Interview de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, à Europe 1 le 24 novembre 1998, sur le score du Front national aux élections législatives partielles, sa stratégie pour les élections européennes de 1999 notamment son opposition au traité d'Amsterdam, et sur les conséquences de l'arrêt de la Cour de cassation le condamnant à un an d'inéligibilité.

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Média : Emission Journal de 8h - Europe 1

Texte intégral

Q - J'ai l'impression que votre visage est encore tout rouge.

« Ah bon ? »

Q - Oui. Sur trois législatives partielles, vous avez reçu deux gifles, peut-être même trois, retentissantes. Le Front national a perdu sur toute la ligne. Vous avez une explication ?

« Non, c'est faux ! Je me permets de vous le dire. À Nice, le candidat du Front national gagne en pourcentages. »

Q - Mais il a perdu 4 400 voix.

« Oui, mais beaucoup moins proportionnellement que ses concurrents. Et nous n'étions pas sortants dans cette circonscription. C'était le sénateur-maire qui laissait son siège à un de ses partisans, plutôt à une femme. Ce qui est remarquable, à Nice, et ce qui devrait faire trembler les gens de l'établissement politique c'est le taux d'abstention : 76 % dans une grande ville française ! »

Q - Et vous êtes plus touché que d'habitude et que les autres partis par l'abstention. Ce qui est nouveau M. Le Pen, ce qui est nouveau…

« Non, non, ce qui est constant. Car tout le monde comprend bien que, quand il y a très peu d'électeurs, ceux-ci sont constitués par ce qu'on appelle les clientèles. C'est-à-dire par les membres des associations, qui sont innombrables aujourd'hui, par les syndicats, par les employés des mairies, etc. »

Q - M. Le Pen, on arrête de raconter des sornettes. Vous êtes donc content de ces résultats ?

« Non, je ne suis pas content. Je préférerais que le Front national ait fait une percée spectaculaire. Je constate que ce n'est pas le cas. Mais il n'est pas du tout en régression comme vous le dites. Et les élections cantonales prouvent au contraire que nous sommes en progrès. »
Q -
Il y a 26 ou 28 élections cantonales depuis mars 98, vous êtes plutôt en recul. On ne va pas rentrer dans le détail électoral, mais c'est simplement pour savoir si vous ne croyez pas, vous, que les sympathisants du Front national, qui perçoivent maintenant qu'il y a des rivalités, des querelles de boutiques, sentent comme un parfum de dégringolade et de banalité du Front national ?

« Pas du tout ! Je crois que ceux qui pensaient que le Front national était constitué d'anges, d'archanges et de saints, s'aperçoivent qu'il y a des hommes, aussi, dans leur mouvement. Il y a des querelles humaines, c'est normal ça ! »

Q - Au deuxième tour, dans tous les trois cas, y compris à Nice, on trouve un face à face PS-Alliance, qui se sont bien comportés. Il faut voter pour qui ?

« Le Front national a posé ses conditions, puisqu'il s'est aperçu que, lors de la dernière élection législative, il avait appelé à voter pour la droite, et le candidat de la droite a appelé à voter pour la gauche. Dans ces conditions, nous demandons qu'il soit très expressément demandé par les candidats, le soutien du Front national. Si celui-ci… »

Q - Au secours Le Pen ! Au secours Le Pen !

« … si celui-ci n'est pas demandé, nous demandons à nos électeurs de ne pas l'accorder. »

Q - Débrouillez-vous quoi, hein ? Encore une fois ? Ponce Pilate ! Ponce Le Pen !

« Non, non. »

Q - Pour la quatrième fois, en quinze ans, vous allez donc conduire la liste Front national aux européennes. Si les résultats sont médiocres, le seul responsable sera J.-M. Le Pen ?

« Probablement, oui. Vous savez bien que c'est Joffre qui a dit : « Je ne sais pas qui a gagné la bataille de la Marne, mais je sais bien qui l'aurait perdue. »

Q - Quel score voulez-vous avoir ?

« Nous nous sommes donnés comme objectif de franchir la barre des 20 %. Car nous pensons que, comme il y a eu 50 % d'électeurs contre Maastricht, et que nous sommes le seul mouvement politique cohérent et important à avoir, en permanence, défendu la position française contre la position de l'Europe fédéraliste et euro mondialiste, nous pensons que nous devrions tirer le meilleur parti de cette consultation. »

Q - On parlera dans un instant des élections européennes. Mais sur les problèmes de listes, en tout cas, Jany Le Pen l'a échappé belle !

« On peut le dire, oui, parce qu'elle aurait dû monter en première ligne, ce qui n'est jamais très amusant pour personne. Et même pas pour le président. Il en a l'habitude, lui. »

Q - Allez-vous la coucher sur la liste Le Pen ?

« La coucher » ? Une façon de parler… Eventuellement. Après tout, elle peut avoir, elle peut répondre à un certain nombre de demandes de l'opinion publique et de nos électeurs. Mais cela n'est pas encore décidé. Ce n'est pas d'actualité puisque c'est dans six mois que se passeront les élections. »

Q - Et B. Mégret sera numéro 2 ou numéro 3 ?

« On n'en sait rien ! Je constituerai la liste selon les exigences de l'actualité politique du moment. »

Q - Mais, vous ne pensez pas, qu'en ce moment, il pourrait vous aider, puisque, si j'ai bien vu les sondages, il devient plus populaire que vous ?

« Mais non, c'est… Oui, il devient plus populaire des électeurs de droite RPR-UDF, ça c'est vrai. Mais c'est à cause de la réputation erronée que vous lui faites, d'être le défenseur de l'ouverture à droite. Ce que, en privé, il nie absolument. »

Q - En privé ?

« Entre nous, dans nos instances. »

Q - Il n'y a pas de stratégie ?

« Il n'y en a qu'une : c'est une stratégie d'alternative nationale. Nous ne pouvons pas, nous ne croyons pas au pouvoir, construire quoi que ce soit, par exemple, avec ceux qui vont se déclarer en faveur d'Amsterdam. Ça n'est pas possible. Nous considérons que c'est une trahison de la France. Par conséquent on ne peut pas bâtir l'avenir avec des traîtres. »

Q - Donc l'ennemi reste la droite, « les traîtres » en parlant de… ?

« Ah oui ! S'agissant d'Amsterdam, ah oui ! »

Q - Vous vous rendez compte de ce que vous dites à propos de la droite, à propos de Séguin, Sarkozy, Madelin : « des traîtres » !

« Ah oui ! Ah oui ! Absolument, mais je vais vous expliquer si vous le voulez bien. »

Q - Des traîtres !

« Absolument ! Absolument ! Des gens qui acceptent l'idée de la mort de leur pays et de la mort de la France, et qui y prêtent la main. Moi je ne connais pas, je ne vois pas d'autre nom que celui de « traîtres » !

Q - Vous devriez regarder le sondage Ipsos, parce qu'il y a à peu près 77 % de Français qui veulent l'accélération de la construction européenne ; donc il y a 77 % de Français qui sont des traîtres !

« Ce n'est pas exactement ça. Je veux dire que, nous aussi, nous sommes en faveur de l'Europe, mais de l'Europe fédéraliste, pas de l'Europe euro mondialiste, qui se traduira par la fin de la France, la fin des libertés, la fin de la prospérité de ses habitants. Nous sommes pour une Europe qui soit confédérale, qui préserve la souveraineté des nations, de telle sorte que chacun reste maître chez lui. »

Q - Vous avez commencé votre campagne. La France contre Amsterdam, comme vous dites…

« Oui. »

Q - Est-ce que, comme d'habitude, vous allez agiter des peurs, des menaces, la menace du diable, alors que l'Europe progresse et que les citoyens ont l'impression qu'elle se rapproche d'eux ?

« Ils ont tort. »

Q - Est-ce que ce n'est pas une sorte de bataille rétro, et d'une certaine façon déjà perdue ?

« Non. Si les gens pensent que l'Europe leur a apporté des avantages, je voudrais qu'ils notent que, depuis dix ans, on peut dire que l'Europe a apporté plus de chômage, plus d'insécurité, plus d'immigration, plus de fiscalité, plus… »

Q - Plus de protection…

« … plus de corruption ! Par conséquent nous sommes sur une voie qui est mauvaise, comme le souligne, d'ailleurs, je dois dire, tous les 15 jours, notre prix Nobel, M. Allais, qui pousse un cri d'alarme, en disant que nous allons dans le mur ! Je le crois. »

Q - Donc s'il en reste un, ce sera Le Pen ?

« Non, ce sera le Front national. Il n'y a pas que Le Pen. Il y a des gens comme Chevènement. Il y a des gens qui sont hostiles à l'idée d'abandon de souveraineté de notre pays. »

Q - Vous allez donc conduire la liste européenne. Est-ce que vous dites, cette fois ? vous qui tonitruez si souvent contre la politisation de la justice ?, est-ce que cette fois dites aux juges : merci, un grand merci messieurs les juges ?

« Bien sûr que non ! »

Q - Parce que vous allez pouvoir vous présenter à la présidentielle ? sauf si ? et de plus, vous participez aux européennes. Qui dit mieux pour vous M. Le Pen ?

« Mais pas du tout ! C'est une décision scandaleuse, injustifiée, et qui, je pense, sera cassée par la Cour de cassation parce qu'il y a au moins trois motifs, dont deux péremptoires, de cassation. La peine je la considère comme injuste. Je pense que j'étais innocent, et même victime de cette affaire. Et je suis condamné à trois mois de prison avec sursis. Ce qui n'est pas rien : de l'amende, des dommages et intérêts ? certes diminués ! Et puis une peine d'inéligibilité ? qui était une peine, autrefois, accessoire des peines afflictives et infamantes ? mais qui aboutit, qui se traduite par quoi ? C'est que je suis chassé des assemblées dont je suis membre ! Ce n'est pas que, dans l'avenir je ne pourrai pas me présenter, c'est que, actuellement, je suis ? enfin si je ne faisais pas un recours en cassation ? je serai expulsé du Parlement européen, expulsé du conseil régional de PACA. »

Q - Après ce jugement et ce pourvoi en cassation, tous ceux qui, à l'intérieur de votre parti attendaient l'heure de la succession et qui se frottaient les mains, vont attendre ?

« Sûrement, oui. Ils peuvent même attendre longtemps dans certains cas. Je me porte bien, merci. »

Q - Pensez-vous qu'un jour ou l'autre, le Front national, après vous, dans 50, 100 ans, pourra tomber entre les mains de, par exemple, de gens comme Mégret ?

« Ou d'autres, oui. Mégret pourquoi pas ? Gollnisch ou peut-être quelqu'un que nous ne connaissons pas encore et qui correspondra mieux qu'eux à la nécessité de diriger un grand mouvement national, populiste, en responsabilité de Gouvernement. »

Q - Pendant la campagne contre les européennes, vous allez faire beaucoup d'agitation, un débat, demain soir, à Paris, un meeting ?

« Oui, oui. Un meeting, et je donne son adresse car elle a changé… »

Q - Vous avez eu du mal à trouver une salle, paraît-il ?

« Je donne son adresse : Salon Vianney au 98, quai de la Rapée. Car au dernier moment, on nous a supprimé la salle qu'on nous avait louée. Ça doit rassurer un certain nombre de gens. C'est avec Mme Lehideux, M. Le Gallou, M. Mégret et moi-même. »

Q - C'est Mégret et Le Gallou qui voulait l'organiser, vous l'avez récupéré.

« C'est normal, je suis le patron. »

Q - Vous êtes le chef, vous courez après et vous les rattrapez. Vous allez participer à de nombreux débats, des émissions de télé, de radio. Il paraît que…

« Je le souhaite. »

Q - … Que Cohn-Bendit vous a lancé un défi ?

« Oui, oui… Cohn-Bendit ne court pas tout à fait dans la même série que moi, mais on verra bien dans le cours de la campagne ce qu'il faudra faire. »

Q - Pourquoi vous avez peur de lui ?

« Non, pas du tout ! Non, non, je n'ai pas peur de lui, non, non. »

Q - Parce qu'il est européen, franco-allemand ?

« Non, non. Mais moi je ne boxe pas dans la même catégorie que lui. Quand son mouvement sera à la hauteur du Front national, alors on verra à établir un combat. »

Q - Vous préféreriez un combattant de poids comme Séguin ?

« Oui, oui, sûrement, bien sûr, c'est normal ; ou d'autres, ou Jospin, ou quiconque ; que le mouvement soit à la hauteur du Front national. »