivait, c'est-à-dire l'interdiction pratique, l'envoi d'une force militaire pour arrêter la main du bourreau et non pas pour soigner les victimes du choléra quelques semaines après, c'est cela qu'il fallait faire. C'est ce qui n'a pas été fait. Et j'ai bien peur, en vous écoutant, que, la prochaine fois, on reparte dans des considérations qui seraient, par exemple, le travail local sur la constitution d'une force ou bien l'attente que les autres réagissent. Mais, après tout, la France prend volontiers la posture du défenseur des Droits de l'Homme et on ne l'entend pas tellement.
M. Chirac : Cher docteur, sur le fond, je partage votre sentiment. Mais je serais tenté, vous qui avez une grande expérience de ces choses, de vous poser à mon tour une question : nous sommes aujourd'hui confrontés à une situation explosive au Burundi, aujourd'hui même. Vous connaissez bien cette région. Les médecins français y sont aussi. Que feriez-vous aujourd'hui, vous, si vous étiez en charge de la décision, au Burundi ? Je vous poserai ensuite la même question pour la Tchétchénie que vous avez citée tout à l'heure.
M. Brauman : Pour la Tchétchénie, la question et la réponse sont évidentes. Il ne s'agit pas de lancer des corps expéditionnaires dans toute la planète, partout…
M. Chirac : … Que feriez-vous, aujourd'hui, au Burundi ? Si vous étiez sinon Président de la République, vous êtes président d'une association humanitaire…
M. Brauman : … J'étais.
M. Chirac : Vous étiez, peu importe ! Qui fait l'honneur de notre pays. Si vous étiez le conseiller de celui qui devrait prendre la décision. Que lui conseilleriez-vous aujourd'hui au Burundi ?
M. Brauman : Le premier des points à assurer, c'est une présence internationale massive. On a vu l'effet dissuasif, jusqu'à un certain point, avec une menace placée par derrière.
M. Chirac : Quand la France a voulu susciter une présence internationale massive, elle s'est retrouvée toute seule.
M. Brauman : La France a voté le retrait de cette force internationale. Nous nous sommes retirés. Nous avons laissé le huis-clos du génocide.
M. Masure : Hélas, on a une heure et demie démission, on ne peut pas faire que le débat sur ce point.
M. Chirac : Ce débat est très intéressant.
M. Masure : Mais on a plein d'autres thèmes à aborder.
Je voudrais parler d'un mot de l'Algérie dont on ne parle pas beaucoup dans cette campagne électorale. Aujourd'hui, "Le Monde" a publié les déclarations des trois principaux candidats en matière de politique étrangère et, interrogé sur l'Algérie, vous déclarez : "Il est exclu que la France pratique je ne sais quelle forme d'ingérence ou se pose en donneuse de leçons". Qui visez-vous précisément ?
M. Chirac : Je ne vise personne. Je constate qu'il y a une situation dramatique en Algérie avec, pourtant, un grand nombre d'Algériens qui sont des gens qui rejettent la violence, l'intégrisme, l'intolérance et qu'il n'appartient pas à la France, là encore, d'aller reconquérir l'Algérie.
Nous pouvons inciter les gens à parler, à trouver des solutions qui soient les solutions de la raison et non pas celles du fusil. Mais nous ne pouvons pas nous substituer aux Algériens pour prendre les décisions à leur place. Ce n'est pas possible.
Je voudrais demander au Docteur Brauman ce qu'il en pense.
M. Masure : Monsieur Chirac, c'est terminé.
M. Chirac : Non, mais c'est intéressant, – quand on a une sensibilité et une expérience comme la sienne –, de savoir ce qu'il pense. Il vaut mieux le faire un petit peu moins sur autre chose.
Que pensez-vous de l'Algérie, cher docteur ?
M. Brauman : Vous me prenez de court, là. C'est un pays que je ne connais pas. Ce dont je suis absolument certain, c'est que la condamnation symétrique du gouvernement et des islamistes est le point de départ d'une action politique crédible en Algérie.
M. Masure : Jacques Chirac, dans ces textes du "Monde", Lionel Jospin déclare : "Je n'admets pas la raison d'État, c'est un grave problème". Est-ce que pour vous, Président de la République, la raison d'État, ça existe ?
M. Chirac : Oui, naturellement. Je ne comprends pas très bien ce que veut dire Monsieur Jospin.
M. Masure : La raison d'État qui permet de couvrir des décisions plus ou moins valables sur le plan moral.
M. Chirac : Non…
M. Masure : Je vous propose de retourner tout de suite à Lille où nous allons retrouver un deuxième interlocuteur, en compagnie d'Antoine Cormery.
M. Cormery : Oui, effectivement, retour à Lille en direct. Lille, 75 000 étudiants, de grandes écoles, des universités. C'est effectivement un étudiant qui souhaite vous poser une question Jérôme Robière qui est en maîtrise de droit public.
M. Robière : Monsieur Chirac, bonsoir.
Vous vous dites soutenu par les jeunes et les étudiants. J'aimerais savoir ce que vous comptez faire pour la revalorisation des diplômes universitaires face aux diplômes des grandes écoles qui, sur le marché du travail, monopolisent de manière quasi exclusive les grands emplois ?
Dans votre programme, vous vous contentez de nous proposer le recours au référendum. N'est-ce pas là pour vous une façon de botter en touche durant la campagne ?
M. Chirac : D'abord, je ne me dis pas du tout soutenu par les jeunes. Ce sont quelques sondages qui le prétendent.
Ce n'est pas un problème de revalorisation des diplômes universitaires, les diplômes universitaires ont une grande qualité, ils n'ont pas besoin d'être revalorisés. Si, néanmoins, on constate que, en sortant d'une grande école, on a davantage de chance de trouver un emploi qu'en sortant de l'université, cela tient au fait que lorsqu'on est diplômé d'une grande école, on a fait un certain nombre de stages, on sait ce que c'est que l'entreprise. On a une connaissance concrète des choses. Le résultat, c'est que, lorsqu'on se présente quelque part pour être embauché, on vous accueille immédiatement avec une certaine sympathie.
Lorsqu'on sort de l'université, trop souvent, on n'a pas eu l'occasion, même généralement, de ce contact direct avec l'extérieur, et cela manque. C'est pourquoi je souhaite et je propose que l'on ouvre, – cela a déjà commencé à se faire –, plus largement l'université sur le milieu à la fois régional et professionnel. De deux façons :
D'abord, avec une orientation plus systématique. Que l'on cesse de laisser partir des étudiants, sans qu'ils soient vraiment en mesure de juger de ce qu'ils font, dans des filières dont beaucoup ne mènent à rien. Qu'au moins on leur dise : "Voilà les filières où un emploi est possible. Voilà celles où c'est beaucoup plus difficile". Après, l'étudiant juge en fonction de son tempérament ou de ses aspirations.
Ensuite, il me paraît indispensable que, avec l'ensemble professionnel et régional, il y ait une collaboration qui permette notamment aux étudiants d'avoir des stages. Au moins une fois, pendant leur cursus, un stage de six mois dans une entreprise.
C'est l'une des raisons pour lesquelles, parmi les choses que je propose, il y a ce droit qui appartiendrait à chaque élève ou étudiant, – cela va du CAP jusqu'aux grandes écoles ou à l'université –, d'avoir un stage rémunéré de six mois en entreprise, à un moment quelconque de son cursus.
M. Masure : Jacques Chirac, je vous propose de continuer de parler de ces problèmes de formation, d'emploi, avec votre troisième interlocuteur, Alain Afflelou, qui est patron des Girondins, qui est, je vous le rappelle, devant le PSG, mais qui est surtout industriel, opticien bien connu. J'espère qu'avec vous on va y voir plus clair.
M. Afflelou : Bonsoir, Monsieur Chirac.
Aujourd'hui, en Allemagne, nous savons que ce n'est plus Volkswagen qui crée des emplois et, quelque part, il les détruit. Aux États-Unis, c'est Chrysler qui détruit des emplois, il n'en fabrique plus. En revanche, dans ces pays, les petites et les moyennes entreprises, les artisans, les commerçants, les initiatives individuelles sont génératrices de centaines de milliers d'emplois.
Aujourd'hui, en France, créer son entreprise, gérer ou essayer de développer sa petite entreprise, cela relève bien souvent du parcours du combattant. Si, demain, vous étiez Président de la République, Monsieur Chirac, j'ai envie de vous demander, qu'entreprendriez-vous immédiatement pour libérer cette énergie créatrice de vie, de trafic, qui permettrait de sortir de cette morosité ambiante ? Comment agir ?
M. Chirac : Je crois que, curieusement, depuis 15 ans, on a découragé ces forces vives que vous évoquiez tout à l'heure. Je dis "curieusement" parce que c'était, pour l'essentiel, sous une gestion socialiste, mais pas uniquement. On a encouragé la spéculation et découragé le travail, l'investissement.
Il ne faut pas chercher ailleurs l'une des causes de notre affaiblissement qui se traduit notamment par un taux de chômage supérieur aux autres. Autrement dit, on a fabriqué, en réalité, pendant 15 ans, la pénurie et, en plus, on la répartit de façon inéquitable. D'où, à la fois, la spéculation et l'exclusion.
Comment faire ? Il y a 2 400 000 entrepreneurs en France. C'est 2 400 000 chances de créer des emplois. Pourquoi est-ce que cela ne marche pas comme cela devrait marcher, comme cela marche en Allemagne ? Parce que le découragement les contraintes étouffent ces initiatives.
Je crois d'abord qu'il faut essayer de supprimer un grand nombre des contraintes administratives qui pèsent sur ces entreprises. Quand on veut embaucher quelqu'un, il faut faire 4 ou 5 dossiers adressés à quatre ou cinq administrations différentes. Ce n'est pas acceptable et c'est extraordinairement décourageant. Et cela représente un coût considérable.
Quand on sait qu'une petite entreprise de dix personnes est obligée aujourd'hui de faire en gros 300 formulaires par an et que ça représente 160 heures de travail par mois, on se rend compte du caractère tout à fait aberrant de cet impôt formulaire qui pèse très lourd sur l'ensemble des entreprises. Donc, il y ·a d'abord un problème qui touche à la libération des énergies grâce à la diminution des contraintes administratives. Cela va très loin, cela va jusqu'à une nouvelle codification, les branchages de toutes nos réglementations inutiles qui se sont stratifiées au fil des années.
Le deuxième élément, c'est que ces petites et moyennes entreprises aient un accès au crédit, ce qu'elles n'ont pas aujourd'hui. Nous avons un système bancaire qui se comporte en prêteur sur gages et non pas en partenaire économique et le résultat, c'est que les petites et moyennes entreprises non seulement paient le crédit plus cher que les autres, mais elles ne peuvent pas y avoir accès. Il faut donc un système de garanties très généralisé qui permettent à ces entreprises, à la fois, d'améliorer leurs fonds propres, – ce sont des mesures fiscales – et d'accéder au crédit, – ce sont des mesures de garanties.
Troisième élément, il faut une réforme de la fiscalité qui encourage davantage l'argent qui s'investit que l'argent qui dort. Pour cela, il y a toute une série de mesures, y compris la taxe professionnelle, les droits de transmission des entreprises, l'impôt sur le revenu, qui doivent être revus dans le sens d'une plus grande libération de ces énergies.
M. Afflelou : Je pense que supprimer tous ces formulaires, toutes ces pressions administratives, ne peut aller que dans le bon sens. Pour lutter contre le chômage, tous les chefs d'entreprise, aujourd'hui, reçoivent tous les jours des CV, des quantités de CV de jeunes diplômés qui sont complètement inadaptés.
Vous avez en partie répondu à la question que j'avais envie de vous poser : Comment se fait-il que, aujourd'hui, avant de choisir sa voie, un étudiant qui est en Première ou en Terminale dans un lycée, ne reçoit pratiquement aucune information sur les métiers de demain ? Comment laissons-nous encore aujourd'hui ces centaines de milliers d'étudiants choisir une direction alors qu'ils vont directement droit dans le mur ? Et on se retrouve avec des bacs + 4, des bacs + 5, des bacs + 6 qui attendent de la société le retour de leur investissement en temps de travail à l'université et qui n'ont pas de travail.
M. Chirac : C'est un problème et la solution de ce problème, je l'évoquais tout à l'heure, c'est l'institution, aussi bien en fin du secondaire qu'en début d'université, d'une véritable information sur les métiers notamment de la région, qui soit donnée à la fois par les maîtres et par les professionnels.
Il y a un deuxième élément qui est aussi grave, c'est l'ampleur du chômage de longue durée. Nous avons, aujourd'hui, 1 300 000 Français qui sont au chômage depuis plus d'un an et qui sont dans l'antichambre de l'exclusion, au sens le plus propre du terme. Ce sont des gens qui risquent fort de terminer sans toit et, là, il faut faire quelque chose de très fort.
J'ai proposé de ce point de vue une disposition énergique : le contrat initiative emploi, c'est-à-dire de ramener de 8 600 francs à 4 000 francs le coût pour une entreprise créant une activité nouvelle, ou une collectivité ou une association, d'un travailleur embauché avec un vrai contrat au Smic. Je crois que c'est une nécessité absolue. J'ai été heureux de voir qu'un certain nombre d'entreprises et d'entrepreneurs avaient approuvé très vivement cette proposition.
Il est temps de comprendre qu'il vaut mieux payer un peu des hommes ou des femmes pour qu'ils puissent travailler plutôt que de payer davantage finalement pour qu'ils ne travaillent pas.
M. Afflelou : Si tout ce que vous projetez d'entreprendre était entrepris, c'est la France entière des entrepreneurs qui serait derrière vous. Parce qu'on a envie de travailler, on a envie de créer. On a envie simplement d'avoir un peu les mains libres et d'avoir moins de contrôles et un peu plus de liberté pour entreprendre et créer.
M. Chirac : Monsieur Masure, on dit qu'un candidat se présente et dit aux Français : "Faites-moi confiance" mais, au fond, ce qu'il faut dire aux Français, c'est davantage, "ayez confiance en vous-mêmes et on va essayer de faire en sorte que vous puissiez, de façon concrète, exprimer cette confiance". "Ayez confiance en vous-mêmes".
Les Français sont un grand peuple, ils sont plein d'énergie. Il y a toutes les forces vives que Monsieur Afflelou évoquait tout à l'heure. Elles ont été brimées pendant longtemps. Il faut les libérer. Il faut que les Français retrouvent confiance en eux-mêmes. Et c'est peut-être cela le fond du débat d'aujourd'hui.
M. Masure : Monsieur Chirac, je vous propose de retourner tout de suite à Lille entendre la question d'un Français anonyme.
M. Cormery : Je vous propose effectivement de changer un peu de sujet et de parler du thème des banlieues. Une question posée par Farid Selani qui est salarié dans une grande surface et qui est également très impliqué dans le milieu associatif.
M. Selani : Bonsoir, Monsieur Chirac.
J'habite le quartier des Biscottes, au sud de Lille, un quartier qui est à la Une de tous les médias en mai 93, suite à une chasse aux dealers. Aujourd'hui, les politiques nous ont contactés dans tous les sens et ont essayé de nous récupérer en sachant que les problèmes des banlieues n'ont pas été réglés. Que proposez-vous de concret pour nos quartiers et pour nos populations qui sont sacrifiés aujourd'hui ?
M. Chirac : Je voudrais dire à Farid que je n'aime pas beaucoup qu'on emploie le terme de "banlieue" parce que la plupart des banlieues sont des endroits extrêmement agréables où les gens qui y vivent sont heureux d'y vivre. En revanche, il y a des quartiers difficiles qui partent littéralement à la dérive et qui posent un vrai problème car, en réalité, ils sortent, au sens propre du terme de la République. Et c'est là qu'il faut faire porter son effort.
Je suis persuadé qu'on ne se dispensera pas d'un effort à long terme et considérable. J'avais évoqué, il y a déjà un certain temps, – cela a été repris depuis –, l'idée d'une sorte de plan Marshall; – c'est une image –, pour reconquérir, revitaliser et réhumaniser l'ensemble de ces quartiers difficiles mais en attendant il y a des choses à faire. Qu'est-ce que c'est ?
Il y a d'abord la nécessité de rétablir de l'activité et de l'emploi. J'ai visité beaucoup, beaucoup de ces quartiers et je suis désespéré de voir que les gens qui travaillent quittent ces quartiers, souvent d'ailleurs parce qu'ils ont peur.
Comment maintenir ou rétablir des activités économiques, c'est-à-dire du commerce, de l'artisanat, des professionnels libéraux ou indépendants ? Par une incitation fiscale forte. Et, moi, je ne serais pas du tout choqué que, dans ces quartiers difficiles, celui qui se maintient ou celui qui s'installe soit exonéré, par exemple, des impôts, au moins pendant une certaine période.
Le deuxième élément, c'est naturellement tout ce qui touche au maintien du service public et à sa qualité. C'est dans ces quartiers qu'on devrait mettre les meilleurs professeurs, les meilleurs policiers, les meilleurs postiers, etc. ce n'est pas ce qui se passe, c'est même généralement le contraire et on tort. On voit aussi disparaître petit à petit beaucoup de ces services publics, ce qui désertifie, d'une certaine façon, ces quartiers.
Enfin, il faut faire un effort important en matière de sécurité. L'ilotage devrait y être tout à fait prioritaire. Je sais bien que cela a un coût, mais le coût de la dérive de ces cités est très supérieur. Et il n'y a pas de coût quand il s'agit en réalité de maintenir la dignité des hommes et des femmes, des enfants qui habitent dans ces quartiers. De ce point de vue, on ne fait pas ce qui devrait être fait.
Mais on ne sera pas dispensé, pour autant, d'un programme beaucoup plus long, plus coûteux aussi, qui comportera des retours économiques et qui consistera à refaire entièrement ces quartiers.
Le mot de "cité" est totalement superbe. C'est là où se forgeaient les libertés, où s'apprenait le savoir, où on discutait, où les solidarités se forgeaient. C'est devenu aujourd'hui le synonyme de ces grands ensembles où la République se défait. Il y a, là, vraiment quelque chose qui est inacceptable, qui est intolérable et qui exige une vraie et forte réaction.
M. Masure : Monsieur Chirac, je voudrais évoquer un autre problème de société, celui de l'interruption volontaire de grossesse. Dans les années 75, quand vous étiez Premier ministre de Valéry Giscard d'Estaing avec Simone Veil, vous avez fait voter une loi courageuse. Je voudrais votre réaction à l'encyclique du Pape ? Vous qui êtes catholique pratiquant. Et partagez-vous le jugement de Michel Rocard qui dénonce une incompréhension dramatique de l'église ?
M. Chirac : Tout ce qui est excessif n'a pas de valeur. Michel Rocard si je ne m'abuse, n'est pas catholique…
M. Masure : … Il est protestant.
M. Chirac : Et a une certaine liberté à l'égard du Saint Père.
Moi, je comprends parfaitement les propos du Saint Père qui se réfère à une morale et il est bon, dans la vie, qu'il y ait une morale qui soit affirmée, même si, ensuite, on est obligé de mettre en œuvre les choses de façon concrète, humaine. C'est un peu ce que disait tout à l'heure le docteur Brauman. Il y a les grands principes, il faut les affirmer et, ensuite, il faut faire au mieux en essayant de ne pas les contredire. Et, moi, je comprends parfaitement la position du pape.
M. Masure : Autrement dit, vous ne regrettez pas d'avoir fait cette loi ?
M. Chirac : Non, je ne le regrette pas. Non seulement je ne le regrette pas mais je considère que c'était une évolution inéluctable de la société. Ce qui ne veut pas dire que je sois favorable à une culture de la mort. Je comprends que de grandes voix s'élèvent pour dénoncer la culture de la mort. D'ailleurs, j'ai voté l'abrogation de la peine de mort.
M. Masure : Je vous propose de répondre aux questions de votre quatrième interpellateur, Daniel Toscan du Plantier, qui a 54 ans demain, sauf erreur ! Qui est éditeur, producteur multicarte de la culture et qui va évoquer avec vous, précisément, les problèmes de l'action culturelle.
M. Toscan du Plantier : Monsieur Chirac, si on regarde les 30, 40 et peut-être même 50 dernières années de l'histoire de France, il y aura eu deux grandes politiques culturelles, volontaires, décidée :
Celle du Général de Gaulle avec André Malraux qui, de cette façon, a inventé le concept de culture moderne.
Et puis, c'est encore un peu tôt pour le dire mais, nous semble-t-il à beaucoup, ce qui aura été fait par le Président Mitterrand et Jack Lang. Il y a eu beaucoup de choses. Il faudra, avec le temps, que les choses se décantent mais il y aura eu une volonté réelle. Et, dans les domaines qui me concernent directement, je pense aux industries du cinéma et de la télévision, un vrai désir de les faire exister, vivre et survivre.
Comme vous le savez, il y avait beaucoup de dérision et d'ironie là-dessus, un certain nombre de créateurs, d'entrepreneurs culturels, à la surprise de certains, ont manifesté des sympathies vis-à-vis de vous qui étaient parfois inattendue et qui ont été l'objet de quelques commentaires ironiques et qui, peut-être, veulent dire plus que cela.
En tout cas, ce qu'il y a de vrai, c'est que cette sympathie qui est autour de vous, qui est importante, je peux vous en témoigner, qui est réelle, vous donne quelques avantages, quelques privilèges mais, si vous êtes élu, va vous donner de grands devoirs. Et, en particulier, celui d'identifier un principe directeur, une idée précise, en dehors, disons, des mesures sur lesquelles tout le monde est plus ou moins d'accord. Au fond, la France attend de son Président d'être plus ou moins le patron de sa culture. Puis-je vous demander une idée simple ?
M. Chirac : Le patron de sa culture, n'exagérons rien ! Mais un grand mécène. C'est dans la tradition française depuis la monarchie et il faut respecter cette tradition qui, après tout, nous a portés au plus haut niveau de la culture dans le monde.
La caractéristique de la période de Monsieur Mitterrand, dans le domaine culturel, me paraît plus être marquée par les grands travaux que par autre chose. Enfin, peu importe !
Je vais vous dire l'idée qui la mienne : Jules Ferry a créé l'école publique, cela a été une immense révolution. Il a ainsi donné l'égal accès à tous les enfants aux disciplines de la connaissance, dans une école fondée sur la laïcité, sur l'égalité, sur le mérite, la gratuité. Ensuite, les choses se sont développées, mais cela a été une vraie révolution dans le meilleur sens du terme.
Aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il n'en va pas de même pour les disciplines de la sensibilité, de la culture, les enseignements artistiques. Il y a un creuset de plus en plus large qui se fait entre les enfants qui ont l'accès, soit parce qu'ils ont des talents exceptionnels, soit parce qu'ils sont originaires d'un milieu, soit parce qu'ils vivent dans un environnement où l'accès à la culture est possible et puis ceux qui n'y ont pas accès.
Je pense qu'il y a, là, une révolution de la même nature que celle qu'a faite Jules Ferry qui doit être faite. C'est-à-dire de donner à tous les enfants le même accès, la liberté d'accès aux disciplines de la sensibilité, aux enseignements artistiques.
Cela exigera un effort probablement assez long mais il est essentiel. Je crois que c'est un grand axe, à la fois, républicain, culturel et une grande réforme à faire. Je l'avais commencée en 1987 par une loi qui, ensuite, n'a pas eu les succès que je souhaitais.
M. Masure : Très concrètement, quelle serait la première mesure ?
M. Chirac : Justement, c'est ce que j'allais vous dire. La première mesure, ce serait d'abord de mettre en œuvre la loi que j'avais votée en 1987 et qui prévoyait un programme sur 10 ans de mise en œuvre des enseignements artistiques dans l'ensemble du système éducatif français.
Cela a une conséquence immédiate et concrète, ce sont les rythmes scolaires. Nous continuons de vivre sur des rythmes scolaires qui sont totalement dépassés et qui, là aussi, sont la négation même de l'égalité des chances. Parce que les enfants qui ont une capacité intellectuelle ou un environnement familial qui leur permet de tout absorber en quelques heures et, ensuite, d'être bordés, ont de la chance. Les autres qui se trouvent, pendant de très long temps, en état de quasi-errance et qui ont du mal à intégrer ce qu'on veut leur faire intégrer en quelques heures se trouvent forcément désavantagés.
Il y a donc une grande réforme à faire qui est celle des rythmes scolaires. Autrement dit, le matin, les disciplines de la connaissance, les disciplines traditionnelles et, l'après-midi, les disciplines du sport et de la culture.
M. Toscan du Plantier : Monsieur Chirac, s'agissant de la création, – je crois que nous ne pouvons qu'approuver ce que vous dites sur la diffusion de la culture –, le Président de la République a une influence directe ou indirecte et on peut dire que sa sensibilité propre agit et son passé personnel. À la fois, celui qu'on connaît et peut-être aussi celui qui se révèle parce que, finalement, l'homme qui préside n'est pas tout à fait celui qui est le candidat, comme on le sait.
Pouvez-vous nous dire, comme ça, en trois mots, ce que vous sentez en vous qui pourrait s'affirmer de cette façon-là et qui influerait sur le style de notre vie culturelle dans les années à venir ?
M. Chirac : Grande ambition… Je voudrais dire d'abord que, pour des raisons finalement plus symboliques et volontaristes, je souhaiterais être, le cas échéant, celui qui aura affirmé le droit du budget de la culture à représenter 1 % du budget de la France.
M. Toscan du Plantier : C'est déjà un bon point.
M. Chirac : C'est symbolique. Je l'ai dit mais je crois que c'est un geste qui doit être fait.
Si vous me demandez quelle image je voudrais laisser, indépendamment de la création – car il n'appartient pas, naturellement, sauf par la voie du mécénat et qui s'adresse à tous, à un homme politique de diriger la culture ou de l'influencer –, si vous voulez vraiment que je vous donne une idée : je vous dirai que je trouve que nous venons de faire quelque chose de fantastique, c'est le Louvre. Une réussite superbe. Je n'en dirai pas autant de tous les grands travaux mais, celui-ci, personne ne peut vraiment à le contester. Néanmoins, nous n'arrivons toujours pas à créer une section dans ce musée qui corresponde à ces arts, que les conservateurs, avec un peu de condescendance, appellent "les arts primitifs" et que Malraux appelait "les arts primordiaux" et qui n'ont pas leur place, en vérité. Les trois quarts de l'Humanité sont absents du Louvre, je trouve que c'est profondément choquant et regrettable.
M. Toscan du Plantier : Ce sera, cela, votre décision.
M. Masure : Je vous propose de partir faire un quatrième détour par Lille qui d'ailleurs, entre parenthèses, a un très, très beau musée. Il y a une exposition, en ce moment à Paris, des chefs-d'œuvre du Musée de Lille ; je le signale à nos téléspectateurs.
Lille, Antoine Cormery ?
Lille a disparu… Je vous propose tout de suite votre face-à-face avec le professeur Alain Touraine, sociologue de très grande réputation.
Auparavant, excusez-moi, avant votre face-à-face avec Monsieur Touraine, nous allons parler d'un problème que vous avez dénoncé au cours de votre campagne électorale : les pouvoirs excessifs des technocrates. Qu'en pensent les futurs Énarques ? Je vous propose de découvrir un reportage de John-Paul Lepers autour de la future "élite" de notre pays, à l'Institut d'études politiques, autrement dit Sciences Po.
Reportage
Journaliste : Monsieur, vous préparer l'ENA, vous ?
Intervenant : Oui, je suis en Prep ENA, oui.
Journaliste : Bien voilà… Et qu'est-ce que vous allez faire maintenant ?
Le Meme : Maintenant, je vais assister à une direction d'études de droit public.
Journaliste : Vous, vous faites partie de la technostructure ?
Le Meme : J'en fais partie pas encore, pas tout à fait, et puis…
Journaliste : Vous allez être au pouvoir bientôt ?
Intervenant : Je ne sais pas, cela dépendra des Françaises et des Français…
Journaliste : Vous espérez les diriger ?
Intervenant : J'espère me présenter au suffrage des Français très rapidement, oui.
Journaliste : Vous, vous voulez faire de la politique ?
Intervenant : Non, je ne crois pas.
Journaliste : Pourquoi faites-vous l'ENA alors ?
Le Meme : Pour faire de l'administration, c'est quand même l'objet premier de l'École nationale d'administration.
Journaliste : Vous allez devenir un Énarque, vous ?
Intervenant : Non, pas sûr.
Journaliste : Pourquoi êtes-vous là alors ?
Le Meme : Je vais essayer, mais ce n'est pas gagné d'avance.
Journaliste : Cela vous plairait ?
Le Meme : Cela me plairait beaucoup, oui.
Journaliste : Pour faire quoi ?
Le Meme : Pour faire quoi ? Premier ministre, Président de la République...
Journaliste : Vous voulez faire de la politique ?
Intervenant : Absolument, oui, oui, tout à fait.
Journaliste : Quel genre?
Le Meme : J'aimerais faire de la politique à un niveau national.
Journaliste : Vous allez faire l'ENA ?
Le Meme : Absolument pas, je ne compte pas faire l'ENA, non.
Journaliste : La plupart des gens qui font de la politique aujourd'hui sont passés par l'ENA. Comment pouvez-vous faire, vous ?
Le Meme : Justement, j'entends monsieur Chirac qui explique qu'il aimerait arrêter ce monopole des Énarques sur la politique, sur la gestion de la cité. J'aimerais qu'il propose quelque chose de concret pour voir effectivement comment on pourrait faire, parce que c'est un vrai problème aujourd'hui pour un jeune qui veut faire de la politique.
Journaliste : Vous pensez que vous allez faire partie de l'élite ?
Intervenant : Quand on est en République, qu'est-ce que cela veut dire l'élite ? L'élite, ce sont les gens les plus compétents ; alors j'aspire à être parmi les gens les plus compétents.
Journaliste : L'administration n'a pas pris aussi des libertés depuis des années ? Elle n'a pas décidé à la place de l'État, parce qu'elle a voulu aussi prendre du pouvoir ?
Intervenant : On oscille entre deux extrêmes, on refuse de voir la vole moyenne en fait. L'administration a une influence, cette influence existe, elle est légitime, il faut la contrôler. C'est le rôle des politiques, c'est le rôle des parlementaires, c'est le rôle des citoyens. Et personne ne s'en donne les moyens, quitte à se réfugier dans des discours paresseux, en disant : "C'est la faute des Énarques".
Intervenant : S'il y a un faux débat, c'est celui-là : l'administration n'a pas trop de pouvoir, l'administration n'a jamais que le pouvoir que les politiques lui laissent quand la politique capitule.
M. Chirac : C'était la voix du bon sens qui s'exprimait chez ces jeunes, c'est une bonne génération.
M. Masure : Je rappelle tout de même que vous avez fait vous-même l'ENA. Sauf erreur, votre mémoire a porté sur "le développement économique de l'Isère alpestre" ; c'est un sujet tout à fait passionnant. Cela dit, on vous fera remarquer qu'autour de vous, il y a énormément d'Énarques : Alain Juppé, Philippe Séguin, Jacques Toubon, etc. Il y a des bons Énarques et il y a des mauvais Énarques.
M. Chirac : Non, il y a des hommes qui, après avoir eu une formation, sont passés par le suffrage universel, ont été élus, se sont confirmés comme tels et qui sont en réalité des hommes politiques. On ne peut pas non plus rejeter forcément toute la formation, et notamment celle de l'ENA.
M. Masure : Vous avez annoncé également, je ne donnerai évidemment pas de noms de ministres, une équipe renouvelée. Est-ce que vous êtes prêt à donner des noms…
M. Chirac : Non, je n'ai rien annoncé du tout.
M. Masure : Vous avez annoncé une équipe renouvelée.
M. Chirac : Non, Je n'ai rien annoncé du tout, je suis désolé. Pour le moment nous sommes en campagne électorale et je n'ai absolument pas annoncé quoi que ce soit de cette nature. Il faut que les choses soient bien claires. J'attendrai que les Français se soient prononcés pour annoncer quoi que ce soit.
M. Masure : Je reformule ma question : est-ce que d'une manière générale vous êtes favorable aux ministres de la société civile, comme l'on dit ? Est-ce que le Professeur Cabrol pourrait être ministre de la santé ou est-ce qu'il faut laisser les postes de titulaires ministériels aux techniciens de la politique ?
M. Chirac : Je suis toujours frappé, il y a de nombreuses exceptions, par le fait qu'il y a trois domaines où la plupart des Français pensent qu'ils sont tout naturellement compétents : c'est la stratégie, ou l'art militaire, la diplomatie et puis la politique. Cela donne ce que l'on appelle les discussions du café du Commerce.
Moi je crois que les fonctions politiques exigent une compétence, une vocation, une formation ; c'est un métier comme les autres. Et de même que j'observe que quand un politique prend la direction d'une grande affaire, ou un fonctionnaire d'ailleurs, ce n'est pas toujours particulièrement brillant, de la même façon les expériences ont prouvé que la société civile en marche vers le pouvoir politique n'avait pas non plus des résultats exceptionnels.
M. Masure : Avant votre face-à-face avec Alain Touraine, je me suis un peu trompé tout à l'heure, je vous propose de faire le quatrième détour annoncé par Lille, avec Antoine Cormery.
M. Cormery : Nous sommes là. Lille est une ville où le logement social est particulièrement développé, avec près de 30 % du parc immobilier. Question donc sur le thème du logement, posée par Stéphane Godard, qui est étudiant en maîtrise de droit.
M. Godard : Monsieur Chirac, bonsoir.
Vous avez débuté votre campagne électorale sur le thème de l'exclusion sociale, vous avez utilisé pour cela la loi sur les réquisitions, qui a permis des réquisitions de l'ordre de 300 logements sur Paris, je crois. Il y a actuellement 10 000 sans domicile fixe à Paris, des dizaines de milliers en France.
Seriez-vous favorable à une réaffirmation du droit au logement en Inscrivant ce droit dans la Constitution d'une part ? Et êtes-vous prêt ce soir à vous engager à mener une politique de grands travaux en matière d'exclusion sociale, donc afin de créer des logements sociaux, comme Monsieur Mitterrand a pu le faire dans le domaine culturel ?
M. Chirac : D'abord, je crois qu'il n'est pas acceptable effectivement que des gens soient sans domicile. Il n'est pas non plus acceptable qu'un trop grand nombre soit mal logé. La société fait un très gros effort financier pour la construction. La question qu'il faut se poser, c'est : "Le fait-elle bien ?". Eh bien, non, elle le fait mal et elle gaspille ses moyens.
Je vais vous dire en quelques mots comment on pourrait apporter une réponse positive à votre question.
Vous avez aujourd'hui dans le secteur locatif aidé un nombre considérable, un million ou un million et demi de personnes, peut-être plus, de gens qui n'ont qu'une aspiration : accéder à la propriété. Mais ils ne le peuvent pas, parce que les accidents éventuels de la vie, comme le divorce ou le chômage, ne leur permettent pas d'être sûrs de pouvoir assumer leurs annuités.
Il faut donc faire deux choses : la première, c'est de donner une aide à ces gens, sous la forme d'un prêt sans intérêt, que je vois par exemple pour une famille de 2 enfants de l'ordre de 120 000 francs, ce qui coûterait naturellement beaucoup moins cher que ce que l'on fait actuellement, et un prêt complémentaire qui intègre les risques modernes, c'est-à-dire qui rééchelonne la dette à partir du moment où il y a un accident social, par exemple le chômage. À partir de là, vous aurez un très grand nombre de gens qui vont accéder à la propriété et libérer les logements sociaux qui ont pour vocation d'être affectés à ceux qui sont les plus démunis ou qui ont le plus besoin de cela.
Et en amont, parce qu'on a laissé se développer la fracture, parce qu'il y a un grand nombre de gens qui sont sans domicile fixe et qui sont d'une certaine façon déstructurés, déstabilisés, en amont il faut faire un vaste programme, grâce aux économies faites par les mesures que je viens d'évoquer, de logements transitoires, de logements provisoires, pour permettre, avec l'accompagnement nécessaire, aux gens qui ont été le plus victimes de la société d'avoir un logement normal et de ne pas rester soit sans abri, soit dans des abris de fortune. C'est ceci qui nous permettrait de régler le problème des sans domicile fixe.
J'ajoute enfin qu'il faut cesser de matraquer la construction comme on le fait aujourd'hui et qu'il faut fiscalement la traiter comme les autres investissements. On aurait, à ce moment-là, une réponse efficace et assez rapide, pour un coût total inférieur à ce que nous dépensons aujourd'hui, au problème que vous venez de poser.
M. Masure : Jacques Chirac, je vous propose de continuer sur ces thèmes sociaux avec votre interlocuteur, le sociologue Alain Touraine.
M. Touraine : Bonsoir, monsieur Chirac.
Vous demandez à assumer les plus hautes responsabilités pour une période longue. Je voudrais donc me faire l'écho devant vous de préoccupations à long terme sur l'avenir de notre société.
La première question qui me vient à l'esprit ne vous surprendra pas demain, dans 5 ans, dans 10 ans, est-ce qu'il y aura du travail pour tous ? Aujourd'hui nous avons probablement un tiers des gens qui pourraient avoir du travail qui n'en ont pas, pour une raison ou pour une autre, dans tous les pays d'Europe occidentale plus ou moins. Est-ce qu'il y a possibilité, en relançant l'économie où vous avez fait des propositions, d'abaisser de manière importante le chômage ? L'expérience que nous avons en Europe, dans le monde occidental, c'est que les gens qui ont fait reculer le chômage l'ont fait essentiellement en créant une vaste catégorie de gens mal payés, avec des emplois précaires.
Autrement dit, ma question est : à l'orée du nouveau siècle, sur le bateau France, est-ce que tout le monde va embarquer ? Ou est-ce qu'on laisse des gens sur le quai, pour ne pas dire qu'on en jette à la mer ? Comment est-ce que vous voyez cela ? Quelles sont les chances, avec les contraintes, internationales et autres, technologiques, dans la situation telle qu'elle est, sur le tas ? Est-ce qu'à votre avis la croissance, la relance, peut régler le problème ? Ou est-ce qu'il faut partager le travail, le concevoir autrement, changer sa place dans l'expérience de chacun et de tous ? Quelles sont vos idées sur le long terme ?
M. Chirac : Vous avez dit quelque part, cher maître : "Une société qui ne pense pas ne peut que s'enfoncer dans la décadence", et je crois que nous sommes aujourd'hui dans une société qui pense peu, qui est très profondément marquée par une espèce de conformisme intellectuel. Ceux qui ont quelque chose à dire et qui le disent ne sont pas entendus.
Premier problème : Comment peut-on faire en sorte que ceux qui ont quelque chose à dire soient entendus ? C'est un problème, pour l'essentiel, qui touche à notre système médiatique.
Deuxièmement : y aura-t-il du travail pour tous ? Quand on regarde toute l'histoire des civilisations, on n'a jamais observé, me semble-t-il, mais je parle sous votre contrôle, une période longue pendant laquelle il y avait des sociétés à deux vitesses : ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas. Il y a toujours eu les ajustements nécessaires. On travaille plus ou moins longtemps, c'est vrai. On se réfère parfois à l'âge d'or où les savants aujourd'hui, à la fin du paléolithique, disent que l'homme travaillait 2 heures 7 minutes par jour. Je leur laisse la responsabilité de la précision... Il y a toujours eu un ajustement.
Prenez un bateau de croisière, avec des gens qui ont la chance de faire une croisière. Ils sont tous sur le pont, ils ne font rien, ils ·prennent le soleil. Et le bateau s'échoue sur une ile déserte, inconnue. Eh bien, très rapidement, tout le monde est au travail, tout le monde crée, tout le monde fait quelque chose. Un nouvel équilibre apparaît. Moi, je suis persuadé que dans notre société il y a une période d'ajustement, mais qu'il y a de l'activité pour tout le monde, et non pas des petits boulots, qui ont été l'expression caricaturale d'un moment d'ajustement.
Vous dites "des gens mai payés pour des emplois précaires" : c'est parce qu'on n'a pas bien conçu, ou compris, la nature des emplois. Prenons l'exemple des emplois dont on parle beaucoup maintenant, qui sont ceux de la convivialité. Je suis d'accord avec vous : ce n'est pas la croissance, qu'il faut encourager, qui règlera l'ampleur du chômage…
M. Touraine : Il faut aussi de la croissance.
M. Chirac : Il faut aussi de la croissance, c'est nécessaire mais ce n'est pas suffisant. Mais prenons ces emplois de convivialité. Notre société, depuis qu'elle connaît la croissance, c'est-à-dire depuis la société industrielle, a fabriqué de l'égoïsme. Les liens de solidarité se sont défaits et aujourd'hui on en souffre, au point d'en arriver à l'exclusion. On peut retisser ces liens : si vous aviez des gens qui aient une formation compétente pour travailler auprès de personnes âgées, de personnes handicapées, de jeunes enfants, vous auriez là une société plus équilibrée, plus conviviale, de vrais emplois ; il est aussi digne de s'occuper d'une personne handicapée que de travailler dans une administration ou dans un atelier, et vous auriez retrouvé un certain équilibre.
Je suis persuadé qu'on retrouvera cet équilibre.
M. Touraine : Une question : qui paie ? Je partage volontiers votre raisonnement. Cela veut dire que les fonctions d'équilibre d'une société sont de plus en plus complexes ; cela veut dire aussi que le salaire direct est relativement moins important que tout ce qui fait qu'on participe par l'éducation, par les relations de voisinage, par l'aide à la sécurité ou au confort, sous une forme ou sous une autre.
Est-ce que vous pensez, et quelle est votre perspective personnelle, que les Français sont disposés à considérer, ce que je trouverais normal, que les biens indirects les services publics, l'aide personnalisée, c'est plus important que d'élever la consommation ? Ou est-ce que vous pensez que l'appel de la consommation, qui entraine aussi les entreprises, est la priorité à l'heure actuelle ? Comment est-ce que vous faites la part ? On dit : "Trop d'impôts, pas assez de charges, etc." ; comment est-ce que vous faites la part dans les priorités entre la nécessaire relance de l'économie, qui suppose une relance de la demande directe, mais aussi ses besoins sociaux ?
Je vais prendre un exemple : les villes qu'on a évoquées tout à l'heure. Je dirai que la France, comme la plupart des pays, a besoin de reconstruire une grande partie des villes, pas les quartiers historiques, mais une grande partie des villes. Comment, vous, vous mettez les priorités ? L'augmentation de l'argent qu'on a dans la poche ou bien l'amélioration des services publics ?
M. Chirac : Je ne suis pas sûr que le problème se pose tout à fait comme cela, dans la mesure où il y a un troisième paramètre que vous n'avez pas évoqué : c'est le coût considérable que représente aujourd'hui le chômage.
Vous dites : "qui paie ?", notamment pour ce qui concerne les services que l'on pourrait appeler non marchands, les services de convivialité par exemple ; qui paie ? Permettez-moi de vous (appeler que nous sommes dans une société – c'est moi qui ai fondé l'indemnisation du chômage il y a bien longtemps – où le chômage coûte extrêmement cher. Un chômeur coûte 120 000 francs par an à la société, ce qui veut dire que chaque fois qu'on dépense un peu moins pour maintenir ou pour créer un emploi, on va dans le bon sens : on sort d'une culture qui est en train de se développer, qui est celle du non travail et qui est le début de la décadence, on fait une bonne affaire, si j'ose m'exprimer ainsi, sur le plan financier et on conforme à l'idée que nous nous faisons de la dignité de l'homme.
Il y a une masse de 450 milliards par an pour le chômage, il y a une masse de manœuvre considérable qui peut en réalité permettre de rendre solvables un certain nombre de métiers nouveaux.
J'ajoute qu'il y a des perspectives de plus en plus prochaines sur l'ensemble de ce qui pourra dorénavant être fait à domicile, sur le travail à domicile. On parle toujours de ces autoroutes de l'information, sans en général bien savoir de quoi il s'agit, cela fascine un peu, mais c'est la réalité de demain et cela va transformer prof on dément la nature du travail, c'est-à-dire que beaucoup de gens pourront travailler chez eux, ce qui est un changement de vie.
De la même façon, l'approche du travail, l'organisation du travail doit être modifiée : le temps choisi, le temps partiel doivent être développés. J'ai été heureux de voir que, lors de la dernière réunion entre les syndicats et le patronat, on a enfin, pour la première fois depuis très longtemps entre organisations responsables, évoqué les vrais problèmes· en ce qui concerne l'organisation du travail.
Donc, pour conclure sur ce point, Maître, sur le salaire, je considère que le salaire n'est pas une variable d'ajustement et qu'il faut récompenser le travail, l'effort et le mérite, et que l'idée de certains intellectuels aujourd'hui, ou de certains politiques, selon laquelle il y aurait une contradiction entre l'augmentation du salaire et la lutte contre le chômage est une idée fausse. En revanche…
M. Touraine : Elle est fausse, globalement vous avez sûrement raison, mais vous savez bien que le chômage frappe surtout les gens non qualifiés et que tout le monde demande un allègement du coût salarial de ces travaux non qualifiés, qui sont peu compétitifs internationalement…
M. Chirac : Oui, c'est vrai.
M. Touraine : Mais à ce moment-là on dit CSG, TVA, et il faut bien que la collectivité nationale prenne en charge ce qui sera enlevé des charges entreprises pour qu'elles soient compétitives. Vous en êtes d'accord ?
M. Chirac : J'en suis tout à fait d'accord, tout à fait d'accord.
M. Masure : Une dernière question, Alain Touraine ; je ne suis pas du tout malheureux, mais l'heure tourne…
M. Chirac : C'est dommage, quand il y a des gens qui ont des choses intéressantes à dire.
M. Touraine : Parmi toutes les questions que j'aimerais vous poser, ou que tout le monde aimerait vous poser, il y en a une qui me semble être particulièrement importante pour les Français : leur identité nationale. Je pense que les Français ont été de grands artisans de la construction européenne, j'espère qu'ils continueront à l'être, mais dans ce monde globalisé, comme on dit, dans cette Europe de libre-échange, dans cette Europe soumise aussi aux médias internationalisés, et dont la production ne vient pas de France essentiellement, qu'est-ce que cela veut dire pour vous, éventuel Président de la République, être Français ? Je veux dire l'identité française. Pourquoi être une société fermée dans une économie ouverte ? Ce serait absurde. Mais dans le changement dans l'ouverture, dans la concurrence, qu'est-ce que nous devons essayer de maintenir ou de créer ?
Je suis frappé, beaucoup de gens sont frappés par le fait que ce pays qui avait une forte personnalité, comme l'Angleterre et quelques pays, est en ce moment un pays qui n'a pas d'image de lui-même. Un Président de la République, cela intervient de mille manières dans ces problèmes-là. Qu'est-ce qui est essentiel pour vous dans une identité française à conserver ou à reconstruire dans un monde ouvert, et en particulier dans une Europe ouverte ?
M. Chirac : Je voudrais d'abord qu'on ne se trompe pas : le monde est ouvert, ce n'est pas pour autant que nous n'avons plus aucune maîtrise de notre destin.
M. Touraine : Bien sûr.
M. Chirac : Il faut naturellement probablement un peu plus de volonté pour l'affirmer.
Premièrement, c'est notre identité, notre identité culturelle. Que faut-il sauvegarder, dites-vous ? Notre identité, et notre identité culturelle en particulier, notre identité française, et notre identité européenne. Et de ce point de vue, la France est à la tête du combat pour le maintien de l'identité culturelle face à des États-Unis hégémoniques, ça c'est vrai je ne prendrai que l'exemple des quotas et je soutiens naturellement très fermement la position de la France dans ce domaine, sur l'identité culturelle européenne et française.
Deuxièmement, il y a notre souveraineté : on peut toujours déléguer des compétences à un ensemble plus vaste, c'est ce qui est le cas des différents pays qui constituent l'Europe, mais c'est une volonté clairement affirmée, et ce que nous ne déléguons pas nous appartient. Prenons un exemple majeur : notre force nucléaire de dissuasion. Donc le maintien de notre souveraineté nationale : l'Europe est une composition de nations qui renforcent sans cesse les liens qui les unissent, c'est une très bonne chose.
Troisièmement, il y a les valeurs qui sont les nôtres et qui ne sont pas forcément celles des autres, les valeurs de la République, ce qui nous a donné non seulement notre exemplarité dans le monde, mais aussi notre force, ce qui nous a permis jusqu'ici – parce qu'elle est mise à mal – de conserver notre cohésion sociale et donc notre unité nationale, ces valeurs que sont la solidarité nationale, l'égalité des droits et des chances, la laïcité, l'intégration, alors typiquement françaises et qu'il faut réhabiliter et sauvegarder, etc. Toutes ces valeurs sont aussi des choses sur lesquelles nous devons être très vigilants, parce qu'elles sont aujourd'hui menacées. Là encore, c'est cette menace sur nos valeurs qui est l'une des causes, je crois, de notre affaiblissement.
M. Masure : Merci, Alain Touraine.
Jacques Chirac, je vous propose un dernier détour, une dernière question en provenance de Lille avant le débat avec nos confrères journalistes politiques.
M. Cormery : Suite et fin de ce dialogue, de cette série de questions-réponses en direct de Lille, avec une question un peu plus politique, posée par Sonia Couture, qui ost étudiante à l'EDEC, l'école de commerce de Lille.
Mlle Couture : Bonsoir, Monsieur Chirac.
J'ai 20 ans et je dirai que, comme la quasi-totalité des gens de ma génération, je vous connais, vous, et je connais la classe politique par l'intermédiaire principalement des Guignols de l'Info.
Ma question est la suivante : n'est-il pas dangereux que les 18-25 ans votent peut-être non pas pour l'homme politique et ses idées, mais plutôt pour la marionnette et, pour reprendre la vôtre, pour manger des pommes ?
M. Chirac : Les marionnettes ou les Guignols, c'est aujourd'hui l'expression d'une très, très vieille tradition, qui a commencé avec les troubadours et qui, en France, fait qu'on aime moquer. Cela fait partie de nos habitudes et c'est une de nos chances. Donc premier point : on ne va tout de même pas exercer une espèce de censure sur ce genre d'esprit.
D'autre part, ne vous y trompez pas : c'est bien souvent une analyse très juste des choses et le caricaturiste, qu'il soit sous forme de marionnette ou sous forme de dessin, est très souvent beaucoup plus pointu dans son observation que l'éditorialiste, et on apprend beaucoup de choses aussi de cette façon-là. Donc ce n'est peut-être pas automatiquement, chère Sonia, la plus mauvaise manière de juger les gens…
M. Masure : Est-ce que vous n'avez pas l'impression que les Guignols, en vous présentant comme une victime de l'ingratitude, vous ont rendu sympa pour votre boulot dans quatre semaines ?
M. Chirac : C'est ce qu'a dit un sondage. Nous sommes à la période des sondages ; moi aussi je me réfère à eux.
M. Masure : Nous n'avons pas quatre caricaturistes, malheureusement, mais quatre éditorialistes qui vont vous poser des questions. Je vous demande, pour le rythme de l'émission, de faire des questions précises et des réponses courtes, si c'est possible.
M. Mano : Monsieur Chirac, on va essayer d'être aussi pointu que les Guignols, on va essayer d'être aussi bon que les Guignols, aussi précis.
Je voudrais vous poser une question sur le climat de la campagne. Monsieur Balladur a dit aujourd'hui je crois qu'il était certain d'être au second tour. Est-ce que l'observateur de cette campagne que vous êtes partage cette impression ?
M. Chirac : Je vous le répète : les Français n'ont pas encore arrêté leur position et c'est donc tout à fait prématuré de porter ce genre de jugement. Alors attendons que dans leur sagesse ils tranchent.
M. Mano : Toujours sur ce point, certains de vos partisans ont souhaité que si Monsieur Balladur arrivait en deuxième position, derrière vous, il se retire. Monsieur Pons l'a dit, je crois, Monsieur de Charette… Est-ce que c'est également votre sentiment ? Est-ce que c'est votre souhait ?
M. Chirac : Le candidat qui arrivera en deuxième position fera ce qu'il estimera devoir faire. Il a le droit de se maintenir et il fera ce qu'il estimera devoir faire.
M. Mano : Au cas où ce serait vous qui arriveriez en deuxième position, vous resteriez ?
M. Chirac : Je n'ai pas l'intention de faire de la politique-fiction ce soir.
M. Carpentier : Au cours de cette campagne, vous avez notamment promis que seraient augmentés le pouvoir d'achat et les salaires. Les Français l'ont bien entendu, ils en attendent même beaucoup. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de faire là de la démagogie ou des promesses qui ne pourront pas être tenues, avec même des risques de conflits sociaux ? C'est une accusation qu'on entend très souvent chez les amis d'Édouard Balladur.
M. Chirac : Je dois d'abord dit que je n'ai pas promis d'augmentation du pouvoir d'achat.
M. Carpentier : Évoqué…
M. Chirac : J'ai développé l'idée selon laquelle la croissance revenant, il serait à la fois économiquement absurde et socialement injuste de ne pas faire une distribution de ces fruits de la croissance équitable, en direction bien sûr de l'investissement et de l'entreprise, en direction des salariés et en direction des retraités. C'est cela que j'ai dit. J'ai dit que naturellement il ne s'agissait pas de faire une relance par le pouvoir d'achat ; on a vu à quoi conduisaient, en 81-83, les excès de cette nature. J'ai dit simplement que le salaire n'était pas l'ennemi de l'emploi.
M. Carpentier : Mais peut-être les Français attendent beaucoup là-dessus, dans les mois qui viennent.
M. Chirac : Cette idée, qui a été complaisamment répandue, selon laquelle j'aurais pu prendre des positions démagogiques, ne me paraît pas du tout fondée. Je n'ai fait pratiquement aucun engagement. J'ai tracé des grandes orientations, ce qui est le rôle d'un candidat à la présidence de la République. J'ai dit les valeurs politiques sur lesquelles on devait fonder notre action, et les grandes orientations que l'on devait prendre. Je me permets de vous faire remarquer que ce n'est pas moi qui, à chaque meeting, fait une promesse nouvelle et supplémentaire à l'ensemble des Français.
M. Masure : Vous visez qui en disant cela ?
M. Carpentier : Édouard Balladur ?
M. Chirac : Je ne vise personne. Je constate que beaucoup de petits candidats, y compris parmi ceux qu'à tort on appelle les plus modestes, ont ce comportement.
Je le répète : au niveau qui est celui du chef de l'État, ce qui est essentiel, ce sont les orientations ; c'est la vision de l'avenir et ce sont les grandes orientations : le refus d'une fracture sociale, une juste répartition des fruits de la croissance, la récompense de l'effort et du mérite, la libération des forces vives de la Nation qui sont aujourd'hui empêtrées par un système administratif qui est tout à fait dépassé. C'est cela les orientations d'un chef d'État.
M. Masure : Alain Genestar, du Journal du Dimanche.
M. Genestar : Monsieur Chirac, selon les sondages, dans l'ordre hiérarchique des intentions de vote au premier tour, Monsieur Le Pen arrive en 4e position, avec des intentions de vote qui se situent, selon les instituts, entre 12 et 13 % des intentions de vote. Êtes-vous surpris par ce score annoncé ? Êtes-vous inquiet de ce score annoncé ? Et question complémentaire concernant monsieur Le Pen : sur quoi reposent vos interrogations concernant les relations entre monsieur Balladur et le Front national ?
M. Chirac : D'abord, je ne suis pas à proprement parier surpris. Il y a toujours eu en France un mouvement protestataire, de Droite ou de Gauche d'ailleurs, qui nourrit les extrémismes.
Ensuite, je suis toujours un peu Inquiet quand ce mouvement prend de l'ampleur parce que c'est dangereux pour l'équilibre d'une société, et notamment dans un pays comme la France, pour les valeurs morales qui fondent sa civilisation.
M. Genestar : Est-ce que vous allez plus loin ? Est-ce que vous considérez que monsieur Le Pen est un personnage dangereux ?
M. Chirac : Je ne ferai pas de personnalisation. Je dis simplement que les idées qu'il développe sont, des idées qui sont, de mon point de vue, à l'opposé de celles qui ont fait la force et la tradition françaises, qui sont des idées d'humanisme.
M. Genestar : Des idées dangereuses.
M. Chirac : Vous me parlez ensuite des relations de Monsieur Le Pen avec tel ou tel autre candidat…
M. Genestar : Avec Monsieur Balladur, je n'ai pas dit tel ou tel autre…
M. Chirac : Avec Monsieur Balladur, je n'en ai aucune idée ; ce n'est pas mon problème. Ce que je peux vous dire, c'est que si j'en crois ce que dit l'intéressé, mes relations avec lui ne sont pas au beau fixe.
M. Masure : Laurent Joffrin, du Nouvel Observateur.
M. Joffrin : Monsieur Chirac, certains de vos partisans emploient l'expression "État Balladur", en général plutôt pour le dénoncer. Qu'est-ce que c'est à votre avis que l'État Balladur ?
M. Chirac : Je n'ai jamais employé à proprement parler cette expression et je ne suis pas certain que cela soit au cœur de nos préoccupations. Mais je voudrais vous dire une chose, Monsieur Joffrin nous venons d'évoquer un certain nombre de sujets, avec un certain nombre de témoins. Ce sont les questions que J'entends toute la journée poser au candidat que je suis, sur le terrain, en permanence, surtout les questions de politique intérieure, d'action Intérieure, ce que l'on vient d'évoquer dans différents domaines. Ce sont les questions qu'on me pose tous les jours, dans les réunions que je fais, avec des associations, avec des gens, avec des responsables ou des non responsables.
Et puis nous venons de passer à un nouvel exercice, l'exercice final si j'ai bien compris, monsieur Masure, de cette agréable émission, et nous tombons là sur une série de questions que je n'ai jamais, je vous le dis bien, jamais entendu poser tout au long de ma campagne électorale. Or, attendez monsieur Joffrin, avec tout le respect que j'ai pour vous, je me dis tout de même qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Nous avons un grand média, qui peut atteindre tous les Français. Ceux-ci pourraient s'attendre, par l'intermédiaire de ce média, à obtenir des réponses concrètes aux questions qu'ils se posent. Permettez-moi de vous dire que les questions que nous sommes en train d'évoquer sont des questions qui ne leur viennent pas à l'esprit. C'est dommage.
M. Joffrin : C'est une question qui a été posée par des partisans à vous.
M. Chirac : C'est possible, mais ce n'est pas le débat.
M. Joffrin : C'est sûr.
M. Chirac : C'est sûr, mais ce n'est pas le débat. Je ne vais pas aller polémiquer pour savoir s'il y a un État ceci ou un État cela…
M. Joffrin : Est-ce qu'il n'y a pas une part de théâtre peut-être dans cette répartition des rôles ?
M. Chirac : Peut-être, peut-être … Vous avez peut-être raison, monsieur Joffrin, je ne le conteste pas.
M. Joffrin : Par ailleurs, on pose les questions qu'on veut.
M. Chirac : Ce que je vous dis, c'est que ce n'est pas le problème aujourd'hui de nos concitoyens.
M. Genestar : Je voudrais vous Interroger sur le Pacte républicain. Monsieur Séguin parle souvent du Pacte républicain, vous en parlez assez peu. Alors est-ce une idée exclusive à monsieur Séguin ? Est-ce que vous partagez cette Idée ? Et quelle est votre définition à vous du Pacte Républicain ?
M. Chirac : Monsieur Genestar, je crois bien que je n'ai pas fait un seul discours depuis le début de ma campagne sans évoquer longuement le Pacte républicain.
M. Genestar : Je vous demande de le redéfinir par rapport à ce que dit Monsieur Séguin, qui se réfère à Mendès-France…
M. Chirac : Nous disons exactement sur ce point, et sur d'autres aussi d'ailleurs, la même chose. Le Pacte républicain, ce sont les valeurs qui ont été élaborées, c'est vrai, depuis très longtemps et même sous la Monarchie, qui ont été un peu "mises en musique" au siècle des lumières et qui ont été incarnées par la République : c'est l'égalité des chances, c'est l'égalité des droits. Je les ai déjà développées plusieurs fois au cours de cette même émission. Ne dites donc pas que je n'en parle pas, je ne parle que de cela.
M. Genestar : Je vous demande de le définir concrètement, c'est-à-dire par rapport à la vie politique française…
M. Chirac : Ces liens qui, depuis deux siècles, font qu'il y a une cohésion sociale et une unité nationale en France et c'est la dissolution de ces liens qui fait que depuis 15 ans nous voyons malheureusement une fracture s'ouvrir au sein de notre société, c'est-à-dire une mise en cause de cette égalité des droits, de cette égalité des chances. On parlait tout à l'heure du logement, on aurait pu parler de la même façon de la santé, de la formation, des services publics, de l'aménagement du territoire : on voit bien aujourd'hui que cette égalité des droits et cette égalité de chances, qui sont l'un des éléments fondateurs du Pacte républicain, sont mises en cause.
M. Carpentier : Mais avec quelle majorité politique pouvez-vous mettre en place cette autre politique que vous prônez, puisque de toutes façons vous n'allez pas dissoudre l'Assemblée nationale ? Pendant 2 ans, Édouard Balladur a fait une politique qui a été soutenue par une majorité UDF-RPR très écrasante. Vous proposez une autre politique et vous allez la faire avec les mêmes députés ? Ils vont changer d'avis ?
M. Chirac : Ce n'est pas un problème… Toute la majorité aujourd'hui est consciente, elle l'exprime d'une façon ou d'une autre, du fait que nous devons changer les choses et que la continuité de l'action que l'on mène depuis déjà 15 ans en réalité, et qui a eu les effets que je viens de dénoncer, n'est pas possible. Les Français en ont bien conscience. Quand on parle avec eux, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, leur métier ou quand ils n'en ont hélas pas, on a des hommes et des femmes qui expriment ce besoin de changement, qui naturellement s'interrogent sur la capacité des uns ou des autres à le mener à bien, mais qui expriment ce besoin de changement.
Et la majorité n'est pas étrangère à ces Français : tous ces députés qui forment l'actuelle majorité politique en ont parfaitement conscience et demain appuieront une politique de changement. C'est leur vocation, c'est aussi leur conviction.
M. Mano : Tout à l'heure, on a parlé d'État Balladur, c'est un terme qu'on a entendu, pas chez les journalistes. Je voudrais vous poser une question que les Français se posent sur l'impartialité de l'État : de votre point de vue, qu'est-ce qu'il faudrait faire de significatif, de symbolique peut-être, dès l'arrivée d'un nouveau Président de la République à l'Élysée, pour garantir l'impartialité de l'État ?
M. Chirac : Si vous ne voulez qu'une seule mesure symbolique, je dirai revenir sur les décisions qui ont été prises par l'actuel Président de la République lorsqu'il a considérablement augmenté le nombre des postes qui sont nommés en conseil des ministres, c'est-à-dire en réalité par le chef de l'État, ou par ceux qui l'entourent en réalité. Ce n'est là qu'un exemple, nécessaire d'ailleurs, mais ce n'est là qu'un exemple pour témoigner. Nous sommes dans ces sociétés qui, en raison des médias, ont besoin souvent de symboles, de signes, de signaux et donc c'est un de ces signaux.
Mais je crois, c'est vrai, que nous avons commis dans le passé des erreurs, nous tous, de toutes origines politiques, et que l'on s'est un peu parfois installés dans l'État comme dans une propriété personnelle. Et finalement l'expérience montre que ce n'est pas la bonne conception des choses et que la vraie conception de l'État, pour assurer son bon fonctionnement, c'est finalement qu'avait eue le Général de Gaulle, avec cette intuition qui l'a toujours caractérisé, c'est-à-dire d'un régime parlementaire avec un chef d'État fort, mais un Gouvernement qui gouverne et une administration qui reste à sa place, et un Parlement qui contrôle.
C'est dans ce sens, je crois, qu'il faudra engager les nouveaux équilibres, et cela implique l'impartialité de l'État ; je le dis ce soir très clairement, avec beaucoup de force, parce que là, pour le coup, c'est un point sur lequel les Français ne s'interrogent pas beaucoup d'ailleurs, mais qui a beaucoup d'importance. Il faudra faire en sorte que cette question de l'impartialité de l'État ne soit plus posée dans l'avenir. Elle ne se posait pas il y a quelques décennies ; si elle se pose aujourd'hui, c'est qu'il y a des raisons. Il faut faire en sorte qu'on n'ait plus à se la poser dans les années qui viennent.
M. Carpentier : En matière de justice par exemple, là aussi c'est une question que les Français se posent : dans les rapports qu'ils ont à la politique, en matière de justice, est-ce que, si vous êtes Président de la République, vous laisserez faire les juges dans les affaires de financement des partis politiques qui sont en cours, même si cela devait concerner le RPR, même si cela devait concerner l'office HLM de la ville de Paris ?
M. Chirac : La question que se posent les Français à l'égard de la justice n'est pas celle-là. La question qu'ils se posent c'est : pourquoi est-ce qu'il est si long et si difficile d'accéder à la justice ? Et le problème de la justice aujourd'hui, c'est de lui donner les moyens, et la dignité par voie de conséquence, et l'efficacité de son action. C'est un élément capital car nous sommes entrés dans un processus, depuis déjà longtemps, qui nous conduit tout droit à l'égard du peuple français à un véritable déni de justice.
Ensuite, il y a l'écume des choses effectivement, et le vrai problème n'est pas tel ou tel problème particulier, c'est l'indépendance de la justice. Et l'indépendance de la justice, il faut bien le reconnaitre aujourd'hui, est heureusement assurée. Et il est capital qu'il en soit ainsi et que par conséquent rien et en aucun cas ne puisse être qui, d'une façon ou d'une autre, puisse laisser soupçonner une ingérence quelconque de la part de l'État dans la justice, surtout si le politique y est impliqué.
M. Genestar : Que pensez-vous du secret de l'instruction, du débat actuel sur le secret de l'instruction, qu'on souhaiterait renforcer et qui limiterait la presse dans sa liberté d'investigation ?
M. Chirac : Le problème est très compliqué puisqu'il faut à la fois assurer le respect de la présomption d'innocence de celui qui est mis en examen, et c'est tout de même la moindre des choses : tant qu'on n'est pas jugé, on n'est pas coupable, et d'autre part, le désir des Français de transparence, d'être informés. Il y a là une contradiction. Il y a actuellement même, au Sénat, et aussi à l'Assemblée nationale, des études qui sont faites par toute une série d'experts, juristes, magistrats, parlementaires, pour essayer de trouver la meilleure solution à cette contradiction. Je souhaite qu'on en trouve une bonne car il faut garantir la liberté d'information et il faut garantir la présomption d'innocence.
M. Genestar : Il faudrait changer la loi.
M. Chirac : Il appartiendra aux experts de le dire.
M. Masure : Les trois dernières questions.
M. Joffrin : Monsieur Chirac, je vais vous poser une question que vous allez juger, j'imagine, désagréable, mais enfin les journalistes ne sont pas toujours obligés de poser les questions qui plaisent au candidat.
M. Chirac : Absolument.
M. Joffrin : Il y a eu une polémique, qui a été déclenchée à la suite de la publication d'un article dans Le Canard Enchaîné. Cet article avait trait à un appartement que vous louez ou que votre famille loue dans le 7e arrondissement…
M. Chirac : C'est moi.
M. Joffrin : … Rue du Bac, et on vous a reproché, d'une certaine manière, de bénéficier d'une opération immobilière qui vous permet de payer un loyer avantageux eu égard aux facilités que comporte cet appartement, à sa nature immobilière. Vous avez répondu que tout cela était légal et donc qu'il n'y avait pas d'irrégularités. Personne ne vous a contredit sur ce point. Mais n'est-ce pas ennuyeux pour une question d'image car cela risque de vous donner l'image de quelqu'un qui bénéficie, – même s'il est parfaitement honnête, ce que tout le monde pense –, comme d'autres, d'un certain nombre de privilèges qui sont fermés aux citoyens normaux puisque, apparemment, le loyer en question est très avantageux par rapport à l'appartement ?
M. Chirac : Votre question, Monsieur Joffrin, ne me choque pas du tout. Cela fait partie de la transparence.
Pour ne rien vous cacher, si nous n'avions pas été en campagne électorale, je n'aurais pas répondu au journal satirique qui essayait de nourrir contre moi une histoire. Mais nous sommes dans une période où la transparence me paraît tout à fait indispensable.
En 1977, j'ai loué un appartement pour l'habiter. Je n'en avais pas à l'époque et je l'ai loué à un monsieur très gentil, qui m'a fait un bail, tout ce qu'il y a de plus légal, et chez un notaire, à un loyer déterminé. Et je suis toujours dans ce bail qui prévoyait une reconduction automatique.
Entre-temps, il y a quelques années, le propriétaire a changé. Ce que Je peux vous dire, Monsieur Joffrin, c'est que lorsque mon premier propriétaire est décédé et que ses enfants ont décidé de vendre cet appartement. Ils sont venus me trouver et ils m'ont dit : "Voulez-vous l'acheter ?". Je l'aurais bien acheté naturellement mais je n'en avais pas les moyens. Je leur ai dit "non". Et puis mon intervention s'est arrêtée là. Je n'ai eu, contrairement aux allégations, aucune espèce d'ingérence, d'interférence, de rôle, de relation quelconque dans le cadre de la transaction qui fait que j'ai eu un nouveau propriétaire.
Moyennant quoi, mon bail, comme la loi le veut, s'est poursuivi naturellement et mon loyer est automatiquement débité de mon compte bancaire.
M. Joffrin : N'a-t-on pas été au-delà de ce que vous souhaitiez eu égard à votre qualité et à votre fonction ?
M. Chirac : On n'a rien modifié, Monsieur Joffrin. Moi, j'avais un bail depuis 77, je l'ai toujours. Rien a été modifié. Il est indexé sur le coût de la construction, tout cela est totalement conforme à la loi et, à l'origine, je n'avais aucun rapport, naturellement, avec mon premier propriétaire.
La vérité est que si cette histoire est aujourd'hui mise en exergue, alors qu'elle aurait pu l'être depuis des années et des années, – je n'ai jamais caché que j'avais un appartement, que j'étais locataire d'un appartement –, ce n'est pas par hasard. Je n'en suis pas dupe, naturellement. Et, pour dire la vérité, je ne trouve pas cela très convenable.
M. Masure : Dernière question, Jean-Luc Mano.
M. Mano : Monsieur Chirac, vous avez été trois fois candidats à la présidence de la République, plusieurs fois Premier ministre…
M. Chirac : … Monsieur Mitterrand aussi. Je n'en tire aucune conséquence, Monsieur Mano. C'est une simple observation historique.
M. Mano : Après ce rappel historique, ma question est plus prospective : Pourquoi voulez-vous devenir Président de la République ?
M. Chirac : Alors que je pourrais vivre beaucoup plus agréablement et faire des choses qui me plaisent ? C'est cela que vous voulez dire.
M. Mano : Je n'ai rien dit. Je vous ai passé la question simplement.
M. Chirac : Tout simplement, parce que je trouve que la France est dans une situation difficile et qu'elle mérite mieux que cela. J'ai beaucoup réfléchi, j'ai beaucoup écouté, je suis allé énormément sur le terrain. Je me suis entièrement consacré, depuis deux ans et demi, à l'étude concrète de ce qui se passait dans notre pays, à essayer de comprendre pourquoi il y avait des choses qui étaient inadmissibles et qui, pourtant, se développait ? Pourquoi nous étions dans une période où les inégalités s'accroissaient alors que, depuis deux siècles, elles avaient diminué ? Pourquoi on avait toujours, – et c'était l'un des éléments du pacte républicains – cette idée pour les parents naturels qui élevaient leurs enfants, c'est-à-dire que leurs enfants auraient une situation supérieure à leur et que, tout d'un coup, cela ne fonctionnait plus ? On a dit que l'ascenseur social s'était arrêté. Pourquoi ainsi le pacte républicain était mis en cause ?
Ma conviction, c'est que nous avons commis des erreurs. Nous sommes allés sur de mauvaises volés, pour toutes sortes de raisons, idéologiques ou par le conformisme de la pensée. Autrement dit, je crains un peu une situation de décadence.
Tout à l'heure, le grand sociologue, Alain Touraine, l'évoquait et je me permettais de rappeler cette phrase de lui sur "une société qui ne pense pas ne peut que s'enfoncer dans la décadence", je trouve qu'on ne pense pas assez. Et je me suis efforcé non pas de penser tout seul, naturellement, mais de comprendre ce que pensaient les autres et d'en faire la synthèse.
C'est pour cela que j'ai voulu être candidat, pour me mettre au service de cette idée que j'ai de la France et des Français, et qui est une grande idée, Monsieur Mano.
M. Masure : Merci beaucoup, Jacques Chirac.
Ainsi se termine la dixième et dernière édition de "La France en direct". Dans quelques minutes "Le samouraï" de Jean-Pierre Melville avec Alain Delon, très beau film.
Je voudrais tout simplement remercier toute l'équipe rédactionnelle et technique qui a préparé ces dix émissions.
Merci, Jacques Chirac. Rendez-vous à toutes et à tous le 23 pour le premier tour.