Interviews de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur France 2 le 2 décembre 1998 et à Europe 1 le 3, sur le report de l'examen du projet de loi sur la réforme de l'audiovisuel.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1 - France 2 - Télévision

Texte intégral

France 2 – Mercredi 2 décembre 1998

C. Gaessler : Est-ce que ce report que vous avez annoncé n'est pas finalement un échec pour vous qui avez défendu vraiment fermement ce projet ?

– « Ce report est motivé par l'embouteillage des travaux parlementaires. Je préfère qu'un texte soit discuté, débattu, examiné longuement, surtout qu'il est complété par les annonces que j'ai faites hier, c'est-à-dire les 2,6 milliards qui vont abonder les finances de la télévision publique et des entreprises publiques, en même temps aussi a été confirmée la mise au point de l'écrêtement des recettes publicitaires qui viendraient sur les chaînes privées. Les deux garanties financières qu'exigeaient les députés avant de se prononcer par leur vote ont été apportées hier. Le projet est déposé sur le bureau de l'Assemblée. Il sera simplement débattu un peu plus tard que prévu. Mais nous aurons le temps de ce débat. Je voudrais dire aussi que cette réforme, si elle a suscité autant de critiques, c'est parce qu'elle est très ambitieuse. C'est la première fois qu'un Gouvernement s'engage en ayant à la fois le renforcement du service public, la possibilité d'améliorer les programmes pour les téléspectateurs, fortement, en sortant les chaînes publiques de la dictature de l'audimat, et en leur donnant les moyens financiers de croître aussi, au moment où elles ont un effort à faire, et c'est en même temps aussi une réforme ambitieuse, puisque les moyens financiers sont garanties. »

R. Sicard : Beaucoup de commentateurs évoquent ce matin l'hypothèse de votre démission. Qu'est-ce qu'il en est ?

– « Ecoutez, s'il suffisait d'une difficulté de calendrier pour démissionner, alors on démissionnerait tous les jours. Moi j'ai dit dès le départ que je suis engagée, avec le soutien du Gouvernement et du Premier ministre, vis-à-vis des Français, et je défendrai cette loi jusqu'au bout. J'ai constaté que les critiques portaient sur le financement, non pas sur le fond de ce projet. Personne ne conteste qu'il faille donner la possibilité à un groupe de télévisions publiques de résister à la concurrence des chaînes privées et des chaînes publiques sur le plan européen. Personne ne conteste le bénéfice qu'il y aurait, si l'on tient au service public – ce à quoi la gauche tient – c'est-à-dire un service fort mais qui soit en même temps à la pointe de la création et de l'innovation ; je pense aux programmes pour les familles, je pense aux programmes pour les jeunes, je pense aux documentaires ; tout ce qu'une chaîne publique peut apporter, il faut qu'elle soit garantie de le faire. Je fais confiance aux personnels et aux professionnels de l'audiovisuel public pour le réaliser. »

R. Sicard : Mais pourquoi cela a été mal compris ? Qu'est- ce qui s'est passé ? Il y a eu des maladresses ? Le projet a été mal expliqué ?

– « Vous savez, ce qui s'est passé, c'est qu'en 1997, le gouvernement précédent a coupé les moyens publiques ; 550 millions pour France 2 et France 3 ; 140 qui ont empêché de réaliser la grille qui était prévue pour Arte-La 5e.

La gauche n'avait pas réussi à garantir la pérennité des financements publics. Que les députés aient douté de la volonté du gouvernement, dès lors que nous disions que ce serait inscrit en loi de finances, il fallait répondre à cette objection. Les garanties que j'ai données hier y répondent. »

R. Sicard : Alors, est-ce que vous avez une date un peu plus précise ? Vous parlez d'un report de plusieurs semaines ?

– « Moi, je souhaite bien sûr que ce texte, puisqu'il est prêt, puisque les amendements gouvernementaux sont là, puisse être débattu le plus rapidement possible au début de l'année 99. »

C. Gaessler : Et aujourd'hui vous êtes encore soutenu.par M. Jospin, dans cette démarche ?

– « Mais écoutez, j'ai la charge du texte. Ce texte a été approuvé par le Gouvernement. C'est un texte, je l'ai dit, ambitieux, qui prend les téléspectateurs vraiment au sérieux, et qui a voulu être centré sur les programmes. Donner ces moyens-là, c'est la possibilité de répondre par rapport au temps passé, tout simplement par les Français, devant leur écran de télévision. Trois heures par jour passées devant l'écran, quel que soit son âge, c'est quand même beaucoup, et je pense qu'on ne peut pas répondre par des demi-mesures. Il faut des mesures ambitieuses et c'est le dernier moment où l'on puisse le faire. »

R. Sicard : On a l'impression qu'il y a une accumulation, quelque part de déconvenues pour le Gouvernement. Il y eu le Pacs qui a été reporté, il y a maintenant ce projet de loi sur l'audiovisuel. Est-ce qu'on n'atteint pas les limites de la méthode Jospin ?

– « Ce n'est pas un problème de méthode Jospin. Le Gouvernement respecte le travail parlementaire et les conditions dans lesquelles il engage ses réformes. Ses réformes sont ambitieuses et nous les portons et nous les poussons jusqu'au bout. Ce qui compte, c'est le résultat pour les Français. Et c'est donc, je crois, ce qui caractérise aussi ce texte qui, parmi d'autres, a été reporté. Mais je préfère, je l'ai dit, que le texte soit examiné et débattu dans de bonnes conditions. Je serai certaine d'avoir à ce moment-là, la mobilisation de la majorité qui pourra le voter sans états d'âme, et en même temps aussi, peut-être, de tous ceux qui, sur d'autres bancs à l'Assemblée, sont attachés au service public. »


Europe 1 – 3 décembre 1998

Q - Pour l'équipe Jospin ça tangue, ça secoue, mais c'est ça la vie politique. La réforme de l'audiovisuel annoncée comme une des grandes réformes de gauche, est reportée. En 24 heures C. Trautmann a beaucoup parlé, sur tous les tons ; elle n'a pas toujours convaincu. Et la presse, ce matin, est sévère. Bonjour Mme Trautmann. Lionel Jospin a décidé de différer le débat sur la loi audiovisuelle. Est-ce que vous lui donnez raison ?

« Je lui donne raison, et j'ai souhaité, en effet, rassembler ma majorité pour pouvoir aborder ce vote dans les meilleures conditions. Je souhaite que cette loi soit votée rapidement, parce qu'elle est nécessaire pour les entreprises publiques ; parce qu'elle est nécessaire, aussi, pour les téléspectateurs. »

Q - D'accord. Vous lui donnez raison. Le texte n'était pas prêt ?

– « Ce n'est pas que le texte n'était pas prêt, c'est que les députés ont besoin de pouvoir travailler sereinement sur ce texte – je l'ai expliqué en commission à l'Assemblée nationale. J'ai, aujourd'hui, les garanties qui permettent le financement de cette réforme, à la fois… ».

Q - Attendez, le texte, tel qu'il a été présenté, pour vous, c'est une réussite ?

– « Ce texte a été parfois critiqué. Ce qui a été critiqué par l'opposition est classique. »

Q - Mais par la minorité, la majorité plurielle – Verts, communistes – par les socialistes eux-mêmes ?

– « Je pense que ce qui n'a pas été bien compris par la majorité, c'est que pour arriver à tenir dans un monde concurrentiel, il faut donner plus de force à l'audiovisuel, aux entreprises publiques audiovisuelles. Il faut leur donner les moyens financiers. Ils ont été critiques, mais critiques, aussi, positivement. Parce que, lorsqu'ils ont exigé que les garanties financières soient apportées, ils ont exigé ce que ni la droite et ni la gauche n'a jusqu'ici su garantir. »

Q - Donc, pour vous, ce n'est pas un désaveu ?

– « Non, ce n'est pas un désaveu. »

Q - C'est un encouragement ?

– « Pour moi, c'est une garantie que cette réforme puisse être appliquée dans de bonnes conditions. S'il n'y avait pas les 2,6 milliards de compensation de baisse de crédits publicitaires, je ne pourrais pas dire que cette loi est applicable. »

Q -  On va parler de la loi. Mais essayons de ne pas habiller de mots et de rubans, ce qui est, ou une réussite ou un échec. Comment l'appelez-vous ? Est-ce que ça vous a fait plaisir, à vous, Mme Trautmann ?

– « Ça ne peut pas faire plaisir de voir son texte reporté. Ca fait deux fois qu'il l'est – ce n'est pas le seul qui soit reporté d'ailleurs dans le programme gouvernemental. Et cela ne veut pas dire non plus que le Gouvernement change sa volonté de réformes. Par conséquent, je crois que les choses sont claires de ce point de vue. »

Q - Des mois d'épreuves, c'est comme un chemin de croix, non ?

– « Mais je n'ai pas besoin de compassion, franchement. Sur l'audiovisuel public – vous le savez très bien, J.-P. Elkabbach – il y a beaucoup de passion, beaucoup d'intérêts, beaucoup de lobbies. »

Q - Mais c'est bien de le découvrir dans certains cas…

– « Moi je le sais, je ne l'ai pas découvert aujourd'hui. Vous le comprenez bien. En même temps, je souhaite avancer, parce que je pense qu'il y a, aujourd'hui, un enjeu de modernisation, qu'il y a un enjeu, aussi, pour le téléspectateur de pouvoir avoir une télévision publique qui lui garantisse un choix entre des chaînes privées et d'autres chaînes qui ne sont pas soumises à un impératif commercial. »

Q - D'accord. Mais à ce moment-là, il faut que, dans la loi, on voie clair et on voie les arguments d'une loi qui soit adaptée à notre temps. Parce que, par exemple, pendant que vous chantiez les louanges de votre loi, l'actionnariat partiel de TF1 est passé à V. Bolloré, puis de Bolloré à F. Pinault. R. Murdoch et ses alliés sont entrés en Europe, et bientôt dans Paris. On avait l'impression qu'avant même que la loi soit terminée, elle était inadaptée et dépassée. C'est terrible ça !

– « Non. Ce qui est le renforcement du service public – et je vous l'ai dit, en termes, de contrepoids, par rapport au privé –, ça, ça n'est absolument pas dépassé. Par contre, je suis absolument convaincue que, s'il y a complément à apporter à cette loi, c'est précisément sur les mécanismes de concentration et sur la possibilité de traiter l'audiovisuel public et les entreprises, de la même façon qu'on traite les autres entreprises. »

Q - C'est une information, ce matin : la prochaine loi, si elle a lieu – et vous me le direz –, concernera, en même temps, le public et le privé ?

– « Je souhaite apporter des compléments qui concernent la concentration dans le privé. »

Q - Quand C. Trautmann dit : « Je souhaite ». Ça veut dire : j'ai décidé ou il faut que je convainque encore ma majorité et le Gouvernement et le Premier ministre ?

– « Non. J'ai proposé aux députés, j'ai proposé au président de la commission, et à un certain nombre de membres de la majorité, de pouvoir y travailler avec moi. »

Q - Pour la prochaine loi, est-ce que vous repartez de zéro ?

– « Non, je ne repars pas de zéro. Je n'ai pas vu de projet alternatif. J'ai entendu des critiques et j'ai constaté que les critiques portaient sur le financement et pas sur le fond. Mais par contre, ce qui est certain, c'est qu'il y a une attente. Et cette attente est justifiée par rapport à l'évolution et à la nouvelle donne que vous évoquiez à l'instant. Ça interroge. »

Q - Entre Matignon, Bercy, F. Bredin, C. Trautmann, qui va préparer la loi ?

« Je suis chargée et confirmée, dans le partage de cette loi. Par conséquent, c'est à moi de revenir devant l'Assemblée, avec une loi qui rassemble toute la majorité. »

Q - F. Bredin, a, j'ai lu, une mission de six mois, c'est-à-dire jusqu'à la fin mai. Faut-il attendre que la mission soit terminée fin mai pour que vous présentiez votre projet – c'est-à-dire juin-juillet –, car après il y a les élections européennes, peut-être l'automne ? A votre avis, quand pourrez-vous présenter le projet ?

– « La loi ne dépend pas de la mission de F. Bredin. La mission de F. Bredin est de pouvoir apporter, avant la loi de finances 2000, un certain nombre de propositions pour l'accroissement des ressources publiques. Cela n'a pas d'impact direct par rapport à la loi que j'ai présentée. Cela la garantit davantage ? Mais chacun, et je l'ai expliqué, il y a… »

Q - Ça ne fait pas trop de choses, ce n'est pas trop compliqué ? On ne peut pas simplifier ?

– « Je pense que cette mission a parfois introduit un doute sur la volonté gouvernementale – il faut être très franc – de pouvoir apporter les financements nécessaires au moment du vote. Les garanties que j'ai présentées devant les députés, mardi dernier, précisaient bien la position du Gouvernement : garanti sur les 2,6 milliards, garanti aussi sur le mécanisme de reprise, sur l'effet d'aubaine des chaînes privées. »

Q - Est-ce que la loi sera applicable en l'an 2000 ?

– « La loi doit être applicable en l'an 2000… »

Q - Vous n'en êtes pas sûre !

– « Il faut, par conséquent qu'elle passe très rapidement au début de l'année 1999. »

Q - Si elle ne passe pas en janvier-février 1999, vous ne la voyez pas en 2000 ?

– « Au moment où nous devons avoir les mécanismes complets pour les inscrire en loi de finances il faut que la loi puisse être votée. Et que l'on puisse nous mettre en place. A la fois les structures, mais surtout les financements. »

Q - Pour le service public, est-ce que le principe reste toujours de faire passer rapidement la publicité de 12 à 5 minutes ? Cela reste, ou vous allez corriger ?

– « Non, ça reste. On pense que c'est la réforme – et c'est le quart de la réforme – qui permet de garantir la nature du service public. Et c'est là que les Français se sont prononcés massivement favorablement par rapport à cette réforme. Pendant que les lobbies s'expriment, pendant qu'on doute – parce qu'on a toujours hésité et pris des lois qui étaient souvent des demi-mesures par rapport au service public –, cette loi – parce qu'elle va plus loin, et c'est aussi pour ça qu'elle a fait peur –, pour les téléspectateurs est claire. Je voudrais quand même rappeler que les télévisions sont d'abord faites pour ceux qui les regardent. Et quand les Français passent trois heures devant la télé, on peut considérer qu'on doit avoir une loi ambitieuse. »

Q - Justement, il y en a beaucoup qui vous diraient : eh bien, qu'elle le soit !

– « Oui, mais il ne faut pas croire aux miracles non plus ! Ce sont des entreprises, elles ont des personnels, et je pense qu'il est urgent, aujourd'hui, de ne pas les déstabiliser, de leur permettre de travailler dans la sérénité. »

Q - Mais, ça fait du retard. Vous estimez qu'il faut taxer TF1 et M6, si elles raflent une grande partie de 2,6 milliards récupérés sur la publicité du service public ?

– « Oui. »

Q - Si ces chaînes marchent, si le public suit, c'est que les programmes plaisent. Pourquoi les punir ? Pourquoi sanctionner celui qui marche bien ?

– « Attendez, M. Lelay, par exemple, disait clairement : je n'ai jamais demandé cet argent… »

Q - Ça concerne le service public, ça ne le concerne pas ! C'est parce qu'on n'arrive pas à faire quelque chose sur le service public qu'il y a des conséquences pour le privé, et donc on va le punir. Il ne s'agit pas de défendre les privés, mais il s'agit de comprendre l'ensemble. Ce matin, vous avez dit que ça va être une architecture d'ensemble.

– « Par rapport au privé, ce que je cherche – et c'est tout à fait légitime – c'est que l'on maintienne un équilibre. A partir du moment où l'on est dans un monde concurrentiel, il n'y a pas de raison de penser que c'est systématiquement à l'audiovisuel public d'être pénalisé. Lorsque les chaînes privées, dont TF1, attaquent les chaînes publiques – et par conséquent les actionnaires, c'est-à-dire les Etats sur le plan européen – par rapport à la nature des ressources – et les ressources sont commerciales –, on s'explique, mais les choses doivent être très claires : il ne s'agit pas de les punir, de les handicaper par rapport à une reprise du surcroît des ressources qu'elles auraient, c'est de maintenir l'équilibre entre privé et public. »

Q - Quand vous dites « le privé attaque », c'est le marché, c'est le meilleur qui gagne.

– « Oui, mais je préfère que la concurrence entre public et privé se fasse sur les programmes et pas sur la conquête des recettes. »

Q - Pour cela il faut beaucoup d'argent. Je ne comprends pas qu'on puisse imaginer qu'on fasse une meilleure télé sans argent.

– « Bien sûr ! Vous parliez de la mission Bredin. Cette mission, avec la réforme de la redevance, porte sur la croissance des recettes publiques. »

Q - Dans votre système à venir, avec le passage d'une partie de l'actionnariat entre Bolloré et F. Pinault sur TF1, vous auriez un contrôle, vous voudriez le contrôler, ou ça ne vous regarde pas ?

– « Il ne s'agit pas que l'Etat se mêle directement de la vie des entreprises. Il s'agit simplement que les entreprises audiovisuelles – dès lors qu'elles ont des capitaux, des changements dans leur organisation capitalistique – soient traitées comme les autres entreprises avec la vérification et l'intervention, le cas échéant, s'il y a abus de position dominante, du Conseil de la concurrence. »

Q - On chuchote que vous avez remis votre démission au Premier ministre, c'est vrai ?

–« Non, pas du tout. Il ne s'agit pas, pour moi, de démissionner dans un moment où je veux défendre cette loi et la faire passer. Mais, par contre, c'est vrai aussi que les critiques ont eu cours. Elles devront s'arrêter. Je crois que la majorité peut maintenant voter ce texte, et pourra le voter sans états d'âme. Et pour moi, c'est ça qui importe : passer ce texte, et le passer dans les meilleures conditions. »