Interview de MM. François Bayrou, président de l'UDF, Noël Mamère, député des Verts et Henri Emmanuelli, membre du bureau national du PS, à TF1 le 22 novembre 1998, sur la transformation de l'UDF en mouvement politique unitaire, la régularisation des "sans-papiers", le PACS, les relations entre François Mitterrand et Michel Rocard, la préparation des élections européennes et la nécessité de développer le centre sur l'échiquier politique français.

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Média : Emission Public - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Michel FIELD : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Merci de rejoindre le plateau de « Public ». François BAYROU, bonsoir. Merci d'être mon invité.

François BAYROU, président de l'UDF : Bonsoir.

Michel FIELD : À la veille d'échéances qui sont pour votre mouvement et votre sensibilité politique, extrêmement importantes puisque Force Démocrate, votre mouvement, se réunit en congrès la semaine prochaine, le 28 novembre, et le lendemain un conseil national de l'UDF aura lieu. Et là il va se passer une opération d'absorption, de fusion ... quel est le terme exact ?

François BAYROU : Il va se passer quelque chose qu'on attendait depuis vingt ans. Ça fait vingt ans, depuis que l'UDF existe, que ceux qui l'ont créée, rêvent de ne plus avoir sur cet espace politique-là, qu'un seul mouvement organisé en véritable parti. Et c'est ce qui se passera à la fin du mois. On a tellement perdu d'énergie, de force et donc forcément de capacité de conviction, à s'épuiser dans des concurrences internes, si on voulait exister, il fallait qu'on s'unisse et c'est ce que nous allons faire la semaine prochaine. Je crois que c'est un événement très important pour l'opposition et pour son équilibre.

Michel FIELD : Mais vous n'êtes pas le magicien d'Oz, c'est-à-dire que d'un seul coup, il ne va pas y avoir la disparition du petit parti de Hervé de CHARETTE, du petit parti de Monsieur SANTINI, du Parti Radical etc...

François BAYROU : Vous allez voir ...

Michel FIELD : Monsieur SANTINI est là et il n'est pas d'accord avec le « petit parti » ... mais c'est une façon de parler rapide, je vous l'accorde.

François BAYROU : Vous allez voir que si. Et je vous en donne la preuve, dans les statuts de l'Union pour la Démocratie Française, il était écrit depuis le début : l'UDF est une fédération de partis et de groupements politiques ; et à partir de la semaine prochaine, il sera écrit : l'UDF est un mouvement politique unitaire.

Michel FIELD : Mais ça veut dire qu'à terme il n'y aura plus cette constellation de partis.

François BAYROU : Ça veut dire qu'il n'y aura plus de nébuleuses et de constellations, termes que vous utilisiez, vous, les observateurs, depuis longtemps pour parler de cette famille politique.

Michel FIELD : Mais vous en avez d'autres ...

François BAYROU : On aura un véritable mouvement politique, ce qui est la condition de notre existence.

Michel FIELD : Alors on va parler de tout cet aspect-là des choses dans la deuxième partie de l'émission. Et puis, dans la première partie, fidèles à notre habitude, nous reviendrons sur une actualité politique chargée cette semaine. Elle s'était ouverte sur ce plateau même dimanche dernier avec les déclarations de Dominique VOYNET et Daniel COHN-BENDIT. Noël MAMERE, des Verts, sera là pour tirer le bilan de cette semaine fort agitée pour la solidarité gouvernementale. Et puis je recevrai également Henri EMMANUELLI. Henri EMMANUELLI qui a lancé un journal qui s'appelle « La République », petit journal de gauche on peut dire, résolument de gauche, il nous dira ce qu'il en attend et puis évidemment je ferai réagir aussi à cette polémique qui éclate autour des propos de Michel ROCARD sur François MITTERRAND. Voilà, donc un programme très chargé. Une page de pub et on y va.

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Michel FIELD : Retour sur le plateau de « Public » avec François BAYROU, le président de l'UDF. Avant d'entamer le retour sur l'actualité de la semaine, quelque chose a marqué beaucoup les gens, c'est ces premiers décès dus au froid et ces faits divers qui se multiplient et qui nous rappellent évidemment le coefficient de misère qui existe en France. On ne pourrait pas imaginer - c'est peut-être très démagogique de le dire comme ça - mais une grande initiative des forces politiques pour à un moment donné ouvrir les appartements vides, ouvrir les lieux où les gens pourraient dormir la nuit. Est-ce que vous, en tant que l'un des principaux responsables politiques français, vous ne pourriez pas ou vous vous sentiriez concerné par une initiative de ce type qui dépasserait évidemment les clivages politiques ?

François BAYROU : En tout cas j'y participerais à coup sûr. Je vais essayer de montrer tout au cours de cette émission que la France - et peut-être le monde, mais la France à coup sûr - a besoin, va avoir besoin d'un nouveau projet. Et une des raisons pour lesquelles elle va avoir besoin d'un nouveau projet, c'est que les sociétés riches partout dans le monde, elles se développent selon un modèle unique qui est le modèle du deux tiers, un tiers. Deux tiers avec un très bon niveau de vie et un tiers de plus en plus marginalisé. Et cette incapacité des sociétés riches à réduire ce que Jacques CHIRAC avait appelé la fracture sociale, c'est-à-dire à refaire une société. Société, ça veut dire qu'on vit ensemble, que l'on partage des choses ensemble, que l'on a des valeurs communes et des solidarités. Si nous n'arrivons pas à avoir des projets réalistes et concrets du type de celui que vous évoquez, les gens vont considérer que nous faisons du blabla et rien d'autre. Et le bla-bla pour eux, c'est assez. Ils en ont trop entendu, de promesses, d'affirmations. Et donc on a une responsabilité, elle passe forcément par des gestes concrets.

Michel FIELD : Alors l'actualité politique mais aussi sociale puisqu'elle permet d'évoquer une autre marginalité, c'est celle de ces sans-papiers non régularisés et jusqu'à nouvel ordre non régularisables à partir de la loi votée par le Parlement, a provoqué une discorde gouvernementale assez violente, en tout cas peut-être le premier vrai couac du Gouvernement JOSPIN. Un petit rappel des faits dans un sujet de Jérôme PAOLI.

Journaliste : Lionel JOSPIN l'avait promis pendant sa campagne électorale : le problème des sans-papiers sera résolu. Et dès son arrivée au Gouvernement, le Premier ministre demande à Jean-Pierre CHEVENEMENT de plancher sur un plan de régularisation des sans-papiers. Mais très vite, le ministre de l'Intérieur met les choses au point. Le 30 juin 97, il annonce qu'aucune régularisation générale n'aura lieu. Il invite cependant tous les sans-papiers à venir se déclarer pour que leurs dossiers soient examinés. Si le succès est immédiat avec plus de 142 000 demandes, la déception est aussi au rendez-vous, chez les sans-papiers dont a peine plus de la moitié sont finalement régularisés mais aussi dans les rangs de la majorité plurielle où certains communistes et les Verts demandent une régularisation de tous les sans-papiers qui en ont fait la demande. Une revendication importante pour les Verts qui à l'occasion des grèves de la faim de sans-papiers à Bordeaux et à Limeil-Brévannes, ont réaffirmé leur désaccord avec le Premier ministre avant de hausser véritablement le ton dimanche dernier.

Dominique VOYNET, ministre de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement (15/11/98) : Régulariser ceux qui en ont fait la demande, qui se sont mis en allant déposer un dossier, dans des situations invraisemblables, insupportables, inhumaines parfois, ça me paraît une nécessité.

Michel FIELD : Donc Lionel JOSPIN a tort de s'obstiner et de ne pas entendre cet appel ?

Dominique VOYNET : Lionel JOSPIN a ses convictions, j'ai les miennes, on en discute, j'espère le convaincre. Mais je n'ai pas envie de dire s'il a tort ou raison. Sur ce point-là, je suis en désaccord avec lui.

Journaliste : Intraitable sur ses positions, Lionel JOSPIN a immédiatement réagi.
Lionel JOSPIN : Je trouve irresponsable l'attitude de ceux qui dans une situation dramatique, poussent un certain nombre d'hommes et de femmes à utiliser la grève de la faim comme moyen ultime.

Journaliste : Mais Dominique VOYNET ne s'estime pas vaincue et entend faire respecter son indépendance dans le Gouvernement.

Dominique VOYNET : Je trouve que je n'ai plus l'âge de me faire donner des leçons et je ne l'ai pas pris comme ça. La règle du jeu depuis le début, elle était claire je suis au Gouvernement pour représenter une des composantes de la majorité plurielle sur la base d'un contrat de gouvernement qui a été passé entre les Verts et le Parti Socialiste. Je n'ai pas l'impression d'en être sortie. Et je n'entends pas brider ma liberté de parole, j'aurai l'occasion d'en discuter avec le Premier ministre.

Journaliste : Quitte à briser la cohésion de la majorité plurielle pour le plus grand plaisir de l'opposition.

Jean-Louis DEBRE, président du groupe RPR à l'Assemblée nationale : Tout ça, est une pagaille. On a l'impression que tout va à vau-l'eau au Gouvernement.

Michel FIELD : François BAYROU, partagez-vous ce jugement de Jean-Louis DEBRE et quel regard portez-vous sur ce qui est quand même un gros accroc à la majorité gouvernementale ?

François BAYROU : Qu'il y ait cacophonie et pagaille, ça ne fait aucun doute, ça, tout le monde le voit. Mais je crois que cette cacophonie et cette pagaille ont des raisons, ce n'est pas un sujet facile. Mais le piège dans lequel le Premier ministre se trouve aujourd'hui, qui l'a ouvert sinon lui-même ? Madame VOYNET n'a pas tort de dire qu'avoir demandé à 130 000 personnes de venir s'inscrire, de se mettre sur une liste, c'était fatalement leur faire caresser le rêve que leur situation se trouverait enfin réglée. Le Premier ministre a raison de dire qu'on ne gouverne pas un pays uniquement avec des sentiments. Mais c'était avant qu'il fallait qu'il y pense. Y a-t-il appel d'air lorsqu'on régularise ? Évidemment oui, on l'a vu cette semaine. En Italie, le gouvernement de gauche a décidé la régularisation - il l'a annoncé - de 32 000 personnes. Qu'est-ce qui s'est passé ? Des dizaines de milliers de clandestins de toute l'Europe se sont présentés à la frontière italienne, décidés à la franchir par tous les moyens pour bénéficier des papiers. Bien sûr que lorsque vous régularisez, c'est un signal donné à des populations malheureuses, à des gens qui sont en situation de détresse qui ont faim, qui n'en peuvent plus de la pauvreté dans laquelle ils vivent. C'est pourquoi il n'y aura de réponse convenable que lorsqu'on aura répondu à deux interrogations : la première : qu'est-ce qu'on va faire des soixante et quelques mille personnes dont on a le nom et l'adresse sur les listes et qui ne sont pas régularisables ?

Michel FIELD : Philippe SEGUIN vient de proposer un délai de dix-huit mois pour permettre un retour dans leur pays d'origine en respectant la dignité et l'humanité.

François BAYROU : En tout cas l'opinion publique française ne peut pas rester dans l'ignorance de la part du Gouvernement de ce qui va arriver aux soixante mille personnes. Je rappelle qu'on reconduit à la frontière, bon an mal an, dix mille personnes dans les moments les plus durs. Dix mille personnes, est-ce que ça veut dire qu'il va falloir six ans pour reconduire ? Première question. Deuxième question - elle est à plus long terme et la réponse n'est peut-être pas uniquement française : quelle stratégie les pays riches ont-ils pour le développement des pays pauvres ? Parce qu'autrement, dans toutes les décennies qui viennent, nous n'aurons aucun moyen de résister à la pression de ces peuples qui sont dans une détresse telle que tout plutôt que de rester chez eux. Et donc un : qu'est-ce qu'on va faire avec les soixante mille ? Deux : qu'est-ce qu'on va faire, qu'est-ce que la France ou l'Europe, ma réponse est plutôt l'Europe, qu'est-ce que l'Europe peut faire pour le développement des pays pauvres ?

Michel FIELD : Mais est-ce que vous n'êtes pas, vous, devant une sorte de contradiction, c'est-à-dire forcer l'avantage en creusant... en exploitant politiquement cette passe difficile pour le chef du Gouvernement et en même temps sur le fond, vous devez plutôt vous féliciter de la fermeté qu'il aborde ?

François BAYROU : Oui, je pense que le Premier ministre comme tout gouvernant français, de quelque époque que ce soit et de quelque majorité que ce soit, n'a pas d'autre réponse possible que de refuser la régularisation générale. Il ne peut pas faire autrement et donc de ce point de vue-là, je l'approuve. Mais je ne l'approuve pas d'avoir fait rêver ceux qui sont venus s'inscrire sur ces listes et qui croyaient de bonne foi que les promesses des socialistes en campagne les conduiraient à la régularisation. Il y a une cruauté terrible, peut-être qu'on ne s'en rend pas compte, mais il y a une cruauté formidable, à avoir fait rêver des gens à ce que leur situation se trouve réglée et après au bout du compte, à inscrire leur nom sur la liste de ceux à qui on répondra non, ce n'est pas possible. C'est pire que si on leur avait dit depuis le début : les lois de la République n'autorisent pas votre régularisation parce que ça ne se fait dans aucun pays du monde et ça ne se fera jamais dans aucun pays du monde.

Michel FIELD : Noël MAMERE, les Verts ont donc provoqué une sérieuse crise au sein du Gouvernement et de la majorité plus que jamais plurielle pourrait-on dire. Peut-être une réaction à ce que François BAYROU vient de dire. Et puis l'envie que j'ai de vous poser la question : qu'est-ce qui va se passer maintenant ?

Noël MAMERE, député des Verts : Je vais d'abord répondre à François BAYROU : cruauté pour cruauté, je pense que la hache enfoncée dans la porte de Saint-Bernard, c'est encore plus cruel que des promesses qu'on a pu faire à un certain nombre de gens qui sont dans la détresse. Ça, c'est le premier point. Vous parlez de crise, je pense qu'il y a discussion. Le Premier ministre cet après-midi devant les socialistes …

Michel FIELD : Discussion… mais c'est quand même assez rare qu'au sortir du conseil des ministres, sur le perron de l'Hôtel Matignon, on règle ses comptes par ministres et Premier ministre interposés. Ce n'est peut-être pas une crise mais ça y ressemble.

Noël MAMERE : C'est peut-être une nouvelle manière de faire de la politique et si le Gouvernement de droite...

Michel FIELD : Eh bien ça promet !

Noël MAMERE :  ... avait ouvert un peu plus sa porte à la discussion au sein de sa majorité, peut-être que la gauche ne serait pas majoritaire aujourd'hui. L'unité, ce n'est pas l'uniformité. Et je pense que les Verts, dans ce paysage politique, incarnent aujourd'hui une sorte de nouvelle vague, en tout cas une manière différente de pratiquer la politique, de dire la politique, parce que nous ne sommes pas héritiers des mêmes traditions.

Notre formation, notre culture, elle est héritée de la révolution postindustrielle et elle ne s'est pas conquise comme l'histoire du Parti Socialiste ou du Parti Communiste, dans les luttes sociales de l'ère industrielle. Nous sommes les héritiers de mai 68 mais aussi de FOURIER, de PROUDHON et nous sommes aussi les héritiers de Chico MENDES au Brésil ou de Martin LUTHER-KING dans sa lutte pour les droits civiques et il ne faut pas s'étonner aujourd'hui que l'on nous a ouvert la porte pour participer à une coalition, que nous respections nos convictions et que nous campions sur notre identité. C'est comme ça que l'on pourra proposer des solutions nouvelles aux Français. Alors ce que dit François BAYROU, il y a un certain nombre d'approximations dans ce qu'il nous raconte sur les sans-papiers et moi je pense que les approximations, ça annonce toujours l'apocalypse et on se sert des approximations pour présenter le monde comme une sorte de grande apocalypse aux Français. Ce n'est pas vrai, il n'y a pas eu d'appel d'air. En 1981, le Gouvernement de gauche a régularisé 150 000 personnes. Quinze ans plus tard, on dit : venez dans les préfectures, déclarez-vous. Il y en a 150 000. Ça fait à peu près dix mille par an. Vous appelez ça un appel d'air ? Moi ce que j'appelle un appel d'air, c'est quand le Premier ministre nous dit : je ne les régulariserai pas ces soixante-trois mille personnes qui restent à régulariser, mais comme je sais que je ne pourrai pas les expulser, alors je les laisse travailler clandestinement, exploités par des patrons pour construire le Stade de France, pour construire le Parlement européen à Strasbourg, pour construire le Tunnel sous la Manche, pour construire l'Arche de la Défense et tous les grands chantiers. Et tous les donneurs d'ordres, où sont-ils ? Ils sont en train de faire de l'argent sur le dos de ces clandestins dans ces circuits quasi-mafieux et ils ne sont pas en prison. Donc je pense que dix mille personnes par an, ce n'est pas beaucoup. Dernière chose, pour faire référence à ce que disait François BAYROU, qui me parait tout à fait pertinent : c'est la question du codéveloppement. Ce Gouvernement a demandé à Samin AHIR (phon) de faire un rapport sur cette question. Mais nous sortir aujourd'hui le rapport de Samin AHIR pour dire : vous voyez, on va renvoyer chez eux ces personnes qui demandent à être régularisées, qui pour la plupart d'entre elles sont là depuis dix, douze ans, ont construit leur famille et leur pays aujourd'hui c'est la France, ça ne me semble pas de bonnes méthodes. Prenons le temps et appliquons le rapport Samin AHIR dans ce rapport au codéveloppement et peut-être que nous aurons moins de problèmes. Dernière chose ...

Michel FIELD : Non, ça fait trois fois que vous dites « dernière chose »... La dernière pour le coup ...

Noël MAMERE : Dernière des dernières. François BAYROU nous dit : dans tous les pays du monde, on ne régularise pas. Ce n'est pas vrai. Tous nos voisins ont pour la plupart d'entre eux régularisé ... la Grèce qui n'est pas quand même le pays le plus démocratique que l'on puisse imaginer par rapport à la France, vient de régulariser trois cent mille personnes. Ça n'a pas déstabilisé l'ordre social et l'ordre politique.

François BAYROU : Approximation pour approximation. On vient... je le répète, on vient de voir cette semaine - je ne parle pas d'il y a cinq ans - on vient de voir en Italie l'annonce d'une régularisation qui a provoqué, ça a été vu sur tous les écrans, des vagues de milliers et milliers de personnes qui se sont transmis le mot au travers de l'Europe pour se précipiter en Italie - il y avait des lettres très émouvantes dans les journaux ce matin - pour se précipiter en Italie, essayer de trouver les papiers qui leur paraissent être la clef pour une vie meilleure. Et comment en serait-il autrement ? Les clandestins, naturellement que chaque fois qu'on annonce qu'il suffit d'arriver pour qu'on passe l'éponge, même au bout de plusieurs mois et de plusieurs années, Monsieur JOSPIN n'a pas tort de le dire : fatalement, ça signifie parmi tous ces peuples, tous ces groupes qui sont en situation de précarité extrême, ça signifie que d'une manière ou d'une autre, il suffit de passer le seuil pour que votre situation se trouve un jour réglée. Et c'est sur ce point que nous sommes en désaccord.

Noël MAMERE : Oui, sauf que vous dites une contre-vérité parce que lorsque la France a régularisé cent cinquante mille personnes en 1981, nous avons assisté au même phénomène, des gens qui venaient d'un peu partout pour se présenter en France et devenir des réguliers mais ils ont été arrêtés à la frontière de la France comme ceux qui se présentaient à la frontière de l'Italie ont été arrêtés. Moi je pense qu'on ne peut pas faire croire aux Français que nous accueillons toute la misère du monde parce que ce n'est pas vrai...

François BAYROU : Ça c'était la formule d'un homme de gauche ...

Noël MAMERE : Oui, mais qui est reprise par tout le monde aujourd'hui, la misère du monde, elle crève sur place. Le continent sur lequel il y a le plus de migrations, c'est l'Afrique. Quand les Somaliens ont des problèmes, ce n'est pas en Europe qu'ils viennent.

Michel FIELD : Noël MAMERE, je vous interromps. Le Parlement a voté. Le Parlement a voté la loi CHEVENEMENT et la majorité à laquelle vous appartenez, l'a votée sur la base d'une régularisation des sans-papiers à partir d'un certain nombre de critères. Pour l'instant, c'est cette loi-là qui s'applique. Donc votre proposition d'élargir à tous ceux qui en ont fait la demande, c'est quelque chose qui reviendrait quand même sur la loi qui a été adoptée par la majorité du Parlement.

Noël MAMERE : Je pense qu'il ne faut pas faire de confusion. D'abord il n'y a pas eu d'accord entre le Parti Socialiste et les Verts sur la loi CHEVENEMENT ...

Michel FIELD : Il y a eu une loi votée... qui est désormais la loi nationale.

Noël MAMERE : Les gens dont nous parlons, les soixante-trois mille personnes dont nous parlons, ce n'est pas les gens qui sont tributaires de la loi CHEVENEMENT, ce sont des gens qui sont tributaires de la circulaire CHEVENEMENT de juin 98, ça n'a rien à voir. Et c'est au nom de cette circulaire qu'on a demandé à ces gens d'aller dans les préfectures se déclarer. C'est de cela dont nous parlons. Sur le reste, nous verrons. Mais qu'au moins, on fasse un geste de générosité pour sortir de cette impasse parce que franchement, moi je vous le dis très clairement, avec les Verts et beaucoup de responsables politiques, j'en ai assez, j'en ai marre. Je sais qu'il y a des problèmes humains qui sont partagés, qui sont éprouvés par ces gens. Mais j'en ai marre de dépenser mon énergie en pétitions, en bagarres, en soutien à Limeil-Brévannes ou à Bordeaux pour soixante-trois mille personnes qu'on pourrait régulariser très vite, par exemple peut-être avant le cinquantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, parce que je le sais, il y a beaucoup de gens qui sont en situation de précarité. On parle des pauvres aujourd'hui parce qu'ils meurent aux entrées des hôpitaux ; les pauvres, ils sont pauvres aussi l'été et il serait temps de s'en occuper. Nous avons voté pour ça une loi sur l'exclusion, continuons le combat pour la solidarité.

Michel FIELD : Henri EMMANUELLI, dans « La République », je n'ai pas senti un parti pris très net et très franc sur cette division. J'ai mal lu peut-être.

HENRI EMMANUELLI : Vous allez le sentir parce que c'est un journal - « Le Quotidien de la République », pas « La République » tout court - qui prendra position sur ce sujet. Moi j'ai envie de me tourner pas seulement vers les Verts parce qu'ils n'ont pas besoin que je me tourne vers eux, mais vers les socialistes et les communistes et leur dire : tout au long de ce siècle, nous avons chanté les « Debout les damnés de la terre ». Moi j'ai le sentiment aujourd'hui que les nouveaux damnés, eh bien ils sont là ; ce sont les immigrés sans papiers, ce sont ces gens qui sont dans un dénuement extrême et je sais que c'est difficile - je ne suis pas Premier ministre - je sais que c'est difficile pour un Gouvernement de prendre cette responsabilité, mais je crois que finalement il vaudrait peut-être mieux qu'on liquide cette question et qu'on en sorte par le haut...

Michel FIELD : Oui, mais l'argument de François BAYROU, c'est quand bien même on la liquide en régularisant les soixante-trois mille, le problème se repose dans six mois.

HENRI EMMANUELLI : Mais François BAYROU, comme Lionel JOSPIN - et c'est légitime, c'est normal, je ne porte pas une attaque contre François BAYROU ou Lionel JOSPIN - pensent que d'abord il ne faut pas donner du grain à moudre à l'électorat du Front National, c'est la première préoccupation et deuxièmement, que ça peut créer un appel d'air. Alors pour éviter les appels d'air, moi je pense que la France devrait avoir une politique de l'immigration. Cette histoire d'immigration zéro, je n'y crois pas. Aucun homme politique responsable n'y croit ; nos frontières sont perméables. Alors mieux vaudrait l'organiser que la subir. Commençons par régler cette question et puis tournons-nous avec confiance vers l'avenir car je pense que ... imaginez une Europe qui serait un îlot de prospérité entourée de peuples dans la désespérance, c'est une vision à court terme.

Michel FIELD : François BAYROU, l'Europe ça peut être - on en parlera plus longuement dans la deuxième partie de l'émission mais là concrètement ?

François BAYROU : Je reviens en un mot... vous voyez le piège, ce que je dénonçais tout à l'heure comme un piège - je le fais sans parti pris - lorsque vous faites une promesse électorale, fatalement et ensuite, vos interlocuteurs prennent pour argent comptant ce que vous avez dit, et notamment ceux qui sont les plus démunis d'entre eux. Et donc les rêves que l'on fait naître, peuvent être dévastateurs notamment pour une politique gouvernementale sérieuse. Et donc moi je plaide pour, dans cette affaire, l'humanité et le sérieux. En tout cas, on ne pourra pas rester sans réponse. Alors maintenant l'Europe.

Michel FIELD : Est-ce que l'Europe peut être justement le cadre dans lequel ce type de problèmes dont on voit bien que chaque gouvernement européen y est confronté, peuvent être résolus ?

François BAYROU : Ce que vous abordez là, c'est le traité d'Amsterdam. Les Français... l'opinion publique, sont avec beaucoup de points d'interrogations ; ils ne savent pas ce que c'est que le traité d'Amsterdam. C'est exactement cela, c'est de dire : en matière d'immigration, d'asile, de visas, de police sur certains grands sujets, nous allons construire une politique européenne parce que nos pays isolés ne peuvent pas répondre. Et c'est pourquoi je suis certain que dans cette affaire de la pacification de la société dans laquelle nous vivons comme dans l'affaire de l'aide au développement des partenaires du Sud, de ceux qui sont dans la misère, seule l'Europe aujourd'hui est la bonne taille de réponse, le bon moyen de réponse. Et voilà pourquoi aussi le problème de la ratification du traité d'Amsterdam est un problème urgent aujourd'hui.

Michel FIELD : Alors dernier point sur l'actualité politique de la semaine. Cette bombe qu'a lancée Michel ROCARD en évoquant en termes extrêmement violents François MITTERRAND : François MITTERRAND n'était pas un honnête homme, mettant en cause son entourage, rappelant qu'il s'était opposé, en vain, à la nomination de Roland DUMAS comme ministre des Affaires étrangères. Avant de demander la réaction d'EMMANUELLI, la vôtre comme leader politique ?

François BAYROU : D'abord il y aurait un roman à écrire sur ce que doit être la force de ce sentiment de violent rejet de MITTERRAND de la part de ROCARD parce qu'il a porté ça ...

Michel FIELD : Et réciproquement.

François BAYROU : Et réciproquement, mais François MITTERRAND n'est plus là pour le dire. Il a porté ça pendant des années en le disant en privé et puis maintenant il le dit en public. Ça, c'est la première chose. Deuxièmement, visiblement il y a un problème MITTERRAND pour la gauche parce qu'à chaque fois qu'on aborde la question de MITTERRAND, ça fait des vagues énormes. Troisièmement, je suis frappé qu'on mette en cause ROCARD sur la manière... je reconnais que la manière aurait été à la fois plus élégante sans doute et surtout plus utile s'il avait dit cela au moment où il le vivait et où la société française avait à le vivre - mais il me semble que plus important encore que la manière, ce sont les faits. Un Premier ministre dit un certain nombre de choses extrêmement dures. Et tout le monde dit : c'est bien de le dire ou c'est mal de le dire et personne ne demande à en savoir plus. Il me semble que de ce point de vue-là, la société française n'est pas sérieuse. Je veux dire nous tous et les observateurs en particulier parce que si ce que Monsieur ROCARD dit, est vrai, c'est lourd de conséquences bien entendu.

Michel FIELD : Henri EMMANUELLI ?

HENRI EMMANUELLI : Oui, passer d'un si grand sujet à un si petit sujet, ce n'est pas facile parce qu'autant le problème de l'immigration et des sans-papiers me passionne et me touche et je voudrais dire à Monsieur BAYROU qu'on ne peut pas opposer l'humanitaire et le sérieux - moi je pense que l'humanité et l'humanitaire, c'est ce qu'il y a de plus sérieux et puis là tout d'un coup, une phrase de Michel ROCARD qui moi, m'attriste ; je trouve ça attristant.

Je trouve cette querelle post-mortem attristante. Et je le dis d'autant plus que dans ces années où Michel ROCARD était Premier ministre, moi j'étais numéro deux du Parti Socialiste et en opposition au président de la République qui ne me parlait pas trop, qui ne me pardonnait pas d'avoir aidé Michel ROCARD et ses amis à gouverner le parti avec Pierre MAUROY et ce qu'on appelait les jospinistes à l'époque. J'ai participé de près. J'ai suivi tous les mardis matin cette fameuse réunion dite des éléphants où on examinait tous les problèmes sérieux de la semaine. Je n'ai pas le souvenir que Michel ROCARD nous ait parlé à l'époque d'une problématique de ce type. Alors j'ai envie de dire comme Lionel JOSPIN l'a dit ce matin ou répété : laissons ces querelles un peu tristes, un peu attristantes, un peu pitoyables de côté et consacrons-nous aux grands sujets. Ne tirons pas la politique vers le bas, elle n'a pas besoin de ça. Elle est déjà lourdement plombée et de grâce laissons-la remonter vers la surface.

Michel FIELD : Je vous pose la question et je donne la parole à François BAYROU : derrière l'anecdote et les problèmes personnels, il y a aussi un problème politique que soulevait François BAYROU : le rapport des socialistes à l'histoire MITTERRAND et ce droit d'inventaire un petit peu global que le Premier ministre revendiquait, il faut peut-être désormais... vous êtes contraints peut-être d'aller y voir de plus près.

HENRI EMMANUELLI : Michel FIELD et François BAYROU, vous savez très bien que le pays est incapable de régler ses comptes avec l'histoire, que ce soit les socialistes avec la leur ou les autres avec la leur, pour une raison très simple : c'est que ce n'est jamais avec l'histoire qu'on règle nos comptes parce qu'on utilise l'histoire pour régler les querelles du moment. Et c'est pour ça que la France n'arrive jamais à trancher sur des périodes sombres de son histoire, parce que chaque fois qu'on fait de l'histoire, c'est pour cristalliser des problématiques du moment. Alors moi je pense que François MITTERRAND a gouverné quatorze ans. Je pense que c'était un honnête homme, sinon je n'aurais pas été avec lui et je dis à Michel ROCARD de se ressaisir, il y a des fins de vie qui ne sont pas toujours faciles ; moi-même je connais une période... non, mais je le dis François BAYROU parce que je connais aussi quelques difficultés, enfin sur l'honnêteté ou la malhonnêteté, je suis le socialiste qui a trinqué pour l'ensemble des socialistes. Il me semble que tout le monde l'a compris dans ce pays et je le dis très tranquillement, je n'autorise aucun socialiste à donner des leçons d'honnêteté à un autre. J'aurais préféré qu'ils prennent collectivement leurs responsabilités sur les agissements de leur parti, ça aurait eu plus de panache que cette médiocrité. Suivez mon panache blanc et laissez de côté ces arguties.

Michel FIELD : Henri EMMANUELLI, merci. Donc vous retrouverez la plume de Henri EMMANUELLI tous les matins dans « Le Quotidien de la République », son nouveau journal. François BAYROU, une conclusion ?

François BAYROU : Oui, des querelles post-mortem, a dit Henri EMMANUELLI. Des querelles post-mortem, ça s'appelle l'histoire. Et les zones d'ombre sur cette période, quatorze années de pouvoir, sont si nombreuses et si profondes, tous les Français le savent bien. Alors on en voit encore des vagues aujourd'hui. Il me semble qu'on ne peut pas non plus se contenter de dire : écoutez, laissons cela au passé. Encore une fois, il y a un droit d'inventaire, c'est JOSPIN qui l'a dit, et sans doute un devoir d'inventaire pour les historiens.

Michel FIELD : Une page de publicité et on reprend l'émission.

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Michel FIELD : Retour sur le plateau de « Public » en compagnie de François BAYROU. Alors François BAYROU, Force Démocrate se réunit en congrès samedi prochain. L'UDF tient son conseil national le lendemain. Vous nous le disiez tout à l'heure, le rêve des fondateurs de l'UDF se réalise, à savoir le passage d'une confédération de partis à un vrai parti et donc un processus de fusion peut-être de ses composantes. En même temps, rien n'est simple. Vous avez quand même perdu une partie de vos troupes avec Alain MADELIN et Démocratie Libérale. En même temps, le RPR, depuis s'est ressaisi, on pourrait dire. Où est votre place finalement, entre Démocratie Libérale d'un côté et le RPR de l'autre, plus ce qu'on pressent être la stratégie du Président de la République, à savoir un grand parti de droite qui fusionnerait tout le monde pour les prochaines élections ?

François BAYROU : Michel FIELD, vous dites « rien n'est simple » et vous avez raison si c'était simple, on ne serait pas là pour le faire...

Michel FIELD : Et puis quand on se penche sur le centrisme, tout est très compliqué.

François BAYROU : Je voudrais simplement vous demander d'élargir un peu votre vision. On vient d'avoir des élections en Amérique. Qui a gagné ? Tous les journaux ont titré : le centre gagne les élections en Amérique. On vient d'avoir des élections en Allemagne ; SCHRÖDER a gagné sous quel slogan ? Le nouveau centre.

Michel FIELD : Un peu teinté à gauche le centre de SCHRÖDER. Et le vôtre serait un peu teinté à droite.

François BAYROU : Je viens d'un centre teinté à droite comme vous dites. Vous aviez hier une interview de AZNAR dans « Le Figaro » qui disait : ce qui gouverne l'Espagne, c'est le centre et le centre droit. C'est exactement à ce point que nous sommes. Dans tous les pays de l'Europe et BLAIR, c'est la même chose, dans tous les pays développés, démocratiques, c'est au centre que les élections se gagnent. Il n'y aurait qu'en France que personne ne défendrait l'idée du centre. La gauche, pour se faire élire, a choisi le contrat le plus à gauche et la droite serait en train de choisir le contrat le plus à droite. Eh bien cette France coupée en deux, cette France hémiplégique, elle ne réussira pas. Nous avons besoin d'un projet nouveau qui intègre la droite modérée, le centre, le centre gauche un jour, autrement dit un grand mouvement central, large, qui permette enfin que dans un projet soient conciliées des aspirations qu'on oppose toujours artificiellement. A l'intérieur de vous et de moi, il y a de la gauche, chez vous il y en a, chez moi aussi, sans doute plus chez vous que chez moi…

Michel FIELD : Je ne sais pas. Comme je ne sais pas la proportion qu'il y a chez vous et que tout cela est comparatif, je ne peux pas vous répondre.

François BAYROU : Non, je lis les journaux, c'est tout.

Michel FIELD : Il ne faut pas toujours les croire vous savez.

François BAYROU : C'est vrai. Vous avez raison, je vous le ressortirai d'ici la fin de cette émission. Mais il y a l'intérieur de chacun de nous, de la droite - moi j'assume la part de droite qu'il y a en moi. Comme beaucoup de gens il y a un besoin d'autorité et de liberté, de sécurité et de stabilité. Ça, c'est habituellement des valeurs de droite. Et puis il y a à l'intérieur de chacun d'entre nous, en tout cas chez moi, il y a une demande de justice, d'égalité des chances. Ce sont des valeurs de gauche. Un projet qui oublie l'un ou qui oublie l'autre comme on le sait depuis longtemps, est un projet qui échouera. Et d'ailleurs, de GAULLE, c'est un grand exemple, a toujours refusé obstinément aux siens de se laisser déporter sur la droite et même de se dire de droite et GISCARD avait raison de dire que les grands problèmes de la France ne se régleraient que le jour où on serait capable, par ce mouvement de synthèse, d'équilibre, d'élargissement, de fédération, que le jour où on serait capable de réunir deux Français sur trois. Ces grandes idées-là, ce sont des idées dont on a besoin en France pas seulement dans l'opposition, on en a besoin pour l'équilibre de la France parce que je crois que le Gouvernement va échouer et quand il aura échoué, vers quoi se tournera-t-on, on va recommencer de nouveau l'hémiplégie de l'autre côté, de nouveau on va faire camp contre camp. Je ne crois pas une seconde à la possibilité de succès de cette aventure-là. Voilà pourquoi je plaide pour ce qu'on appelle un grand mouvement central, un mouvement qui fédère des aspirations d'un côté qui s'assument et des aspirations de l'autre qui se justifient.

Michel FIELD : Mais cet exposé que vous nous faites, si on le met en rapport avec la stratégie politique qui est la vôtre, c'est là où il n'y a plus tout à fait correspondance parce que si je vous suis, vous devriez de temps en temps soutenir tel projet gouvernemental ou telle proposition de loi déposée par les socialistes et voter pour elle et puis de temps en temps vous rallier à vos partenaires de l'opposition ; or vous êtes dans une stratégie d'opposition avec alliés du RPR.

François BAYROU : Je suis dans l'opposition. Mais je suis pour une opposition constructive.

Michel FIELD : Donc votre part de gauche doit être très frustrée en ce moment, c'est ça que je veux vous faire dire.

François BAYROU : Je vis très bien avec. Mais ce n'est pas ma part, c'est tous les Français qui sont comme ça, toute la société française est comme ça. Mais je reviens une seconde : je suis dans l'opposition mais nous sommes pour une opposition constructive. C'est-à-dire que nous sommes pour une opposition capable, lorsque des sujets se présentent - on ne nous en présente pas beaucoup en ce moment - lorsque des sujets se présentent qui ont besoin d'une adhésion large pour répondre à un vrai problème de la France, nous sommes capables de dire oui et je vais vous dire ...

Michel FIELD : François BAYROU, prenons un exemple : le PACS. Vous aviez là l'occasion sur un débat de société complexe, qui traverse beaucoup les sensibilités et les courants, de montrer que la force politique qui est la vôtre est justement à la fois dans la nuance, dans une sorte de compromis entre des valeurs contradictoires, vous avez fait donner au Parlement je dirais… l'aile la plus radicale qu'on pouvait imaginer. Madame BOUTIN représentait la parole de l'UDF dans ce débat. Ce n'était pas vraiment votre part de gauche qui s'exprimait à ce moment-là !

François BAYROU : Vous faites une erreur sur la nature du centre. Le centre, ce n'est pas le ni-ni. Ce n'est pas ni d'un côté ni de l'autre assis entre deux chaises.

Michel FIELD : Non, mais là on était dans un centre très déporté sur la droite, non ?

François BAYROU : Si vous voulez me laisser répondre ... Ce grand mouvement central, c'est un mouvement qui a des valeurs. Un certain nombre de ces valeurs sont démocrates chrétiennes ; un certain nombre de ces valeurs sont démocrates sociales, républicaines. Ces valeurs-là, dans le projet du PACS comme il était, nous ne les retrouvions pas. Nous considérions que le projet du PACS, il manquait à la nécessité de traiter, comme vous dites dans la nuance, des problèmes qui sont extrêmement difficiles et qu'on aurait dû prendre non pas comme une épreuve de force d'une moitié de la France contre l'autre, non pas comme un bricolage au Parlement... Qu'est-ce que ça veut dire ? On a passé son temps à raconter que ce n'était pas pour répondre aux problèmes des couples homosexuels, que c'était les soeurs, les frères, les neveux, les cousines. Qu'est-ce que c'est que ce mensonge ?! Le rapporteur du texte seul, Monsieur MICHEL, a eu le courage de dire que tel était bien le sujet. Et les bricolages ! On est passé du CUS, au CUCS, au PACS ; en quoi cela était-il rassembleur ?

Michel FIELD : Non, mais ça c'est la critique du projet socialiste. Moi ma question portait sur : pourquoi avez-vous donné cette tonalité si radicale à la voix de l'UDF dans ce débat ?

François BAYROU : Parce que dans notre famille politique, nous considérons que les valeurs familiales ne sont pas des valeurs d'un autre temps. Ce n'est pas être assis entre deux chaises, c'est choisir un cap. Pour nous, les valeurs de la famille sont des valeurs qui sont porteuses de plus d'avenir que tout autre projet et il suffit, vous qui le savez, de demander à un psychanalyste d'aujourd'hui ce qu'il en pense pour qu'il vous dise la même chose.

Michel FIELD : Vous vous êtes reconnu totalement dans l'intervention de Madame BOUTIN qui parlait encore une fois au nom de l'UDF ?

François BAYROU : Chacun a son style...

Michel FIELD : Non, non mais répondez honnêtement à ma question.

François BAYROU : Le procès qu'on lui a fait, est un mauvais procès. Le terme que Christine BOUTIN a défendu à la tribune était un texte riche, mesuré et c'était un texte qui ne méritait pas les critiques qu'on lui a fait.

Michel FIELD : François BAYROU, alors on va revenir sur l'Europe mais par le biais plus politique des élections européennes. C'est une grande échéance. Il y a une tension qu'on sent perceptible déjà dans l'opposition. Le RPR dit : nous sommes la force dominante de l'opposition, c'est nous qui allons avoir la tête de liste. Vous, vous dites : l'Europe, c'est l'identité profonde de notre courant politique, pas question que le RPR mène cette campagne à notre place. Vous avez même eu, enfin certains d'entre vous des mots assez durs sur l'hypothèse que Philippe SEGUIN conduise la liste unique de l'opposition s'il y en a une. Est-ce qu'aujourd'hui on peut savoir s'il y aura une liste unique, si l'UDF ira sous son propre drapeau aux échéances européennes et si vous accepteriez que ce soit une personnalité du RPR qui conduise la liste d'opposition ?

François BAYROU : Excusez-moi de vous le dire, nous, nous disons : Europe d'abord. Je sais bien que dans la vie politique française, tout le monde croit qu'il s'agit d'affaire de politique intérieure. Ce n'est pas vrai. Tous les sujets que nous avons abordés les uns après les autres, ils disent une chose : c'est qu'on a plus besoin d'Europe qu'on ne l'imaginait. C'est que derrière l'euro, il y a l'Europe à faire, c'est-à-dire une union politique capable de répondre aux défis du temps. Je prends un exemple simple ou deux : moi j'ai été - je ne sais pas vous - mais j'ai été terriblement choqué de ce qui s'est passé dans la récente affaire irakienne, non pas de l'épreuve de force qu'on était en train de vivre - Saddam HUSSEIN a essayé d'aller jusqu'au bout des avantages qu'il pouvait trouver...

Michel FIELD : Mais de l'absence de la voix de l'Europe ?

François BAYROU : Ah non, c'est pire que ça. Et le monde entier, il y a à peine une semaine, attendait la réponse à une question qui n'est pas mince et qui était : allons-nous avoir la paix ou la guerre ? Est-ce qu'on déclenche les frappes contre l'Irak ou est-ce qu'au contraire, on se satisfait de la réponse de Saddam HUSSEIN ? Et le monde entier attendait cette réponse, toutes les chaînes de télévision, les spectateurs, tous ceux qui s'intéressent à ces sujets. Et de qui attendait-on la réponse ? Ce n'était pas la réponse de l'ONU qu'on attendait, ce n'était pas la réponse du secrétaire général, c'était la réponse de Bill CLINTON. Le président des États-Unis, tout seul, entre nous, de quel droit ? Je ne suis pas hostile à l'Amérique, mais de quel droit le monde entier était-il suspendu à la décision d'un homme qui n'a pas de compétences pour trancher au nom des Nations Unies. Il tranche au nom de l'Amérique. Il n'avait pas de mandat pour dire
« nous frappons ou nous ne frappons pas ». Et il y a là quelque chose qui à mon avis devrait scandaliser tous ceux qui dans le monde sont attachés à un équilibre des forces. L'Europe absente, c'est la prééminence américaine sans partage.

Michel FIELD : Ma question concernait Philippe SEGUIN et vous me répondez par Bill CLINTON, donc je reviendrai à ma question quand même.

François BAYROU : Excusez-moi mais c'est le véritable sujet. Ceux qui considèrent ou considéreraient que l'Europe est faite, que l'euro, ça nous permet d'en avoir fini avec l'Europe et que désormais, au fond, l'équilibre est trouvé et tout est bien, ceux-là se tromperaient. On a besoin aujourd'hui de construire une union de l'Europe capable - j'emploie le mot « capable » au plein sens du terme - c'est-à-dire capable de décider et capable d'agir. Nous sommes incapables de décider et incapables d'agir, même pas sur le sol européen du Kosovo. Totale absence. Et ça va se jouer en parti dans les élections européennes. En tout cas il importe que soit défendue devant l'opinion l'idée que des forces politiques - nous en tout cas UDF, nous avons l'intention de défendre l'idée que l'union politique de l'Europe est à construire - et c'est ça le véritable sujet. Une fois qu'on aura mis sur la table les conséquences de ce besoin d'Europe que nous nous sentons, de cette volonté d'Europe que nous avons, eh bien que la liste soit le plus large possible. Pour l'instant, nous n'en sommes par là et la ratification du traité d'Amsterdam, va être - je le disais il y a une minute - une vérification.

Michel FIELD : Mais la tendance aujourd'hui, elle serait plutôt... votre goût vous porterait à plutôt avoir une liste autonome de l'UDF justement pour que votre engagement européen soit le plus clair et explicite possible ?

François BAYROU : Ce que je préférerais, c'est une liste franchement ouvertement décidément européenne et la plus large possible.

Michel FIELD : Ce n'est pas tout à fait la réponse à ma question.

François BAYROU : Si, c'est tout à fait la réponse à la question : une liste franchement, décidément et volontairement européenne le plus large possible.

Michel FIELD : Je cherche les adverbes qu'il y a derrière chacun de ces trois adverbes.

François BAYROU : Autrement dit, c'est notre sujet. C'est notre histoire. Nous sommes les héritiers de ceux qui envers et contre tous, ont fait avancer l'idée de l'Europe depuis les pères fondateurs d'après la guerre jusqu'à GISCARD. Nous avons pris notre part de tous les combats européens. C'est le combat le plus nécessaire aujourd'hui. Eh bien on n'a pas envie de le lâcher. Et qu'ensuite, avec nous, sans prééminence, sans volonté de puissance, nous essayons de construire la liste le plus large possible, c'est oui. Mais d'abord, le contenu européen de cette affaire.

Michel FIELD : J'avais sur ce plateau la semaine dernière un euro-enthousiaste en la personne de Daniel COHN-BENDIT. Un observateur de la vie politique aussi avisé qu'Alain DUHAMEL notait dans « Libération » que finalement c'était peut-être aux centristes que vous représentez qu'à Daniel COHN-BENDIT à aller... c'est assez paradoxal apparemment mais…

François BAYROU : Ce n'est pas une affaire de mal à observer les visages à gauche je n'ai pas l'impression que c'est à nous que ce discours s'adresse. Je regarde, j'entends, je vois les inquiétudes. Mais ça n'est pas notre affaire. Plus il y aura d'Européens en France et mieux ça sera. Nous, nous avons notre style, notre positionnement, notre volonté européenne et plus nous la ferons partager, plus nous serons contents.

Michel FIELD : Mais est-ce que le RPR semble aujourd'hui un allié.

François BAYROU : Pardonnez-moi de vous dire...

Michel FIELD : Vous ne répondrez Jamais à ma question…

François BAYROU : Les combats des vingt dernières années, nous, nous étions là pour les conduire, pas seuls mais nous étions là pour les conduire. Lorsqu'il a fallu penser la monnaie de l'Europe, ce n'est pas COHN-BENDIT qui l'a fait, c'est un homme de nos rangs, GISCARD l'a fait - BARRE a participé. Nous avons milité pour le traité de Maastricht. Ce n'était pas COHN-BENDIT qui l'a fait. Eh bien nous n'avons pas l'intention ...

Michel FIELD : Ni Philippe SEGUIN, excusez-moi, ce n'est pas une obsession d'abord c'est mon invité la semaine prochaine...

François BAYROU : Si, c'est une obsession mais je comprends bien que...

Michel FIELD : Non, mais parce que j'aimerais savoir si justement le centriste que vous êtes, accepterait...

François BAYROU : Je sais bien que c'est une obsession pour vous. J'essaie de vous répondre sur les sujets de fond et les sujets sérieux.

Michel FIELD : Est-ce que je peux faire l'hypothèse que c'est parce que ma question vous gêne que vous ne voulez pas y répondre ?

François BAYROU : Non, ce n'est pas une question qui me gêne. J'ai déjà dit… vous comprenez bien qu'avec les sentiments que j'exprime, le choix que Philippe SEGUIN a fait il y a six ans, est un problème, voilà, c'en est un, c'est une difficulté très importante. Je pense que le plus raisonnable, le plus sage et le plus juste serait que ce soit l'UDF qui conduise la liste de l'union de l'opposition parce que ça aurait un autre mérite, c'est que ça rendrait compte d'un certain équilibre. On a vu que le RPR a déjà des positions très importantes dans la vie politique. Je pense qu'il serait juste de rechercher un certain équilibre.

Michel FIELD : Comme une compensation à la perte de la présidence du Sénat ?

François BAYROU : Encore une fois, je dis les choses en essayant d'être précis et sérieux. Il me semble que de ce point de vue-là, on aurait un meilleur équilibre de l'opposition si on comprenait que voilà, chacun prend à son tour sa part des responsabilités.

Michel FIELD : Je suis heureux d'avoir insisté puisque finalement je suis un petit peu arrivé quand même à avoir une réponse à la question que je vous posais. François BAYROU, merci, l'émission se termine. La semaine prochaine, vous l'avez compris, Philippe SEGUIN sera mon invité. On a parlé du « Quotidien de la République », je le remontre une fois. C'est le nouveau quotidien lancé par Henri EMMANUELLI et je vous souhaite à tous une excellente soirée et une fin de week-end.