Interview de M. Laurent Fabius, membre du conseil national et député PS, à TF1 le 12 novembre 1995, sur l'assassinat d'Yitzhak Rabin, le projet de loi sur la protection sociale d'Alain Juppé et les commentaires sur son livre "Les blessures de la vérité".

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Intervenant(s) : 

Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral


Mme Sinclair : Bonsoir à tous.

Ce 7 sur 7 est exceptionnellement enregistré aujourd'hui un peu à l'avance pour être en duplex avec Monsieur Shimon Pérès, Premier Ministre par intérim depuis la mort d'Itzhak Rabin en Israël.

Bonsoir, Monsieur Pérès.

M. Pérès : Bonsoir.

Mme Sinclair : Et merci beaucoup d'avoir réservé à 7 sur 7 et à TF1 votre première interview depuis l'assassinat d'Itzhak Rabin. Si on enregistre, c'est que ce soir vous allez vous rendre au grand meeting en hommage à Itzhak Rabin.

A mes côtés à Paris, Laurent Fabius, Président du Groupe socialiste. Il commentera bien sûr, lui aussi, le deuil qui frappe Israël, mais je l'interrogerai surtout sur nos affaires françaises et notamment sur le remaniement du Gouvernement Juppé.

Première question, Monsieur Shimon Pérès : Dans quel état d'esprit êtes-vous au terme de cette semaine qui est sans doute l'une des plus dures dans l'Histoire d'Israël ?

M. Pérès : Il y a trois ans, j'ai trouvé que plusieurs, c'était beaucoup. Aujourd'hui, je trouve qu'un seul, c'est très peu. Je reste pour le moment seul mais tout de même déterminé. Je sais qu'il faut continuer sans arrêt malgré tous les problèmes et les soucis.

Mme Sinclair : Vous serez sans doute désigné demain par le Président de la République d'Israël pour former un nouveau Gouvernement. Nous allons parler de la paix et nous allons poursuivre ensemble sur le choc qu'a ressenti tout le pays après l'assassinat d'Itzhak Rabin.

On se retrouve après deux minutes de pause.

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Mme Sinclair : Reprise de 7 sur 7 avec Laurent Fabius à Paris et en duplex de Jérusalem, Shimon Pérès.

D'abord, le récit par Viviane Junkfer et Joseph Pénisson d'une semaine de deuil en Israël, deuil partagé par le Monde entier stupéfait d'avoir vu à l'oeuvre le fanatisme tue.

Zoom :

Reportage :

Ce serait donc un complot. Le Premier Ministre israélien a non seulement été assassiné par un juif, mais, en plus, il s'agirait d'une conspiration d'un groupuscule d'Extrême-Droite.

Mme Sinclair : Shimon Pérès, on va venir au processus de paix dont, j'imagine, vous allez nous dire qu'il continue. On découvre avec effarement aujourd'hui qu'il y a, en Israël, des groupuscules qui prônent le meurtre politique et des rabbins qui ont apporté leur caution morale et qui lancent presque des fatwas, en effet, un peu comme des ayatollahs. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

M. Pérès : Cela m'inquiète beaucoup. Mais je voudrais dire aussi que, pour la première fois, je vois presque tout le peuple d'Israël réveillé, résolu à faire face à cette terrible maladie, à ce terrible danger, face à des gens qui se sont prétendus envoyés par le ciel et qui sont en réalité des envoyés du démon.

Mme Sinclair : Croyez-vous à la thèse du complot que défend aujourd'hui le ministre de la Police ?

M. Pérès : C'est très difficile à dire. Si l'on raisonne en termes de climat, peut-être ! Si l'on raisonne en termes d'organisation, je dirais que c'est d'une nature beaucoup plus limitée. Le complot, comme vous l'appelez, était dans l'air. Il n'est pas devenu une organisation véritable.

Mme Sinclair : En tout cas, selon vous, il s'agit de groupuscule extrémiste et il ne s'agit pas, comme on a pu le craindre, d'une fracture dans l'opinion, sinon d'une guerre civile en Israël ?

M. Pérès : Je ne le crois pas. Je pense qu'il y a une majorité très claire et très forte contre toute guerre civile. Personne n'est ni mandaté, ni n'a l'occasion ou n'aurait l'audace de déclencher une guerre civile dans notre pays. En revanche, il y a des forces unies extrêmement puissantes contre. Mais un meurtre, un assassinat est déjà suffisamment douloureux comme cela, je pense qu'il faut bien en voir les limites.

Mme Sinclair : Itzhak Rabin pensait qu'il y avait une marge entre les mots qui tuent et les balles qui tuent. Autrement dit, entre l'appel à la haine et le passage à l'acte. Vous avez cru cela, vous aussi ?

M. Pérès : Oui. Dans une démocratie, on gouverne par les mots. Les mots peuvent devenir un poignard et les mots peuvent aussi guérir. Tout dépend comment on les utilise. Et même ceux qui maîtrisent leurs mots peuvent créer des situations dans lesquelles des gens irresponsables vont au-delà des limites et deviennent des meurtriers, des assassins.

Mme Sinclair : Précisément, à propos de mots, il y a beaucoup de monde en Israël, aujourd'hui, qui met en cause certains dirigeants du Likoud, le Parti d'opposition de Droite et certains de ses leaders dont son chef, Benjamin Nenthanyaou, en disant : « Ils ont une responsabilité morale dans ce meurtre parce qu'ils ont laissé dire, laissé faire, laissé insulter Rabin, y compris dans les propres meetings de ce Parti où certains leaders ont laissé crier des slogans Rabin assassin ». Partagez-vous cette analyse ?

M. Pérès : Je crois qu'il faut faire très attention de ne pas généraliser. Quand on se trouve dans une situation aussi catastrophique, je crois qu'il faut être précis et il faut se limiter. Je ne veux pas dire quoi que ce soit contre des Partis. Je ne veux pas en faire un problème partisan. Mais autant il faut se garder des généralisations, autant il faut se montrer responsable et identifier tous ceux, tous les chefs séculaires ou religieux, tous les leaders qui ont contribué à cette situation terrible. Mais je préfère traiter cette affaire cas par cas plutôt que sur une base partisane.

Mme Sinclair : Madame Rabin a reproché à la majorité silencieuse d'être trop silencieuse. Elle a dit à tous ces jeunes qui pleuraient : « Mais où étiez-vous quand on venait insulter mon mari, vendredi, devant notre maison. » ? Dîtes-vous, vous aussi, que vous vous êtes, avec Itzhak Rabin, senti bien seul ? Et est-ce que, a contrario, aujourd'hui il n'y a pas un tournant extraordinaire d'une sorte de culpabilité collective dans tout Israël ?

M. Pérès : Madame Rabin a raison. Il y avait un soutien silencieux à notre politique mais, à bien des égards, trop silencieux. On a vu les attaques contre Rabin. On a vu les menaces contre sa vie et certains d'entre nous se sont dits : « Ce n'est peut-être pas aussi grave que cela. Peut-être n'est-il pas nécessaire pour autant de modifier nos calendriers ». Il a raisonné comme cela, moi aussi. Mais nous savons aussi qu'il vaut mieux ne pas avoir peur de la mort que de mourir de peur. Et pourtant un soutien massif aurait certainement contribué à empêcher cette catastrophe.

Mme Sinclair : Vous devez être réconforté par le sondage qui est paru hier dans le grand journal du soir qui, à la question : Pour qui voteriez-vous demain ? 55 % des Israéliens interrogés répondent « pour vous, pour Shimon Pérès – 22 % pour le leader du Likoud. Et quant au processus de paix, je crois que c'est la première fois que ce chiffre est atteint : 74 % des Israéliens se déclarent « pour », 12 % seulement d'indécis.

Ce sont des chiffres jamais vus. A notre avis, est-ce une part d'émotion ponctuelle ? Ou bien pensez-vous qu'il y a un tournant ? Qu'il s'est passé quelque chose ?

M. Pérès : Je pense que c'est un soutien avant tout à la paix. Je voudrais vous dire une chose, Anne, qui m'a beaucoup surpris : c'est la participation de la jeune génération à cette commémoration. Jamais, je n'avais vu autant de jeunes si sérieux, avec des larmes dans les yeux, avec des fleurs à la main. Des larmes parce qu'ils avaient perdu un chef qu'ils aimaient et des fleurs parce qu'ils soutenaient une cause claire, une décision claire. J'y ai beaucoup réfléchi et je pense que le secret du leadership de Monsieur Rabin et d'une certaine manière aussi de moi-même, c'est que, à notre âge, nous avons acquis la maturité suffisante pour servir la jeune génération.

Nous ne luttons pas pour le Pouvoir, nous ne luttons pas pour nous-mêmes, nous avons pu nous consacrer, entièrement consacrer toute notre énergie, toute notre expérience, aux jeunes, à l'avenir. Il se trouve que c'est après sa mort que quelque chose s'est révélé, qui était profondément ancré en réalité et qui est que les jeunes ont compris que nous avons pris des décisions difficiles pour que leur vie, demain, soit plus sûre, soit plus prometteuse, se fasse dans la justice et pour qu'ils puissent participer à la société de tous les jeunes du Monde entier avec un message israélien clair, un message de paix, de progrès et d'espoir.

Mme Sinclair : Peut-être les jeunes seront-ils en effet très nombreux ce soir sur la Place des rois d'Israël à Tel-Aviv qui va être rebaptisée « Place Itzhak Rabin » où il y a un hommage qui est organisé à l'endroit même où a eu le lieu le meeting de samedi dernier à l'issue duquel Itzhak Rabin a été assassiné. La Police vous déconseille fortement d'y aller, Monsieur Shimon Pérès, est-ce que vous irez quand même ?

M. Pérès : Non, on ne m'a pas forcé de ne pas participer et j'ai décidé de participer. Ils m'ont dit : « Si tel est votre souhait, nous féroïens tout ce que nous pourrons pour vous protéger ». Mais encore une fois je ne crois pas que l'on puisse gouverner d'une manière quelconque à partir du moment où on est plein de peur. On ne peut pas s'offrir le luxe d'avoir peur.

Mme Sinclair : Vous serez sans doute désigné demain comme Premier Ministre et vous formerez un nouveau Gouvernement. Vous avez, semble-t-il, écarté la possibilité de recourir à de nouvelles élections. Les prochaines élections en Israël doivent avoir lieu dans un an. Est-ce que cela n'aurait pas été le meilleur moyen de légitimer encore plus le processus de paix, de l'ancrer mieux encore dans la population ?

M. Pérès : Itzhak Rabin a perdu la vie, il n'a pas perdu les élections, il n'a pas perdu son mandat. Nous avons été élus pour quatre, ans, j'ai de devoir de poursuivre tous son effort, toute sa politique. Une année, c'est long et j'ai d'ores et déjà dit que, pour ma part, je préférais gagner la paix que gagner les élections. La cicatrisation est très fragile, je ne veux pas risquer quoi que ce soit.

Mme Sinclair : Jusqu'à présent, on envisageait le couple Rabin-Pérès comme une répartition des tâches. A vous le rôle d'inspirer, d'organiser et de faire avancer les négociations de paix et à Rabin, la tâche de rassurer et de faire accepter ce processus par les Israéliens. Aujourd'hui, les deux rôles vont vous incomber. Avez-vous le sentiment que le peuple israélien va être derrière vous pour vous aider dans ce double rôle, cette fois ?

M. Pérès : Je ne prends pas cela personnellement. Je pense que le peuple israélien a appuyé la politique que Itzhak et moi-même ont menée. Et je sais que s'il m'arrive quelque chose, comme malheureusement c'est arrivé à mon ami et à mon frère, d'autres poursuivront la tâche et continueront notre travail. De ce point de vue donc, je me sens totalement rassuré.

Je crois qu'il y a, en tout cas, une leçon que nous pouvons tirer de cela, c'est que quand il y a deux personnes, il n'est pas du tout nécessaire de se disputer, de s'affronter, voir même de se partager le travail. Nous avons agi comme une seule et même personne, aussi bien par l'esprit qu'en nous soutenant mutuellement, en essayant d'analyser honnêtement et avec le maximum de clairvoyance possible, le dilemme qui nous était posé, d'essayer de tirer les conclusions et d'essayer de maîtriser notre passé pour inventer un nouvel avenir pour notre peuple.

Mme Sinclair : Quand on voit les images, et vous veniez de les revoir avec nous, du roi Hussein à Jérusalem, de Moubarak, à côté du cercueil d'Itzhak Rabin, quand on voit les images de Yasser Arafat rendant visite à Madame Rabin, est-ce qu'on ne se dit pas que le changement profond, finalement, qui a montré ce drame, c'est que la coupure, l'affrontement n'est plus aujourd'hui entre Juifs et Arabes mais entre ceux qui, dans chaque camp, sont les partisans de la paix et les adversaires de la paix ? N'est-ce pas cela le changement de nature profonde ?

M. Pérès : Oui, effectivement. Et de manière tout à fait bizarre, la tristesse a montré l'amour pour la paix. Jamais, la paix ne s'était exprimée de manière aussi triste mais aussi avec une voix aussi claire.

Le fait que sur la terre de Jérusalem, cette ville sainte, nous ayons eu les dirigeants de la Jordanie et de l'Egypte, des représentants d'Oman, du Qatar, de la Mauritanie, de l'autonomie palestinienne, qui se retrouvent pour saluer la mémoire d'un homme qui aimait la paix et qui sont venus appuyer la poursuite de la paix elle-même, c'était la première expression concrète et véritable du vrai clivage au Moyen-Orient entre ceux qui vivent dans le passé, qui pensent qu'il n'y a pas d'autre alternative que la guerre et d'autres qui regardent devant eux, qu'ils soient Juifs ou Arabes, et qui pensent que nous sommes condamnés à vivre en paix, qu'il y a pas d'autre choix, d'autre alternative  que la paix pour nous et nos enfants.

Mme Sinclair : Que va-t-il se passer maintenant dans le processus de paix ? Allez-vous garder le même calendrier que celui que vous vous étiez fixé avec Itzhak Rabin ? Allez-vous accélérer ou freiner ? On a annoncé hier que vous deviez peut-être rencontrer Yasser Arafat aujourd'hui au Caire, puis cela a été démenti. Est-ce une annulation ? Est-ce une fausse nouvelle ?

M. Pérès : Non, ce n'était pas du tout prévu parce que aujourd'hui, il met absolument impossible de quitter le pays. Nous avons des réunions prévues cet après-midi auxquelles je dois participer. Je ne sais pas d'où est venue cette information. Mais pour répondre à votre question, nous avons trois ou quatre échéanciers, trois ou quatre calendriers simultanés et nous allons les respecter simultanément.

Nous avons le calendrier palestinien où nous devons poursuivre le redéploiement. Nous satisferons à toutes les obligations et respecterons toutes les dates prévues. Et puis nous avons un deuxième calendrier qui ne contient pas de date, c'est le calendrier syrien. Nous avons l'intention de poursuivre les négociations avec les Syriens et de ce fait même, indirectement, les négociations avec le Liban. Nous avons un troisième calendrier qui est d'ouvrir le Moyen-Orient vers un nouvel âge, une nouvelle d'économie, de nouveaux types de rapports. Nous allons mener ces trois calendriers ensemble et chaque fois, partout où nous pourrons avancer, nous avancerons.

Mme Sinclair : Quel que soit le prix à payer quelquefois pour la paix, on pense à ces autobus piégés en Israël, à ces voitures suicides, aux civils qui paient de leur vie les progrès de la paix, Itzhak Rabin en est l'exemple le plus frappant, vous dites aujourd'hui : Quoi qu'il arrive, nous poursuivrons ?

M. Pérès : Oui. Je crois qu'en politique il faut distinguer entre impulsions mobiles et impulsions immobiles. Nous devons, nous, jouer sur toutes les impulsions et celles qui nous ferons avancer viendront en premier.

Mme Sinclair : Merci beaucoup, Shimon Pérès.

Peut-être un mot de Laurent Fabius avant que le satellite ne soit coupé.

M. Fabius : Shimon, je voudrais te dire simplement à quel point, ici, en France, tout le monde a été très, très profondément touché par l'assassinat de Rabin et à quel point on se sent proche d'Israël. Et puis te dire aussi que, tout simplement, tu portes nos espérances.

M. Pérès : Laurent, merci beaucoup. Ton message va tous nous encourager.

Mme Sinclair : Merci beaucoup, Monsieur Shimon Pérès de nous avoir donné cette interview et je sais que, aujourd'hui, la tâche est longue et rude. Merci beaucoup à vous.

M. Pérès : Merci.

Mme Sinclair : On va revenir en France, à la veille de la grande semaine consacrée à la Sécurité sociale. Laurent Fabius, nous sommes obligés, bien entendus, de revenir à nos affaires dans une atmosphère où les Français sont moroses et c'est dans ce contexte que le Gouvernement Juppé I a laissé sa place au Gouvernement Juppé II.

Panoramique :

Juppé 2 : « Au revoir et merci », un tiers du Gouvernement Juppé s'en va, dont quasiment toutes les femmes. Il n'y a plus que 32 ministres et secrétaires d'Etat, exit les amateurs, place aux vieux routiers de la politique. Le Premier Ministre espère ainsi effacer au plus vite les cafouillages des six premiers mois.

Reportage.

Mme Sinclair : Laurent Fabius, quel jugement portez-vous sur ce nouveau Gouvernement et puis sur le fait de l'avoir changé dès maintenant ?

M. Fabius : Sur le fait de l'avoir changé, ce n'est pas une preuve de grande réussite. On n'a pas besoin d'être un grand spécialiste pour le voir. Je crois que cela ne marchait pas et que donc, Jacques Chirac et Alain Juppé en ont tiré les conséquences.

Un de nos confrères, je crois que c'était Libération, avait un titre amusant. On dit « électrochoc » et il titrait « électroflop ». C'est un peu mon sentiment. Mais au-delà du changement de Gouvernement, je crois que ce qui compte, c'est la politique, c'est-à-dire le fond. C'est cela qui est le plus intéressant.

Mme Sinclair : Mais est-ce que ce Gouvernement ne correspondait pas justement à un changement de cap politique plus clair qu'a donné le Président de la République ?

M. Fabius : Je ne suis pas sûr. Je crois que le changement de cap, profond, est entre la campagne électorale, c'était : la fracture sociale, il faut la réduire et il faut alléger les impôts. C'est surtout cela que les gens ont retenu. Eh bien, on est six mois plus tard, la fracture s'est élargie et la facture s'est alourdie.

Mme Sinclair : On a beaucoup glosé sur le départ des femmes, n'y a-t-il pas, au-delà de ça, une incapacité formidable de la classe politique, de nommer des ministres moins connus et l'opinion les refus, et donc on est obligé de revenir. Alain Juppé avait tenté un renouvellement d'un gouvernement et revenir à un gouvernement traditionnel.

M. Fabius : Ce n'est pas facile de renouveler les équipes mais, là en ce qui concerne les femmes, je pense qu'il y a eu une double désinvolture et beaucoup de commentateurs l'ont remarquée. Au moment du choix des femmes, on a eu le sentiment qu'on les choisissait non pas pour leurs compétences, alors qu'elles sont compétentes, mais pour faire nombre. On les a appelées – le mot n'est pas très joli – « les jupettes ». Et cette même désinvolture, on la retrouve au moment où on a réduit le Gouvernement puisqu'elles ont été basculées, balancées – et deux tiers d'entre-elles – en disant : « Il faut maintenant que ce Gouvernement soit compétent, donc on se débarrasse des femmes ». Ce qui est vraiment outrancier, faux et même…

Mme Sinclair :… On se débarrasse des secrétaires d'Etat.

M. Fabius : Oui, mais cela se trouve être des femmes. J'ai trouvé cela assez désinvolte et assez injurieux. Vous vous rappelez la formule célèbre d'Aragon : « La femme est l'avenir de l'homme. » Donc, il faudrait envoyer deux petits bouquins d'Aragon à Monsieur Chirac et à Monsieur Juppé.

Mme Sinclair : Tout de même, c'était le premier Gouvernement qui avait tenté d'avoir autant de femmes dans son sein, beaucoup plus que les gouvernements de la Gauche n'ont jamais fait.

M. Fabius : Tentative de moins de six mois.

Mme Sinclair : On va se retrouver dans un instant pour poursuivre la conversation et notamment les problèmes sociaux du moment et la Sécurité sociale.

On se retrouve dans deux minutes.

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Mme Sinclair : Reprise de 7 sur 7 en compagnie de Laurent Fabius.

On parlait d'Alain Juppé, il y a un instant. L'art de gouverner est chose difficile, vous le savez…

M. Fabius : … Bien sûr.

Mme Sinclair : Vous avez été Premier ministre.

M. Fabius : Je suis là pour témoigner.

Mme Sinclair : Voilà. Vous venez de publier un livre qui s'appelle : « Les blessures de la vérité » chez Flammarion. Vous vous mettez peu à peu à nu, vous vous racontez et expliquez un peu votre parcours, votre image, votre tempérament. Et vous écrivez sur Matignon : « Pour autant à Matignon les états d'âme ne sont pas recommandés, les interrogations métaphysiques en public non plus » et puis tout le livre témoigne tout de même de la difficulté de gouverner. Matignon, est-ce une machine qui broie les hommes ? Est-ce que vous sentez un peu de solidarité avec Alain Juppé ?

M. Fabius : C'est amusant parce qu'il y a une espèce de solidarité entre les Premiers ministres, quelle soit d'ailleurs leur couleur politique. Je ne dis pas qu'il y ait un club des Premiers Ministres qui se rencontrent, mais quand on voit une situation, on se dit : « Dans la réalité, ce n'est pas facile ». Et Matignon, c'est un poste où il n'arrive que des difficultés. Quand les solutions sont faciles, ou bien elles n'arrivent pas au niveau du Gouvernement, ou bien elles arrivent au niveau des ministres. Quand cela devient carrément impossible, c'est à ce moment-là que le Premier ministre est sollicité. Alors, oui il y une espèce…

Mme Sinclair : … Est-ce que cela ne vous rend pas plus tendre dans la critique ? C'est cela que je voulais vous demander parce que je vous sentais sévère tout à l'heure.

M. Fabius : J'essaie d'être objectif, mais c'est vrai que je me rappelle les moments de difficulté et j'essaie de ne pas être injuste, j'essaie.

Mme Sinclair : Alors, on va venir aux thèmes sociaux qui vont être ceux de la semaine prochaine mais, globalement, la SOFRES a posé la question :

Selon vous, si les socialistes étaient au Pouvoir, feraient-ils plutôt mieux que le Gouvernement actuel ou plutôt moins bien que le Gouvernement actuel ?

Plutôt mieux : 27 %

Plutôt moins bien : 25 %

Ni mieux, ni moins bien : 34 %

Sans opinion : 14 %

M. Fabius : Je suis dans les 27 %.

Mme Sinclair : Oui. Dans les sympathisants du Parti Socialiste, il y a 56 % qui pensent que, en effet, le Parti Socialiste ferait plutôt mieux, 5 % plutôt moins bien, ni mieux, ni moins bien : 29 % et sans opinion, 10 %.

Généralement, il y a un certain scepticisme à 34 % mais c'est tout de même la première fois…

M. Fabius : … Ça monte.

Mme Sinclair : C'est vrai que, depuis 93, la Gauche est créditée de faire aussi bien, sinon un peu mieux que le Gouvernement actuel. Cela vous redonne…

M. Fabius : … Ça remonte. Peut-être moins vite qu'on ne le souhaiterait mais…

Mme Sinclair : … Que vous ne le souhaiteriez parce que, pour l'instant, c'est à égalité.

M. Fabius : C'est vrai que la situation est difficile, personne ne peut en disconvenir. Mais je crois que ce qui frappe les gens, c'est d'abord une certaine improvisation et puis ce cul par-dessus tête entre la campagne et les décisions prises, c'est vraiment le jour et la nuit. Et puis ce qui frappe aussi beaucoup de gens, c'est que les gens acceptent qu'on leur demande un effort, ils savent bien que, dans une période comme aujourd'hui, on ne peut rien obtenir sans effort mais à condition que cela serve à quelque chose, que le but soit clair et que ce soit sur une base de justice sociale. Or, le but n'est pas clair et l'équité n'est pas là.

Ce que je vois dans les conversations que j'ai avec toute une série de groupes ou de gens, c'est cela. Les gens disent : « On nous demande des efforts, mais cela va servir à rien du tout ».

Mme Sinclair : Vous parlez de cul par-dessus tête, on pourrait parler de tête à queue que les gouvernements socialistes ont tout de même pratiqué et bien connu. Le tournant de 83, c'était aussi un tête à queue par rapport à 81.

M. Fabius : C'est vrai qu'il y a eu un tournant, mais il y avait…

Mme Sinclair : … Donc, chaque gouvernement connaît la dure épreuve de la réalité.

M. Fabius : C'est vrai qu'il y a eu un tournant mais il y a une différence tout de même très importante entre les deux situations, c'est que, en 82-83, lorsque le tournant a été opéré, il a été opéré après des réformes profondes qui avaient été accomplies : la décentralisation, l'impôt sur la grande fortune, la retraie à 60 ans, etc. Tandis que, là, le tournant a eu lieu alors que quasiment rien n'a été établi.

Mme Sinclair : Après le C.I.E., les logements sociaux, le prêt à taux zéro, la prestation autonomie. Cela ne vous suffit pas ?

M. Fabius : Non, la prestation autonomie n'est pas là.

Mme Sinclair : Elle est confirmée par le Premier ministre, pourtant.

M. Fabius : Elle n'est pas financée, Madame Sinclair.

Mme Sinclair : A partir de demain, le débat à l'Assemblée Nationale va avoir lieu sur le plan de redressement de la Sécurité Sociale. On en connaît sinon les grandes lignes, du moins en tout cas un principe : c'est que tout le monde devra payer. Quelle attitude allez-vous avoir dans ce débat ? Est-ce une attitude d'emblée critique ? Ou est-ce une attitude pour essayer de trouver des réponses à un déficit cumulé de 230 milliards ?

M. Fabius : Je montrerai à la tribune effectivement mercredi dans une situation un peu particulière parce que c'est une question à 2 100 milliards qui nous est posée. La protection sociale, c'est un peu plus de 2 000 milliards. Et le Premier Ministre va annoncer ses décisions mercredi à 15 heures et il faudra voter, mercredi, dans la soirée. C'est une modalité qui, dans une démocratie, est un peu particulière.

On ne connaît pas encore tous les détails, donc il ne faut pas faire de procès d'intention. Je lis les journaux comme vous, j'écoute ce qui se dit à la radio ou à la télévision, le sentiment qu'on a aujourd'hui, maintenant cela peut encore changer, puisque maintenant la grande mode, ce sont les plans : le plan Marshall pour les banlieues, le plan ceci, le plan cela, c'est le plan « Cotiser plus pour toucher moins ». Pour l'instant, c'est ça. C'est-à-dire qu'on va demander pas mal de cotisations supplémentaires à beaucoup de gens et la traduction de tout cela, c'est qu'on percevra vraisemblablement moins en termes de remboursement, en termes de retraite.

Si ça s'arrête là, la réponse sera évidemment « non ». Alors nous, nous allons développer nos propres propositions. Parce que c'est vrai qu'il y a des efforts à faire en matière de protection sociale, c'est vrai que le système ne fonctionne pas, mis il faut avoir des lignes directrices et faire des propositions précises. Je les ferai mercredi.

Mme Sinclair : Je vais vous demander tout de même un mot peut-être avant mercredi. Néanmoins, il y a ce trou, on dit d'éponger, de 230 milliards à l'heure actuelle, tout le monde parle d'augmenter la CSG, voire d'élargir son assiette. On parlait aujourd'hui d'une piste qui serait de créer une CSG bis qui viendrait financer justement ces fameux 230 milliards. La CSG, en gros, on va y toucher.

Dites-vous aujourd'hui : « On n'aurait pas besoin de le faire » ? Ou admettez-vous qu'on ne peut pas faire autrement ?

M. Fabius : Les 230 milliards, ce sont des sommes énormes, et c'est tellement énorme que cela devient presqu'abstrait…

Mme Sinclair : … C'est 64 milliards cette année, 55 milliards l'année d'avant…

M. Fabius : … Donc, ces 230 milliards, il faut déjà être précis : les cinq années de la Gauche récemment au Pouvoir, de 88 à 92, cela représente 50 milliards. Les trois années, un peu plus ou un petit peu moins, de la Droite au Pouvoir, cela représente 180 milliards. Donc, 50 et 180, ce n'est pas tout à fait…

Mme Sinclair : … On voit bien le saut 92-93 qui est le grand saut.

M. Fabius : C'est surtout en 93 qu'a été fait le grand saut. Maintenant, pour les mesures à prendre, on parle de la CSG. Je ne sais pas si c'est ce qui sera retenu, mais faisons bien attention : lorsque nous avons décidé la CSG, en 1991, c'était non pas pour arriver à combler un trou, mais pour changer le mode de financement. L'un des grands problèmes du financement aujourd'hui, c'est que le financement repose sur des salaires et donc pénalise l'emploi. Et lorsque la CSG a été créée, il y a eu la création de la CSG mais la diminution des cotisations sur les salaires. Or, ce dont il s'agit aujourd'hui, si on lit bien les journaux, si on entend bien la radio et la télévision, c'est tout à fait autre chose, c'est-à-dire de prélever dans les poches des Français mais sans aucune compensation.

Mme Sinclair : Vous voulez dire que vous ne l'auriez pas fait ?

M. Fabius : Nous aurions certainement comblé les déficits, parce que quand il y a des déficits il faut les combler, mais sur une base de justice sociale et en essayant d'alléger d'autre dépenses. Tel que je le vois aujourd'hui, l'un des grands défauts de ce plan, c'est qu'il n'y a pas d'effort véritable fait du côté des dépenses, pas de modification du mode de financement, pas d'équité plus grande dans les prestations. Donc, si on en reste là, cela ne marchera pas et ce sera un plan de plus, c'est-à-dire que, dans deux ans ou dans trois ans, le nouveau ministre – de Droite, de Gauche, je ne sais pas encore – devra revenir devant l''Assemblée en disant : « Il manque encore 60 milliards ». De cela, nous n'en voulons pas.

Mme Sinclair : Pour que ce ne soit pas un plan de plus, selon vous, il faut – le Gouvernement dit qu'il y aura des réformes de structures – des réformes de structures profondes, un financement sans doute accru mais, vous dites, une diminution des dépenses. Quelles dépenses ?

M. Fabius : Puis-je prendre deux-trois exemples ?

Mme Sinclair : Oui, bien sûr.

M. Fabius : Il y a essentiellement trois catégories de dépenses…

Mme Sinclair : … Si vous écrivez sur un papier, je ne suis pas sûr qu'on le voit…

M. Fabius :…C'est pour moi.

Mme Sinclair : Ah, c'est bon pour vous, d'accord.

M. Fabius : D'abord, en ce qui concerne les allocations familiales, les prestations familiales, le Gouvernement, d'après ce qu'on peut comprendre, dit : « On va fiscaliser », c'est-à-dire que les gens qui, aujourd'hui, ne paient pas d'impôts sur le revenu, vont payer des impôts sur le revenu et que cela va être injuste. Alors que, nous, nous disons : « Il faut que, pour les revenus les plus élevés, très élevés, qui n'ont pas besoin de ces cotisations sociales, ces prestations aillent aux gens qui n'en ont pas ou qui n'en ont pas assez et que cela serve en particulier à la politique familiale dès le premier enfant ». Donc, voilà, une première différence.

Nous, nous voulons une politique redistributive, le Gouvernement, vraisemblablement pas.

Deuxième problème, celui de la retraite et, en particulier, de ce que vous avez appelé tout à l'heure avec raison, la prestation autonomie ou dépendance pour les personnes âgées. C'est une idée juste mais on ne peut pas la financer à crédit, donc cela ne sert à rien de dire : « On va au 1er janvier décider de quelle chose » s'il n'y a pas le financement en face.

Troisième élément, et c'est celui surtout que les Français ont en tête, tout ce qui concerne la maladie. Notre système ne fonctionne pas, nous ne sommes plus remboursés comme il faut, il y a des gaspillages qui sont énormes. Donc, nous, nous disons : « Mettons l'accent sur la prévention. Mettons les médecins généralistes au centre du système. Faisons en sorte que les remboursements soient plus corrects ». Savez-vous que, pour ce qui concerne les lunettes, pour ce qui concerne les prothèses dentaires, il n'y a quasiment pas de remboursement, c'est absolument injuste. Donc, nous disons : « Il faut que le système qui se mettra en place, le nouveau système qui se mettra en place fasse place à l'efficacité, à la justice et à la qualité ». Voilà les maîtres-mots alors que, jusqu'à présent, je répète ce que je disais tout à l'heure, j'ai l'impression que c'est un plan où on va demander aux gens de cotiser plus et de toucher moins, ce qui ne fait pas le compte.

Mme Sinclair : Suite du feuilleton cette semaine à l'Assemblée. Alain Juppé sera à votre place, dimanche prochain, pour faire le bilan et présenter son plan.

Les autres images de la semaine : une semaine qui sera celle du premier tour de l'élection présidentielle en Algérie.

Panoramique :

Attentats : la France est à nouveau visée en Algérie. Deux religieuses sont prises pour cible par les intégristes, l'une est tuée, l'autre grièvement blessée.

Justice : « Je regrette d'avoir tué René Bousquet », c'est par ces paroles de remord que s'ouvre le procès de Christian Didier, assassin illuminé, à la fois pathétique et horripilant.

Carpentras : Le Front National utilise le 11 novembre pour organiser un rassemblement à Carpentras.

Mme Sinclair : Votre réaction ? La Gauche proteste contre la récupération par le Front National du 11 novembre.

M. Fabius : Oui, j'ai vu les images comme vous, c'est cela qui m'apparaît. J'étais dans ma mairie, hier, puis je suis aussi allé à Elbeuf : dans toutes les communes de France, il y a un hommage qui est rendu pour le 11 novembre, pour les gens qui sont morts, pour la liberté tout simplement. Et ce sont les mêmes phrases qui reviennent : « Il faut la tolérance. Il faut qu'il n'y ait plus jamais de nationalisme. Il faut mettre à bas la xénophobie pour empêcher que ce qui s'est passé » en 14-18, puis en 39-45, recommence ». Et, là, il y a une usurpation de la cérémonie du 11 novembre, donc cela me choque, cela me heurte et je ne peux pas être d'accord avec ça.

Mme Sinclair : De nombreuses études montrent – vous en parlez d'ailleurs dans votre livre – la progression du lepénisme dans les couches sociales populaires aujourd'hui et au sein même de l'électorat anciennement socialiste et de Gauche. Ce qui veut dire que, demain, pour gagner, la Gauche, Jospin, Fabius, le Parti Socialiste auront besoin de récupérer ces électeurs qui sont partis vers l'Extrême-Droite. Comment pensez-vous pouvoir leur parler ?

M. Fabius : Ce n'est pas facile et c'est ce qu'un spécialiste appelle le » gaucho-lepénisme parce que, pendant très longtemps on a dit : « les gens qui votent Le Pen sont des gens de Droite, », il y a des gens de Droite, mais il y a aussi d'anciens électeurs de Gauche ; Je crois qu'il faut faire plusieurs choses à la fois :

Si l'on veut reculer ces idées qui sont souvent des idées d'exclusion, des idées de haine, d'intolérance, il faut d'abord résoudre les problèmes qui engraissent, si je puis dire, le Front National, c'est-à-dire autour des questions de sécurité, de chômage. Et là, aujourd'hui, la balle est dans le camp du Gouvernement.

Il y a aussi une présence auprès de ces couches, c'est-à-dire qu'il ne faut pas se contenter de parler à la télévision, il faut aller au contact des uns et des autres. Ce qui est très, très important pour nous.

Il y a des propositions à faire sur tous ces problèmes. Normalement, les élections sont prévues pour 1998, mais il ne faut pas attendre cette date et on ne va pas attendre cette date avant de proposer ce qu'on a proposé, autour de ce qui est les quatre grands thèmes évidents qui vont être le programme de législature pour nous, c'est-à-dire : l'emploi, les questions de justice sociale, la sécurité et la démocratie. Cela va tourner autour de cela et, sur chacun de ces points, il faut que nous soyons convaincants, en tirant les leçons de notre propre expérience, ce qui a marché et ce qui n'a pas marché, et en allant plus loin.

Donc, il faut tout cela à la fois et pas se contenter, comme on l'a fait peut-être trop dans le passé, d'avoir des discussions théoriques ou incantatoires parce que cela n'accroche pas.

Mme Sinclair : Les Algériens, vous avez vu, votent en masse, dans une bousculade absolument effrénée en France. Il ne faut pas mal de courage parce que les intégristes les ont menacés de mort.

M. Fabius : D'abord, j'ai trouvé que c'était organisé comme l'as de pique. Il y a 600 000 Algériens en France qui ont le droit de voter, j'ai écouté hier à la télévision, je n'ai pas fait le calcul, je ne sais pas s'il est exact, mais compte tenu des moyens qu'on a mis en oeuvre, il aurait fallu que chacun prenne 15 secondes pour voter, cela n'a pas de sens. Donc, cela été organisé – il y a probablement des questions de sécurité à cela – dans des conditions discutables. Mais surtout ce qui m'a ému, touché, c'est que voilà des milliers de femmes et d'hommes qui veulent quoi ? Tout simplement, la démocratie, la liberté, la paix dans leur paix et, pour cela, ils ont leur bulletin de vote.

Alors, c'est vrai qu'en Algérie, sûrement, ces élections ne se présentent pas comme elles devraient se présenter du point de vue de l'organisation démocratique, mais j'ai trouvé fort prenant, bouleversant à certains égards, que des hommes et des femmes viennent pour dire avec un petit papier, le bulletin de vote, que souvent, nous-mêmes, nous négligeons dans nos pays occidentaux : « ça, c'est la paix ; ça, c'est la démocratie. ».

Mme Sinclair : Que pensez-vous de la proposition de Jacques Chirac de conditionner l'aide de la France au processus démocratique en Algérie ?

M. Fabius : Ce n'est pas facile à réaliser mais je pense qu'il a raison. Par exemple, ce qui a été fait – je prends 94, l'année dernière – consistant à livrer des hélicoptères à l'utilisation « civile » pour l'Algérie, il ne fallait pas le faire. Donc, il faut conditionner, autant qu'on le peut, les sommes qui sont données à travers différents canaux au passage progressif à la démocratie, oui.

Mme Sinclair : Le procès de l'assassin de René Bousquet. Vous confirmez qu'il n'y a jamais eu de pressions pour ralentir le cours de la Justice…

M. Fabius : … Pour autant que j'étais au courant, non jamais.

Mme Sinclair : Est-ce que vous dites comme beaucoup : « Quel dommage que le véritable procès de René Bousquet n'ait jamais pu avoir lieu » ?

M. Fabius : Oui et d'une façon générale de la collaboration, bien sûr.

Mme Sinclair : Vous dites dans votre livre, « Les blessures de la vérité », que vous n'en avez jamais parlé avec François Mitterrand…

M. Fabius : … De cette période.

Mme Sinclair : Oui, et que même le livre de Pierre Péan qui a fait découvrir un certain nombre de choses à beaucoup de gens sur l'histoire du Président de la République, vous n'avez pas eu envie de le lire. Vous vous êtes contenté de lire les bonnes feuilles. Comment expliquez-vous cela ?

M. Fabius : Oui, c'est vrai. Dans le livre je fais effectivement l'historique de mon propre parcours, qui est celui d'une génération aussi qui est venue à la Gauche. Moi, j'ai connu Mitterrand dans les années 76 et donc, pour moi, Mitterrand, c'est le héros de la Gauche, celui qui portait toutes mes espérances. Je savais que Mitterrand avait été, comme il disait, modéré dans sa jeunesse. En fait, il était de Droite, puis il a fait le parcours vers la Gauche, ce qui est tout à fait honorable. Mais je n'avais pas envie d'aller voir plus loin parce que ce n'est pas ce Mitterrand-là, que j'avais dans mon espérance et dans ma façon de le soutenir.

Mme Sinclair : Vous n'avez toujours pas lu le livre de Pierre Péan ?

M. Fabius : Non. Mais il y a beaucoup de bonnes feuilles, donc je commence à être informé.

Mme Sinclair : Dans votre livre, il y a de très belles pages sur François Mitterrand, très beau portrait. Vous dites qu'une des clés de sa personnalité, c'est ce que vous appelez, sa sidérante ambivalence que vous différenciez de l'ambiguïté. Pouvez-vous faire la différence et expliquer ce que vous voulez dire par là ?

M. Fabius : Je veux dire que, pour avoir travaillé longtemps avec François Mitterrand, pour l'aimer beaucoup et bien le connaître, même si j'étais en désaccord avec lui sur un certain nombre de points, il faut comprendre que la personnalité de Mitterrand qui est profonde, qui est exceptionnelle, c'est cette ambivalence, c'est-à-dire cette valeur double. C'est-à-dire que Mitterrand, philosophiquement, ontologiquement, considère que toute personne a à la fois un côté éclatant et un côté d'ombre, que toute situation est à la fois pleine de promesses et en même temps dramatique, que, du coup, on peut donner du temps au temps pour que les êtres deviennent ce qu'ils sont. Et alors quand on n'aime pas Mitterrand ou quand on a un jugement un petit peu rapide, on dit : « C'est de la duplicité » et on retient qu'un élément ou bien le jeu qu'il sait utiliser mieux que quiconque. Mais je crois que c'est beaucoup plus profond, que c'est sa manière de voir le Monde et cela correspond, à mon avis, assez à ce qu'ont été, à ce que sont parfois les Français, c'est-à-dire cette ambivalence. Les Français ont été à la fois pour de Gaulle et pour Pétain ou successivement pour de Gaulle ou pour Pétain. Il y a à la fois du Corneille et du Racine. Il y a Poulidor et Anquetil. Il y a en permanence cette double nature.

Je pense que c'est une des raisons pour lesquelles Mitterrand a tellement correspondu à ce qu'est la réalité profonde de la France. Et ce n'est pas de la duplicité ordinaire, c'est vraiment une synthèse et une dualité.

Mme Sinclair : Il est d'accord avec votre analyse sur lui-même ?

M. Fabius : Je pense qu'il serait à la fois en accord et en désaccord.

Mme Sinclair : On a fêté cette semaine le 25ème anniversaire de la mort du Général de Gaulle. Il y a eu deux jugements que je voudrais vous soumettre, cette semaine, sur le Général :

Il y a de Philippe Séguin dans Le Figaro qui dit : « Le Gaullisme, c'est le refus du fatalisme ».

M. Fabius : C'est vrai.

Mme Sinclair : Et puis il y a celui de Stanley Hoffman, je crois que c'était dans « Le Monde », qui est un des meilleurs spécialistes mondiaux de Science politique et qui dit : « Le gaullisme, c'est la lutte incessante contre la médiocrité ».

Etes-vous d'accord avec ces jugements ou en avez-vous un troisième ?

M. Fabius : De Gaulle, c'est tout, c'est l'homme admirable du 18 juin, l'homme de la Libération, des Institutions de la Ve République et puis des côtés un peu plus petits. Je ne sais pas s'il y a un téléphone dans ce studio, mais si on avait été au temps de De Gaulle, le téléphone aurait été relié à l'Elysée, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Donc, il y a tout dans de Gaulle.

Avec le recul du temps, je considère que c'est un grand bonhomme, un immense personnage. Et ce qui m'a amusé, si vous voulez, à l'occasion de ces hommages, c'est que de Gaulle qui était un homme de combat toute sa vie, maintenant il est enseveli dans l'unanimisme national. Alors parfois – n'est pas de Gaulle qui veut – j'ai le sentiment que la vareuse est un peu grande et que, pour certains qui en parlent, le képi tombe un peu sur le nez.

Mme Sinclair : Dans cet unanime national, vous avez votre place parce que votre parcours, vous dites celui d'un jeune homme de Gauche, vous avez combattu le Général…

M. Fabius :… Mais je lui rends hommage.

Mme Sinclair : Est-ce que, aujourd'hui, vous faites partie des Français qui disent : « C'était vraiment un grand homme de notre Histoire » et qui regrettent un peu de l'avoir combattu ?

M. Fabius : Non parce que c'est surtout en mai 68. A l'époque, j'avais 21 ans et je disais : « De Gaulle est au Pouvoir depuis 10 ans », 10 ans pour quelqu'un qui a 21 ans, c'est trop. Et je dis : « A l'époque, de de Gaulle avait vieilli », c'est vrai ! Mais, maintenant, avec le recul du temps et sans du tout être d'accord avec certains épisodes du parcours de de Gaulle, je trouve que sa figure domine la fin du siècle. Il y aura d'ailleurs paradoxalement deux grandes figures politiques, même si ce que je dis peut choquer, qui auront dominé cette deuxième moitié du siècle, et deux figures qui se sont beaucoup combattues, c'est-à-dire de Gaulle et Mitterrand.

Mme Sinclair : Laurent Fabius, je voudrais terminer avec votre, « Les blessures de la vérité », qui est, je le disais tout à l'heure, un livre interrogation en même temps sur votre image et sur votre parcours.

Vous commencez par cette phrase : « Laurent Fabius a-t-il une âme » ? Vous dites : « C'est une question qui se pose », puis vous répondez « oui » tout au long du livre, vous alimentez.

M. Fabius : Heureusement !

Mme Sinclair : En vous livrant malgré votre pudeur. Ce livre, au fond, vous l'avez écrit pourquoi ? Parce que vous vous sentiez mal aimé ou parce que vous vous êtes dit : « J'y ai ma propre responsabilité » ?

M. Fabius : Les deux. On écrit un livre pour les autres, pour faire passer un message aux autres parce que je pense que la politique, c'est anticiper, c'est résister, c'est faire partager, c'est faire comprendre. C'est cela la politique, c'est la vie et la transformation de la vie. Donc, je voulais faire passer mes idées.

Et puis aussi on écrit pour soi-même, parce que j'étais à un moment de ma vie où je voulais me retourner sur ce que j'avais fait et puis penser un petit peu à la suite. Je dis à la fin de mon livre une anecdote mais cela traduit tout à fait mon état d'esprit. Je vois une jeune fille, jolie, qui vient du Sud, qui a un petit accent comme ça et qui vient m'interroger sur ce qu'est la politique. A la fin de notre entretien, je lui retourne le compliment et je lui dis : « Pour vous, Mademoiselle, qu'est-ce que c'est que la politique ? » et elle me dit : « C'est l'ombre et le soleil ». C'est cela.

Mme Sinclair : C'est l'ambivalence.

M. Fabius : Rabin qui tombe et, en même temps, une chance donnée à la paix, de Gaulle, hier, critiqué, aujourd'hui célébré par tous, c'est l'ombre et le soleil.

Mme Sinclair : Merci beaucoup, Laurent Fabius.

Dimanche prochain, je recevrai le Premier Ministre, Alain Juppé. Et, tout à l'heure, le Journal de Claire Chazal.

Merci à tous. Bonsoir.