Texte intégral
ENTRETIEN AVEC LES RADIOS FRANÇAISES (New York, le 25 septembre 1995)
Q. : Vous dites, « il ne faut pas bâcler la paix », vous dites aussi qu'on est « entré dans le vif du sujet » et demain les Américains semblent très confiants sur les arrangements institutionnels ?
R. : Je constate que, depuis le début du mois de septembre, le processus de paix est clairement et franchement engagé et que, d'une certaine façon, il connaît une phase d'accélération qui est très positive. La venue des trois ministres serbe, bosniaque et croate à l'occasion de l'Assemblée générale de l'ONU donne une certaine célébrité force à l'événement qui, sans doute, les pousse à aller de l'avant. En tout cas, avec le Groupe de contact, c'est-à-dire avec les cinq États, France, États-Unis, Allemagne, Russie et Grande-Bretagne, nous travaillons d'arrache-pied à faire avancer la négociation. Et, pour l'instant, le sujet de la négociation, ce sont les arrangements institutionnels, c'est-à-dire comment on fait que la Bosnie-Herzégovine est bien un État, même s'il comprendra deux entités : une entité serbe d'un côté, une entité bosno-croate de l'autre.
Q. : Vous êtes d'accord avec M. Christopher qui dit ce soir : « il ne peut pas y avoir de droit à la sécession pour les Serbes de Bosnie ?
R. : Je dis qu'en tout cas, ce qui est tout à fait clair, c'est que l'accord auquel il faut parvenir doit permettre de montrer que l'on a bien créé un État, avec les institutions d'un État et non pas l'antichambre de la division et de la séparation.
Q. : Vous avez des inquiétudes à ce sujet ?
R. : Non, je n'en ai pas. Franchement, je crois que nous sommes bien tous sur la même longueur d'onde et que les propos qui ont été tenus par Warren Christopher vont dans le même sens. Bon, qu'il y ait ensuite des difficultés dans la négociation entre les Serbes qui voudraient plus d'autonomie et, de l'autre côté, les Bosniaques qui en voudraient moins et plus d'État fédéral, je le comprends, mais l'essentiel est que l'on parvienne à un arrangement de très bonne qualité.
Q. : Mais quand on cherche dans l'histoire des références si un tel État est possible, on pense à la Suisse, la Belgique, quel modèle ?
R. : Vous voyez, il y a des précédents. Simplement, vous observerez que la Suisse, ce n'est pas la Belgique et la Belgique, ce n'est pas la Suisse ; eh bien je peux vous dire d'avance que la Bosnie-Herzégovine, ce ne sera ni la Suisse, ni la Belgique, cela sera encore autre chose.
ENTRETIEN AVEC LES JOURNALISTES FRANÇAIS ACCRÉDITÉS À L'ONU (New York, le 26 septembre 1995)
Q. : Monsieur le ministre, vous avez annoncé le premier l'accord de New York sur CNN !
R. : Cela n'a rien d'étonnant : c'est un accord obtenu par la communauté internationale.
Q. : Les Américains ne le présentent pas comme ça !
R. : Voyez, je suis avec le directeur politique du quai d'Orsay et je puis vous dire qu'il a travaillé dur pour arriver à ce résultat. Et puis, le président Clinton a bien présenté cet accord comme le résultat des efforts du groupe de contact. Mais, j'ai vu que c'était l'état d'esprit à New York. Les autorités américaines cherchent à valoriser leurs efforts, bon, mais chacun fait cela.
Franchement, je crois vous l'avoir dit hier, dans cette affaire de l'ex-Yougoslavie, le dossier a été longtemps bloqué. Et même extrêmement difficile. L'intervention internationale était extrêmement mal jugée. En particulier, d'ailleurs, à Sarajevo même. Les troupes françaises qui étaient là-bas se dévouaient, il y avait eu des morts, à l'époque déjà une bonne quarantaine, sans compter les blessés, plusieurs centaines, et elles étaient très mal à l'aise. Depuis lors, un certain nombre d'événements sont intervenus : le premier, incontestablement, qui a eu un effet de déclenchement, c'est le changement d'attitude de la politique française, le fait que nous avons décidé de ne plus accepter un certain nombre de choses. Nous avons demandé le changement du dispositif militaire, c'est-à-dire la fin de la dispersion des troupes et un changement d'attitude et de posture : plus de combat, une attitude plus militaire et plus seulement humanitaire. Cela n'empêchait pas que l'on remplissait les missions. Mais on les remplissait avec l'idée qu'il fallait que, même sous l'uniforme de l'ONU, nos troupes devaient pouvoir répondre aux coups qu'elles recevaient. Le déclencheur, de ce point de vue, cela a été la reprise en pleine nuit d'un poste à Sarajevo qui avait été pris par les Serbes. Nous l'avons repris la nuit suivante – la FORPRONU l'a repris mais c'était des soldats français –. Puis il y a eu la création de la Force de réaction rapide. Cela a d'ailleurs été assez long, encore plus long pour l'installation à Sarajevo. Sur les tirs avec des canons de 155 cela a été encore plus long. Mais cela a changé progressivement les choses et, à partir de ce moment-là, nous avons commencé à avoir une attitude qui était totalement différente du passé. Pour la première fois, nous avons répondu aux coups que nous recevions et nous avons commencé à répondre aussi aux coups qui étaient envoyés sur la ville de Sarajevo.
Dans le même temps, les Américains ont eux aussi changé d'attitude et de politique. Nous, nous croyions avoir une attitude objective. Nous pensions et nous reprochions à la plupart, de nos partenaires d'avoir une attitude de trop grande proximité avec les uns ou les autres. Les uns étaient les amis des Serbes, les autres étaient les amis des Bosniaques ou des Croates. Or, les Américains ont pris conscience, pour des raisons qui leur appartiennent – sans doute pour des raisons de politique intérieure, mais enfin, peu importe – que cette situation n'était pas durable. Et c'est en partant de ce constat qu'ils se sont mis en mouvement, rejoignant les positions du Groupe de contact, rejoignant les positions françaises. Il n'y a donc vraiment pas de quoi se plaindre que M. Holbrooke soit missionné par le gouvernement américain pour contribuer à la solution des problèmes.
Nous aussi nous faisons des choses. Pendant que vous êtes ici, M. Tudjman était à Paris. Nous avons invité M. Izetbegovic, nous avons négocié, discuté avec les uns et les autres, nous avons été les artisans de la nomination de Carl Bildt qui passe son temps en navettes, en allers et retours entre Bruxelles, New York, Washington et la plupart des capitales. Tout cela est très bien et c'est cela qui permet d'obtenir ces résultats.
Je ne pense pas qu'il y ait lieu d'avoir des états d'âme. Au contraire.
Q. : Quelles sont les prochaines étapes ?
R. : Il y en a deux. Et je vais en ajouter une troisième plus complexe.
D'abord, il faut s'entendre sur les questions de terrain. L'accord d'aujourd'hui est un accord très important puisqu'il règle – il traite en tout cas – les questions institutionnelles. C'était compliqué : vous aviez d'un côté, au fond, les Serbes de la République Srpska, qui souhaitaient le moins possible ou pas du tout d'institutions – les Serbes n'aimaient pas l'idée d'une Bosnie Herzégovine reconnue dans ses frontières, ils avaient l'idée de se rattacher à Belgrade. Et puis de l'autre côté, vous aviez les Serbo-croates et, en particulier, les Bosniaques qui eux souhaitaient un État avec le maximum d'attributs possibles pour un État. Eux étaient d'accord pour qu'il y ait deux entités et que la structure d'État soit une structure légère. Le dispositif qui a été fixé, finalement, avec ses deux objectifs est une structure qui nous convient.
Je vous rappelle que nous avons été les premiers dans cette discussion, dans cette négociation, dès le mois d'août, à insister sur la nécessité de l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine et sur le fait qu'il s'agit d'un État internationalement reconnu dans ses frontières et qui devait disposer des organes d'État nécessaires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'avais proposé à l'époque au président de la République – c'était de retour d'un voyage que j'avais fait sur place – que nous invitions le président Izetbegovic à Paris pour bien marquer l'importance que nous attachions à la Bosnie-Herzégovine comme État reconnu dans ses frontières internationales.
Résultat satisfaisant : il y a une présidence, un gouvernement, un parlement, une cour institutionnelle. Ce sont les éléments de base qui vont fonder désormais la structure d'État de la Bosnie-Herzégovine. On vient d'assez loin : ce n'était pas tellement cela le scénario original. J'ai entendu des scénarios très éloignés de celui-là, il n'y avait pas de cour, pas de gouvernement, pas de parlement…
Deuxièmement, dans cet accord il y a des élections et naturellement c'est très important, car, après tout, ceux qui gouvernent et exercent les responsabilités sur place ont besoin de trouver une légitimité démocratique. Alors, il y a un processus assez compliqué, comme vous avez pu le voir, pour fixer la date des élections mais la date des élections ne dépend pas des parties sur le terrain, elle dépendra du jugement, de l'appréciation, portés par des observateurs de l'OSCE. Je dirai que c'est un heureux dispositif qui marque la responsabilité de l'Europe.
Q. : Cela dépend quand même des parties sur le terrain…
R. : Les observateurs de l'OSCE seront chargés de constater que les choses ont progressé. Dans le mois suivant la constatation que la situation le permet, les élections seront organisées.
Q. : M. Sarkozy craint que les élections prennent du temps, il insiste sur le jugement des criminels de guerre, Mladic et Karadzic, qu'en pensez-vous ?
R. : Premièrement, je crains qu'il n'ait pas peur… mais qu'il ait le désir de ne pas avoir des élections immédiates pour diverses raisons – peut-être compréhensibles –. Mais on ne peut engager un processus de paix sérieusement sans le fonder sur des autorités politiques légitimées par le suffrage universel. Il faut comprendre M. Sacirbey : il y a eu les déplacements de population que vous connaissez et je comprends que les responsables bosniaques soient préoccupés par cette question. La communauté internationale est obligée de prendre les choses comme elles sont et je comprends ce qu'a exprimé la partie bosniaque dans cette négociation et cette discussion dont elle a, à certains moments, menacé de se retirer.
Deuxièmement au cours de cette négociation, personne n'a changé quoi que ce soit s'agissant du Tribunal international qui jugerait les criminels de guerre. De ce point de vue, la communauté internationale doit rester digne d'elle-même.
Q. : Pourriez-vous revenir sur les étapes à venir ?
R. : Alors, quelles sont les prochaines étapes ? La première, la discussion sur le partage des zones au sein de la Bosnie-Herzégovine. Puisqu'il y deux entités, il faut en fixer les limites. Comme vous le savez, c'est un sujet extrêmement difficile et complexe, puisque les deux principaux problèmes, sans doute, seront ceux de Brsko et de Sarajevo. Sans compter, bien tendu, Gorazde, mais j'hésite à dire que c'est un problème car les Bosniaques sont décidés à considérer qu'ils n'ont pas de concession à faire sur Gorazde. Je les comprends, après ce qui est arrivé à Zepa et à Srebrenica. La France a déjà pris position pour l'unité de Sarajevo. Nous ne pensons pas raisonnable d'envisager un partage de la ville. Il y a assez de précédents depuis la guerre. Ce sera donc une discussion complexe, mais c'est, évidemment, le prochain chantier. Il y a aussi la nécessité d'un cessez le feu. Celui-ci peut intervenir rapidement maintenant. Troisième chantier, ce sera celui du dispositif civil et militaire de la communauté internationale pour accompagner la mise en place de ces dispositions de paix : ce sont les chantiers de la paix.
Q. : (Sur les positions russes)
R. : Écoutez, de temps en temps, les Russes font des déclarations qui paraissent avoir une virulence inattendue, mais ils sont favorables à l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine, M. Kozyrev l'a redit tout à l'heure au cours du déjeuner que nous avons eu avec les ministres de l'Union européenne. M. Ivanov, le négociateur russe, lui aussi, fait la navette et participe aux travaux, nous ne faisons rien que nous n'ayons agréé ensemble. Ils soutiennent dans l'ensemble ce dispositif. Alors, ils ont un problème aujourd'hui qui est celui du dispositif militaire sur le terrain. Ils redoutent et n'accepteraient pas un système qui serait totalement OTAN. Ils ont raison de leur point de vue. Ce serait une situation dont vous conviendrez qu'elle serait extraordinaire, celle dans laquelle on aurait un dispositif de l'OTAN avec une unité, un régiment russe intégré. Ce serait un drôle de retournement de l'histoire…
Mais, déjà, si vous avez des troupes de l'Otan sur le terrain, un commandement OTAN associé d'une façon à des troupes russes, vous direz quand même que l'histoire d'après-guerre n'aura pas manqué de surprise car celui qui vous aurait dit cela il y a dix ans, vous l'auriez pris pour un fou. Eh bien on s'en approche. C'est plutôt positif, même si c'est compliqué techniquement, outre que les Russes ne veulent pas comme ça, du jour au lendemain, être commandés par un général américain ; ce n'est pas moi qui leur en fera le reproche… Mais qu'on soit en train de rechercher quelle sera la meilleure solution technique qui permettrait de faire en sorte qu'il y ait des unités et des soldats russes en uniforme en ex-Yougoslavie, territoire Tito, aux côté des troupes de l'OTAN pour séparer les belligérants et contribuer à la paix, c'est quand même assez original.
Q. : Doit-on comprendre que vous allez profiter des positions russes pour tenter d'éviter une américanisation trop forte…
R. : C'est votre idée à vous. Je n'ai pas cette obsession-là ! Mais, je suis réaliste : il y a les Russes, les pays musulmans – très importants, il faut qu'ils restent –, il y a aussi les Australiens et les Néo-Zélandais. Ils ont 250 hommes du côté de Vitez, eh bien on a besoin d'eux. Ne déduisez pas de mes propos les choses erronées : nous n'avons pas, vis-à-vis de l'Alliance Atlantique, le problème qu'ont les Russes…
ENTRETIEN AVEC LES RADIOS FRANÇAISES (New York, 26 septembre 1995)
Q. : Monsieur le ministre, êtes-vous satisfait de l'accord conclu à New York ?
R. : Oui, je crois que c'est un pas très important de plus accompli en direction de la paix en Bosnie Herzégovine. L'enjeu, aujourd'hui, était de savoir quelles sont les institutions qui vont diriger la vie politique de l'État de Bosnie-Herzégovine reconnu dans ses frontières internationales. Jusqu'à présent, on avait quelques déclarations de principe ; il fallait entrer dans le vif du sujet. Le texte sur lequel tout le monde s'est mis d'accord, c'est-à-dire les trois ministres des Affaires étrangères de Bosnie, de Croatie et de Serbie et les cinq membres du Groupe de contact, Américains, Russes, Allemands, Britanniques et Français, prévoit une présidence, prévoit un gouvernement, un parlement, une Cour institutionnelle de Justice, bref, tous les attributs de la souveraineté d'un État. C'est donc l'acceptation par les uns et par les autres, par les Croates, par les Serbes et par les musulmans, que non seulement il y a désormais la Bosnie-Herzégovine dans ses frontières – ce qui avait déjà été accepté – mais aussi que désormais, ce sera un État avec tous les organismes d'État nécessaires pour qu'il fonctionne.
Alors, ce sera un État « léger » qui s'occupera, pour l'essentiel, de tout ce qui concerne les relations internationales de la Bosnie-Herzégovine, mais ce sera un État. C'est donc un point positif.
Q. : Il y a encore beaucoup de travail…
R. : Oh oui… Oh oui… Les prochaines étapes, ce sera premièrement le partage du territoire. Vous savez qu'il y a la zone serbe, la zone bosno-croate, alors il faut s'entendre sur la ligne précise et il y a deux vrais problèmes : un secteur dans le nord (ceux qui nous écoutent ne connaissent pas, mais il s'agit d'un territoire très important qui s'appelle Breko) et puis Sarajevo. La France a, d'ores et déjà, dit qu'elle pensait qu'on ne pouvait pas diviser Sarajevo en deux : la partie serbe d'un côté, la partie bosniaque de l'autre. Ce n'est pas raisonnable : il faut avoir l'unité de Sarajevo. Alors, c'est un dossier qui sera compliqué.
Deuxième dossier, ce sera celui de savoir comment les puissances internationales pourront contribuer par la présence de troupes sur le terrain à faire en sorte que tout cela se passe bien dans les semaines et les mois qui viennent.
Q. : L'Europe et la France auront-elles un rôle dans l'observation des élections ?
R. : Il y aura des élections. C'est un point très important, vous avez raison de le rappeler.
Il a été décidé qu'il y aura des élections dès que les circonstances le permettront, disons, en gros, dans les mois qui viennent. Qui va en décider ? Ce seront des observateurs de l'OSCE, organisation de l'ensemble de l'Europe qui permettra de veiller sur le terrain, d'une part à ce que tout se passe bien et, d'autre part, à constater que, puisque les choses se passent bien, que la liberté de mouvement est garantie, que les choses fonctionnent, les élections peuvent avoir lieu. C'est évidemment un point très important parce qu'il est grand temps de rétablir un dialogue démocratique sur le terrain et de donner la parole au peuple dans ce malheureux pays.
Q. : Qu'allez-vous répondre à ceux qui vont vous dire que les Américains ont réussi là où les Européens ont échoué ?
R. : Que c'est complètement faux ! Cela n'a aucun rapport avec la réalité.
Qu'est-ce qui s'est passé au mois de mai ? Qu'est-ce qui a changé la donne ? C'est l'attitude de la France. C'est parce que la France, sous l'impulsion du Président de la République, Jacques Chirac, a changé son comportement et a décidé qu'elle n'accepterait plus de voir ses troupes, même sous l'uniforme de l'ONU, humiliées par les Serbes ; que nous n'accepterions plus les bombardements sur Sarajevo sans répliquer ; que nous avons envoyé sur place une force de réaction rapide – sous le timbre de l'ONU, certes, mais avec des matériels très performants – et que désormais nous répliquons. Voilà ce qui a changé. Alors ensuite, les Américains ont aussi changé leur attitude. Au lieu d'être dans l'attitude de frein, de contestation ou d'inertie qui était plutôt la leur jusqu'à maintenant, ils ont décidé de s'en occuper et d'aller vite parce qu'ils étaient pressés à cause des élections américaines. Très bien ! Celui qui arrive pour contribuer à la paix est bienvenu.
Donc, l'accord que vous avez aujourd'hui résulte de la volonté de Carl Bildt, le médiateur européen, de Richard Holbrooke, le négociateur américain, du Groupe de contact et de ses cinq pays, Russie, France, Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis. Tout le monde a travaillé dur, d'arrache-pied, y compris toute la nuit pour que l'on signe, car ce n'était pas si simple, croyez-moi. Merci.
ENTRETIEN AVEC CNN (New York, 26 septembre 1995)
Q. : (Sur la signature d'un accord sur la Bosnie ?)
R. : Les négociations viennent d'aboutir il y a quelques minutes à une bonne solution. Les trois ministres de Bosnie, de Croatie et de la Serbie ont décidé de signer un texte sur lequel ils se sont mis d'accord et qui représentera un progrès réel dans la négociation sur le chemin de la paix.
C'est la première fois qu'ils signent mais c'est la troisième étape vers la paix : début septembre ils se sont mis d'accord sur un certain nombre de principes, il y a quelques jours, ils ont décidé de cesser les hostilités autour de Sarajevo – nous avons levé le siège de Sarajevo – et, maintenant, les trois ministres viennent de décider la signature d'un document sur les arrangements institutionnels. Cela signifie que les trois pays se sont mis d'accord sur ce que sera l'État de Bosnie-Herzégovine, c'est une décision très importante.
Il y aura d'autres étapes vers la paix mais celle-ci est essentielle. Nous nous en réjouissons. J'ajouterai que la France est reconnaissante aux États-Unis de leur participation, à nos côtés, aux négociations.
Q. : (sur les arrangements institutionnels ?)
R. : Il est vrai que tout cela est compliqué. Mais il se trouve que toutes les parties sont d'accord sur l'existence de la Bosnie-Herzégovine. Cela signifie que les Croates, les Serbes et les musulmans de Bosnie-Herzégovine reconnaissent l'existence de l'État de Bosnie Herzégovine reconnu internationalement. Cet État sera formé de deux entités : une entité serbe et une entité croato-musulmane qui, toutes deux, auront la possibilité d'établir des relations spéciales avec leurs voisins : les uns avec la Serbie, les autres avec la Croatie. Ce qui est important, c'est la reconnaissance par tous de l'État de Bosnie-Herzégovine.
Au cours des prochaines semaines, nous allons revenir sur la question de la carte : quel territoire pour les Serbes, quel territoire pour les Croates et les musulmans ? Il y aura de nouvelles négociations. Et puis il nous faudra une nouvelle force sur le terrain pour garantir la paix.
Q. : (sur les essais nucléaires ?)
R. : C'est très important pour nous – comme cela a été très important pour les États-Unis – d'avoir une capacité de dissuasion nucléaire pour notre sécurité. Nous avons besoin de conduire ces essais nucléaires. Un nombre très réduit sur une courte période : entre septembre et mars, avril ou mai – nous ne savons pas encore, cela dépendra des capacités techniques.
Vous savez, nous n'avons qu'un seul objectif celui de pouvoir remplacer les essais par la simulation en laboratoire. Ensuite, nous signerons le nouveau traité d'interdiction totale des essais. Ce traité est en négociation, il sera signé en avril, peut-être en juin, l'année prochaine.
1996 sera donc l'année de l'interruption des essais dans le monde entier. Cela sera donc une année très importante.
Je suppose que l'opinion publique américaine est en mesure de comprendre que nous souhaitons avoir la capacité d'assurer notre propre sécurité, tout comme le font les Américains.
RENCONTRE AVEC LES JOURNALISTES FRANÇAIS ACCRÉDITÉS AUPRÈS DE L'ONU (New York, 25 septembre 1995)
Me voici donc arrivé à New York. Ce que je peux peut-être vous dire de plus utile, c'est ce que sont les préoccupations que j'ai apportées avec moi en arrivant à New York et qui, naturellement, auront l'occasion d'évoluer au cours des heures et des jours qui nous séparent de la fin de la semaine. Il y a, bien entendu, ces discussions en cours qui intéressent la Bosnie-Herzégovine mais aussi la Slovénie orientale, c'est-à-dire presque l'ensemble de l'ex-Yougoslavie. Ces discussions se poursuivent : nous sommes entrés dans le vif du sujet, après les déclarations de principe il faut passer aux choses concrètes, et notamment en Bosnie-Herzégovine les arrangements institutionnels et puis demain les questions intéressant la carte ; c'est forcément plus difficile. Je crois qu'il ne faut pas se laisser émouvoir outre mesure par les difficultés qui peuvent apparaître, elles sont normales parce que nous sommes entrés dans une phase pratique, concrète et que chacun est attentif à défendre ses préoccupations. Les préoccupations de la France, s'agissant de la Bosnie-Herzégovine, c'est de veiller à l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine, État souverain et internationalement reconnu. Nous l'avons dit depuis des semaines déjà mais, à toutes fins utiles, je le rappelle.
Naturellement, nous sommes tout à fait prêts à ce que les différentes entités qui composeront cet État puissent avoir des relations cordiales, confiantes, étroites avec tel de leurs voisins mais sous la stricte limite que cela ne mette pas en cause l'unité et l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine. Les discussions, encore une fois, se poursuivent avec le concours et sous la responsabilité de M. Holbrooke pour les États-Unis, de M. Carl Bildt pour l'Union européenne, avec le concours de tous. Et, naturellement, aussi avec un certain sentiment de l'urgence parce que, dans cette difficile négociation, ce qui pourrait arriver de préoccupant, ce serait que les discussions puissent s'enliser. Je répète que ce n'est pas le cas pour l'instant.
Le président de la République a reçu aujourd'hui même le président Tudjman. Je ne ferai pas de déclaration sur le sujet parce que vous en savez autant que moi... Cet entretien s'est passé dans un excellent climat et il fait partie des démarches que nous avons entreprises : nous avons reçu le président Izetbegovic il y a quelques semaines, le président Tudjman aujourd'hui et la France a marqué sa disponibilité à recevoir le président Milosevic à Paris dès lors que le processus de paix serait définitivement engagé, ce qui paraît bien être le cas.
Voilà, une dernière indication, dans toutes ces affaires-là, nous travaillons de manière étroite avec nos partenaires et, en particulier avec l'Allemagne : nous avons constitué l'occasion de la visite éclair que j'ai rendue à mon collègue Klaus Kinkel un groupe de travail commun qui nous permet de réfléchir d'ores et déjà à ce que devra être la phase de reconstruction et de développement une fois la paix signée et mise en oeuvre.
Deuxième sujet que je voudrais évoquer devant vous, car ce sont les préoccupations qui sont les nôtres, où les sujets d'intérêt auxquels nous sommes amenés à faire référence, c'est l'accord passé entre les Israéliens et l'autorité palestinienne. C'est un accord de très grande importance. Il constitue une étape nouvelle de grande portée dans le processus de paix au Proche Orient. Naturellement, il y aura d'autres étapes mais cette étape là était déterminante, elle a donc une très grande importance. Nous ne pouvons que nous réjouir
Je vous rappelle que l'Union européenne sera garante du respect des accords et, en particulier de la mise en oeuvre des élections dont elle a reçu, la charge de coordonner le contrôle. Il est prévu mille observateurs, l'Union européenne en fournira trois cents. La France considère que, désormais, le processus de paix au Proche-Orient, qui s'est développé de façon extrêmement positive, ouvre des perspectives nouvelles pour l'ensemble du Bassin méditerranéen et que c'est dans ce cadre et cet esprit qu'il faut avoir en considération la Conférence de Barcelone, initiative de l'Union européenne, qui permettra de réunir autour de la même table non seulement les quinze membres de l'Union européenne mais aussi l'ensemble de nos partenaires méditerranéens. Ce sera, avec la Conférence d'Amman, d'ailleurs, les premières rencontres organisées dans cette perspective nouvelle qui s'offre pour les pays riverains de la Méditerranée. C'est pourquoi nous attachons une grande importance à la conférence Barcelone dans cette perspective.
Bien entendu, nous parlons beaucoup ici de la réforme de l'ONU. Je voudrais d'abord vous dire que j'aurai l'occasion d'exprimer les préoccupations de la France en ce qui concerne la crise financière que connaît l'Organisation des Nations unies. C'est une crise sans précédent Sans précédent parce que c'est ce que les chiffres indiquent. C'est une constatation. La France n'y a aucune responsabilité puisqu'elle est créditrice nette à l'égard des Nations unies. Il n'est pas possible d'accepter longtemps que l'Organisation des Nations unies soit paralysée dans son action en raison des dettes accumulées par certains États membres. Nous sommes évidemment disposés à discuter de ces questions comme des autres qui sont ouvertes mais il doit être clair qu'aucune discussion n'est possible, selon nous, qui ne serait pas fondée sur l'idée que les arrières doivent être payés. Cette question financière peut apparaître comme seconde ; elle est en réalité principale. Si elle n'est pas réglée dans un délai raisonnable, elle peut être à l'origine d'une crise institutionnelle à l'ONU. Or la France est attachée, extrêmement attachée, l'Organisation des Nations unies dont le rôle est irremplaçable dans le monde d'aujourd'hui pour contribuer à la paix et au développement.
Pour qu'il en soit ainsi, il faudra sans nul doute envisager, examiner des réformes institutionnelles. Parmi elles, il y a la question de l'élargissement du Conseil de sécurité pour lequel la France s'est toujours montrée ouverte Nous parlerons sans doute aussi beaucoup du maintien de la paix, non pas en pensant à telle ou telle opération mais en ayant à l'esprit que, depuis cinq ou six ans que nous sommes entrés dans le monde nouveau, né de l'effondrement de l'ex-Union soviétique, un certain nombre d'opérations de maintien de la paix ont été mises en oeuvre, assez différentes les unes des autres, dans des parties du monde différentes, dans des situations de terrain différentes et, d'ailleurs, avec des types d'organisation et d'intervention différents, la vérité est que le bilan est assez mitigé et qu'après ce que l'on peut qualifier « d'enthousiasme des premiers moments », on se rend compte qu'une réflexion collective des Nations unies sur les principes et les modalités des opérations de maintien de la paix est sans doute aujourd'hui nécessaire, voire urgente. Naturellement, si l'on ne résout pas au préalable la question financière, cela ne sera pas nécessaire puisqu'aujourd'hui, l'ONU n'est plus capable d'intervenir. Mais, je le répète, je crois qu'une réflexion d'ensemble sur les principes, l'organisation, les moyens des opérations de maintien de la paix dans l'avenir s'imposera. Je vous fais observer, d'ailleurs, qu'il a fallu, au printemps dernier, un changement assez radical suggéré, si ce n'est réclamé par la France en Bosnie-Herzégovine pour que l'intervention des Nations unies dans ce pays commence à prendre une signification, une efficacité appropriée.
Enfin, nous aurons l'occasion et j'aurai l'occasion de parler de désarmement, de tout ce qui touche au sujet du désarmement. Je voudrais à ce sujet vous dire deux ou trois choses. Premièrement, la France annoncera – enfin, elle l'annonce puisque je vous le dis... – sa décision de décider, pour ce qui la concerne, un moratoire sur la fabrication de toutes les mines antipersonnel, ainsi que la destruction progressive des stocks existants. Vous savez qu'il y a plus de cent millions de mines aujourd'hui dispersées dans soixante-cinq pays, vous savez qu'en 1994 seulement, deux millions de mines ont été posées. Elle tue chaque mois un millier de personnes et en mutilent deux mille. Il s'agit d'un véritable fléau. On dit que c'est l'arme du pauvre. C'est, en tout cas, une arme dont les ravages sont terribles. En 1993, nous avions décrété un moratoire sur l'exportation de mines antipersonnel, nous avions appelé les autres États à en faire autant. Nous avions demandé la convocation d'une conférence d'examen de la convention de 1980 sur les armes à effets traumatiques. Cette conférence s'ouvre demain à Vienne, la France y sera représentée par M. Xavier Emmanuelli. Et c'est à cette occasion que la France annoncera la décision dont je viens de vous faire part, c'est-à-dire, pour ce qui la concerne, arrêter de fabriquer toutes mines anti-personnel et détruire progressivement les stocks existants.
La seconde chose que je voudrais vous dire, c'est que, selon moi, l'une des grandes questions que nous aurons à traiter en matière de désarmement dans l'avenir – mais il y a naturellement, personne n'oublie, le futur traité d'interdiction définitive de tous les essais nucléaires, traité dans la discussion duquel nous prenons une part très importante : je rappelle que c'est la France qui a proposé l'option zéro – en matière de niveau d'essais interdits -, naturellement nous continuerons d'être très actifs sur ce sujet; d'autant que, je vous le dis au passage, la position des grandes puissances nucléaires n'est pas déterminée, elle l'est pour les États-Unis, mais, pour la Chine et la Russie, nous ne connaissons pas les positions qui seront prises. Dans ce traité, il y aura deux questions importantes : la première sera de savoir si on adopte l'option zéro ou pas – nous plaiderons ardemment pour l'option zéro – et la seconde concernera toutes les modalités de contrôle et de vérification qui sont d'une très grande importance. On ne peut pas bâcler ce traité, même si nous sommes tous pressés – enfin, presque tous – qu'il soit négocié et que cette négociation soit achevée pour le printemps prochain. Mais, au-delà de cela, l'une des grandes questions du désarmement futur, ce sera la question de la prolifération. La signature du Traité de non-prolifération nous réjouit tous à une réserve près, c'est que certains États ne l'ont pas signés. Et donc, l'une des préoccupations que nous aurons l'esprit, nous, Français, ce sera, au cours des temps qui viennent, de voir comment, avec la communauté internationale, nous pouvons faire de ce traité un traité universel.
Voilà, Bosnie, Proche Orient, maintien de la paix, réforme des Nations unies, désarmement... cela fait déjà quelques sujets, on arrête là.
Q. : D'abord, s'agissant de la Bosnie, pensez-vous qu'un accord est possible demain ? Et, deuxième question sur les essais nucléaires, il est probable que la France procède à d'autres essais nucléaires d'ici la fin de la première partie de l'Assemblée en décembre, la France s'attend donc à être la cible de critiques à l'ONU…
R. : Elle ne s'y attend pas, c'est déjà commencé !
Q. : ...mais cela risque de s'intensifier ; quelles sont les dispositions que vous avez prises ?
R. : Premier point, on ne peut promettre ce que l'on ignore, il ne faut pas vendre la peau de l'ours, donc on va en rester là. Mais je répète qu'il y a un certain sentiment d'urgence dans le cours de ces événements et que les choses ne se déroulent pas mal. Pour le reste, attendons.
Deuxièmement, sur l'affaire des essais nucléaires, la France a un programme d'essais, d'un petit nombre d'essais, qui se déroule depuis le mois de septembre et qui se poursuivra dans les semaines et les mois qui viennent. Qu'est-ce que nous faisons ? Nous expliquons, nous réexpliquons, nous réexpliquons et nous pratiquons la politique de la transparence. Nul État n'a autant expliqué, et n'a fait preuve d'autant de transparence que la France à propos d'essais nucléaires. Aucun. Voilà.
Q. : Récemment la France a mené des négociations pour la libération des deux pilotes : on n'en parle plus beaucoup ?
R. : « Négociation » ne convient pas, Madame, nous faisons des démarches de toutes sortes, de toutes natures, et je peux vous dire qu'il n'y a pas de contact que je puisse avoir avec quel qu'autorité serbe que ce soit qui ne me conduise à en parler. Mais je n'ai pas d'informations nouvelles, malheureusement.
Q. : Quel rôle la France entend-elle jouer dans la Conférence des Grands Lacs ?
R. : Je peux vous dire que j'irai en Afrique le plus vite possible. M Godfrain, ministre de la Coopération, sera ici demain pour rencontrer un certain nombre de nos collègues africains Nous sommes très désireux que cette conférence des Grands Lacs ait lieu. La France n'a cessé de la suggérer puis de la réclamer depuis des mois Elle constituera sans aucun doute une contribution très importante à la paix dans cette partie du continent. A la paix et au développement.
Q. : Monsieur le ministre, quel est votre schéma idéal pour l'élargissement du Conseil de sécurité ?
R. : Eh bien je peux vous dire que la France considère évidemment que l'Allemagne et le Japon doivent devenir des membres permanents du Conseil de sécurité…
Q. : ...avec droit de veto ?
R. : Bien entendu car cela fait partie de la nature même du statut de membre permanent dans la charte des Nations unies, mais qu'il faut aussi concevoir que puissent acquérir ce statut tel ou tel pays représentant par son importance et son poids, dans la vie internationale une vision légitime. Je me garderai bien, à ce stade, de citer des noms…
Q. : En parlant de la souveraineté de la Bosnie, quelle est la limite à ne pas franchir pour que cette souveraineté ne soit pas mise à mal dans la nature du lien entre les différences parties ?
R. : Je crois que dans le stade actuel il est difficile de répondre à votre question ; je veux dire par là qu'il faut être ferme sur les principes et imaginatif sur les solutions. J'ai toujours recommandé, depuis cinq mois que l'on soit dans cette attitude. La Bosnie-Herzégovine ne doit pas être dépecée. Tout le monde en est aujourd'hui d'accord. Donc, les principes, c'est-à-dire le respect de la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine comme État internationalement reconnu n'est plus aujourd'hui mis en doute par personne. Ensuite, dans les solutions à rechercher, soit qu'il s'agisse des liens à établir, des pratiques, des institutions à mettre en place, des liens entre les communautés, les institutions à mettre en place pour exprimer et organiser la vie de la Bosnie-Herzégovine, que pour ce qui concerne les liens qui pourraient être imaginés entre les deux entités dont est composée l'actuelle Bosnie-Herzégovine et leurs voisins et la Serbie, il faut, ici aussi faire preuve d'imagination et de souplesse. J'espère que cette réponse vous convient, ce n'est pas une réponse de Normand parce que j'ai bien affirmé la fermeté qui était la nôtre sur les principes. Maintenant, il faut tenir compte des réalités.
Q. : (Sur les doutes que le Congrès américain fait peser sur l'envoi de troupes américaines en Bosnie)
R. : Pour l'instant, nous en sommes à négocier les conditions de la paix. Ensuite, en effet, on parle beaucoup de la constitution d'une force multinationale pour fournir pendant au moins une année des garanties de paix aux populations concernées, on verra…
Q. : Qu'allez-vous dire demain à votre homologue japonais qui demande l'arrêt immédiat des essais nucléaires ?
R. : À vrai dire, je ne vais rien lui dire du tout. Rien du tout... Je ne serai pas très surpris. Je ne suis pas sûr que cela apportera grand-chose au débat, mais enfin l'Assemblée est faite pour que chacun s'exprime et dise ce qu'il pense.
Q. : En revenant à la question précédente, on devine de vos propos qu'une telle force censée veiller à l'application d'un éventuel accord en Bosnie, ne paraît plus évidente ?
R. : Attendez, Madame, il ne faut pas que vous fassiez ce genre d'interprétation. J'ai dû être trop évasif. C'est parce que je ne voulais pas entrer dans le détail. Non, cette nécessité d'une force multinationale qui permette de fournir pendant quelques temps, environ un an, les garanties aux populations concernées, personne ne doute que ce soit utile et nécessaire. Absolument. Mais la question était, est-ce que ça me fait du souci que, au Congrès américain, on discute sur l'opportunité d'une présence des troupes américaines. S'il n'y a pas de troupes américaines, il y aura moins de troupes que prévu. C'est tout ce que je peux vous dire.
Q. : Vous ne pensez pas que la participation américaine soit une condition sine qua non pour que cette force soit mise sur pied ?
R. : Ça changerait probablement la nature de la force. Quoiqu'il faut regarder tout cela avec un peu de sérénité.
Q. : Est-ce que l'idée d'un commandement conjoint Russie-OTAN convient à la France ?
R. : Je crois que c'est Sieyès qui disait, « la délibération est le fait de plusieurs, la décision est le fait d'un seul » !
Q. : Est-ce que l'on doit en conclure que ce n'est pas la bonne solution ?
R. : Mais, en même temps un commandement conjoint, cela ne veut pas dire grand-chose. Les militaires doivent être peu familiers avec ce genre de concept. Par contre ce qui est vrai, c'est que si la Russie est prête à contribuer à cette force multinationale, elle y a toute sa place. Dès lors, il faut prendre en considération le fait qu'elle ne fasse pas partie de l'Alliance atlantique, par exemple. Et par conséquent faire preuve d'imagination pour organiser un dispositif militaire qui tienne compte de ses contraintes. Mais cela ne concerne pas que la Russie : il y a pour l'instant des contingents d'États musulmans, par exemple, l'Egypte, la Jordanie, le Bangladesh et la France souhaite vivement que ces pays musulmans continuent à participer à la mise en oeuvre d'un processus de paix en Bosnie-Herzégovine. Dans ces conditions, il faudra bien qu'il y ait des troupes de ces pays qui contribuent à cette force multinationale. Tout cela requiert des aménagements et des dispositifs appropriés.
Q. : Dans le cadre des négociations sur la Bosnie, est-ce que le Gouvernement français est régulièrement consulté par les Américains ? Comment décrieriez-vous les relations franco-américaines à propos de la Bosnie ?
R. : Elles sont bonnes ! Franchement, elles sont bonnes.
Q. : La consultation est permanente ?
R. : Oui, suffisamment permanente pour que l'on ne puisse pas dire ce que vous avez l'air de sous-entendre. Nous travaillons en permanence, soit en direct, dans des rencontres qui font partie de choses qui ne sont pas publiques, soit au sein du Groupe de contact, soit par l'intermédiaire de Carl Bildt, le négociateur européen. Non, franchement, tout va bien.
Q. : Au niveau de l'opinion, on a le sentiment qu'il y a un one man show Holbrooke avec derrière lui le gouvernement américain et, très loin derrière, d'autres pays ?
R. : Non, je crois que cela ne correspond pas à la réalité. Non, si j'avais des ressentiments de cette sorte, je vous le dirais : je vous ai parlé du financement de l'ONU sans trop d'embarras. Non, on ne peut pas dire cela. Vous savez, les Américains ont, pendant très longtemps constitué la principale source de blocage du processus de paix en Bosnie-Herzégovine. Leur réserve, pendant que d'autres étaient sur le terrain, parfois même leur refus des solutions de négociation qui avaient été avancées ici ou là avait empêché que les choses avancent.
Il se trouve qu'au printemps et à l'été, il s'est passé deux choses. La première c'est, sans conteste, le changement d'attitude de la France, je m'en souviens bien puisque c'est à une réunion du Groupe de contact au niveau ministériel demandée par la France quelques jours à peine après la formation du nouveau gouvernement et mon arrivée au quai d'Orsay qu'a été décidée la création de la Force de réaction rapide (et d'autres choses, d'ailleurs, la libération de l'aéroport, par exemple, qui sont aujourd'hui réalisées). Ensuite, il y a eu, incontestablement un changement d'attitude américain. Les Américains, pour des raisons qui leur sont propres ont décidé de s'impliquer personnellement dans la réussite du processus de paix ; ils l'ont fait, d'ailleurs en reprenant des idées du Groupe de contact qui, pour l'essentiel étaient des idées françaises.
Il faut regarder tout cela avec optimisme : c'était autant de bonnes nouvelles Je n'oserais pas chipoter parce que les Américains sont actifs dans ce processus, je m'en réjouis.
Q. : Est-ce qu'ils sont, autant que la France, attachés à l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine ?
R. : J'ai entendu M. Warren Christopher le dire aujourd'hui même.
Q. : Est-ce que les juristes feront vraiment attention au moment de rédiger les arrangements constitutionnels ?
R. : Écoutez, je crois que oui. En tous les cas, je vois qu'ils font beaucoup d'efforts dans ce sens. Mais vous savez, il ne faut pas bâcler la paix, il faut considérer que mieux vaut quelques jours de plus si c'est le prix à payer pour avoir un bon dispositif, c'est-à-dire un dispositif durable. Rien ne serait pire qu'un arrangement sur des ambiguïtés.
Q. : Et vous avez le sentiment que les États-Unis veulent aller vite quitte à bâcler la paix ?
R. : Vous l'avez Monsieur ? Moi pas.
Q. : Pour revenir aux essais nucléaires, êtes-vous préoccupé à l'idée que l'Assemblée générale adopte une résolution ?
R. : Nous chercherons certainement à faire connaître la position de la France. À l'expliquer autant que faire se peut. Eh bon !
Q. : Un vote vous gênerait ?
R. : On a beaucoup plus d'amis que ceux qui ne votent pas pour vous ! Prenons tout cela avec une certaine philosophie
Q. : Vous semblez accorder une certaine importance à la crise financière ?
R. : Oui, parce que nous en avons marre de payer pour les autres ! Nous en avons surtout marre de voir le système paralysé par l'absence de ressources. Aujourd'hui, la question qui se pose au secrétaire général de l'ONU est de savoir s'il va pouvoir être autorisé à emprunter. Tout cela parce que quelques États doivent des sommes considérables, en particulier les États-Unis.
Q. : Quelles mesures devraient être prises ?
R. : Je vais certainement en parler dans mon intervention à l'Assemblée générale de l'ONU et comme j'ai envie que vous m'écoutiez, je vais vous inviter à venir mercredi matin.
Q. : Question personnelle : est-ce que c'est plus difficile depuis les essais nucléaires d'être ministre des Affaires étrangères de la France ?
R. : Pour tout vous dire, je n'ai pas l'expérience sans !
Q. : Vous avez rencontré votre homologue irakien ?
R. : Je suis très sérieusement préoccupé par la situation des populations en Irak. C'est une situation qui, sur le plan humanitaire est tragique. Et je ne peux pas rester dans la tranquille indifférence de celui qui se borne à répéter, en pensant à autre chose, « il faut appliquer les résolutions du Conseil de sécurité ». C'est une affaire sérieuse : un jour, on reprochera peut-être à la communauté internationale de ne pas en avoir pris conscience. Donc, je le dis avec force, la situation des familles, des enfants en Irak est tragique. Naturellement, la responsabilité en incombe d'abord au gouvernement irakien. Je l'ai dit à M. Al Saaf mais la communauté internationale doit aussi décider rapidement désormais si, oui ou non, les conditions d'application des résolutions du Conseil de sécurité sont remplies
Q. : Les Irakiens vous semblent prêts à accepter la résolution 986 autorisant l'exportation limitée de pétrole contre des biens humanitaires ?
R. : J'ai recommandé à mon collègue de le faire dans les meilleurs délais. Voilà.
ENTRETIEN AVEC LES RADIOS FRANÇAISES (New York, 27 septembre 1995)
Q. : Dans votre discours devant l'Assemblée générale, on sent clairement que vous reprochez aux Américains de ne pas payer l'addition ?
R. : Je crois que la crise financière de l'ONU est extrêmement grave. J'ai voulu alerter l'opinion publique internationale, à travers l'assemblée générale des Nations unies, ainsi que l'ensemble des gouvernements sur la gravité de cette crise. Vous savez qu'à l'heure actuelle, les États Membres doivent à l'ONU plus de 3 milliards de dollars et qu'aujourd'hui l'ONU est en faillite : elle ne peut pas payer ses factures. Ce n'est pas plus compliqué que cela.
Le secrétaire général va demander à l'Assemblée générale l'autorisation d'emprunter pour pouvoir payer les fonctionnaires de l'ONU.
Q. : Et les États-Unis veulent payer moins pour les opérations de maintien de la paix ?
R. : Celui qui doit le plus à l'ONU, c'est le gouvernement américain : plus d'un milliard de dollars. Je dirai que ce n'est pas acceptable : l'ONU a un rôle mondial extrêmement important, c'est l'institution qui contribue au développement des peuples pauvres, au maintien de la paix comme on le voit dans plusieurs régions du monde et notamment l'ex-Yougoslavie, c'est là aussi où l'on défend les droits de l'homme et que s'organise le monde de demain. C'est donc une instance très importante à laquelle la France croit, même si tout n'est pas parfait et s'il faut réformer l'ONU : nous sommes à la fois pour une réforme de l'ONU et pour que chacun paye ce qu'il doit pour qu'elle puisse bien marcher. Je l'ai dit, avec le franc-parler qui de temps en temps doit s'imposer entre amis, très directement aux États-Unis.
Q. : Vous espérez une libération prochaine des deux pilotes français en Bosnie ?
R. : Vous savez que nous consacrons tous nos efforts pour que les pilotes nous soient rendus.
Q. : M. le ministre, demain vous êtes à Washington pour assister à la signature de l'accord entre l'OLP et Israël, quelle est l'impression de la France face à ce développement ?
R. : D'abord, l'Union européenne sera témoin de cet accord comme le seront les États-Unis. C'est un événement d'une très grande importance, une étape dans le processus de paix, mais une étape très importante puisqu'elle permettra l'autonomie des territoires, l'organisation des élections, bref, c'est un moment très fort et très considérable. Il y aura sans doute d'autres étapes, mais celle-là est sans doute la plus importante depuis le début du processus de paix. Il faut donc saluer le courage, l'énergie, le sens du compromis qu'ont développé Shimon Peres et Yasser Arafat dans des situations dont vous pouvez comprendre qu'elles sont extrêmement difficiles. Les uns et les autres, harcelés par leurs extrémistes, ont su, avec un sens élevé de leurs responsabilités trouver le chemin de la paix.
Q. : L'Union européenne et les États-Unis ne sont pas tout à fait au même rang dans cet accord, il y a des témoins, il y a des acteurs ?
R. : L'Europe sera – et est déjà – un acteur très important au Proche-Orient. Je vous rappelle que c'est l'Europe qui aura la responsabilité de l'observation des élections en Cisjordanie. Elle enverra 300 observateurs et, plus encore, elle aura la responsabilité de coordonner l'ensemble du dispositif international. C'est aussi l'Europe qui est déjà et qui sera le contributeur le plus important pour le développement des territoires autonomes. Donc, croyez-moi, l'Europe va prendre, à partir d'aujourd'hui, un rôle croissant dans la contribution de la paix au Proche et au Moyen-Orient.
Q. : Est-ce que vous pouvez parler de ce pacte de stabilité de la région des Grands Lacs auquel la France semble vouloir arriver ?
R. : Vous savez que dans la région des Grands Lacs, c'est-à-dire le secteur du Rwanda, du Burundi et des autres États riverains des Grands Lacs, la situation est celle qu'on connaît, c'est-à-dire encore tragique sur le plan humanitaire et sur le plan des menaces qui pèsent sur la paix. L'ONU a accepté le projet d'une conférence des Grands Lacs qui doit rassembler tous les pays concernés et, bien entendu, cette conférence doit viser un objectif. Lequel ? Lequel, c'est un pacte passé entre les États présents, c'est-à-dire les États riverains et quelques parrains si c'est utile. La France est ouverte à tout cela qui doit permettre de garantir mutuellement la stabilité et le développement. Je crois que la communauté internationale, non seulement doit pousser à ce mouvement très important mais elle devra aussi apporter sa contribution pour le développement de la région.
Q. : Quant à la crise financière, vous avez fait allusion à la possibilité de prendre des sanctions contre les mauvais payeurs. Quel type de sanctions ?
R. : Il y a, dans les cartons de l'ONU, toute une gamme de sanctions possibles. Elles tournent toutes, au fond, autour d'une idée assez simple : que la participation aux instances de l'ONU, le droit de s'exprimer, le droit de voter, serait assez légitiment reliée à la façon dont chacun paye sa contribution. Et, quand un pays riche ne paye pas sa contribution, il ne devrait pas pouvoir normalement, assumer en même temps un rôle de leader au sein de l'ONU. Il y a des solutions, il y a des moyens de sanction appropriés. Je crois qu'il faut avoir cette idée simple, c'est une sorte de cotisation et d'obligation que l'on souscrit vis-à-vis de l'ensemble de la communauté internationale, il faut l'assumer, si l'on ne l'assume pas, eh bien, il y a forcément l'effet des sanctions.
ENTRETIEN AVEC « FRANCE 2 » (New York, 27 septembre 1995)
Q. : Vous n'avez pas l'impression, Monsieur le ministre, que sur cette affaire de Bosnie les Américains sont en train de tirer la couverture ?
R. : Vous savez, comme le disait Foch ; quand on est sur le point de gagner la bataille, tout le monde veut avoir la victoire pour lui ; ce n'est pas surprenant. Mais, la réalité est différente, je crois que la paix approche mais qu'on n'y est pas encore. La paix qui approche en Bosnie-Herzégovine, à Sarajevo, est le fruit d'un travail commun : de la France, qui a joué un rôle extrêmement important, vous le savez, des États-Unis qui depuis deux mois, deux mois seulement, mais depuis deux mois s'y mettent avec coeur – et les Français leur sont très reconnaissants – et puis aussi de la communauté internationale, des Britanniques, de l'Union européenne, d'un certain nombre de pays musulmans qui sont aussi présents sur le terrain. Vraiment, c'est une action collective et quand il y a une bonne nouvelle, il faut la partager tous ensemble et se réjouir plutôt que de dire est-ce que c'est moi, est-ce que c'est toi ? C'est nous tous.
Q. : Est-ce que vous souhaitez la présence de troupes américaines au sol en Bosnie ?
R. : Je crois que les Américains l'ont annoncé et que ce sera une bonne chose. À ceux qui nous écoutent il faut expliquer qu'il est envisagé maintenant d'avoir, si la paix est signée – elle ne l'est pas encore –, si elle l'est, donc, d'avoir sur le terrain un dispositif pour séparer les adversaires qui sont appelés à devenir demain les membres d'une même nation, la Bosnie-Herzégovine.
Q. : La France a payé cher, Monsieur le ministre, en hommes, en matériel...
R. : …enfin, c'est surtout en hommes !
Q. : ...est-ce que l'investissement méritait.
R. : La paix approche, il faut penser à ceux qui sont morts pour cela. Plus de cinquante Français sont morts et plusieurs centaines ont été blessés. La France est certainement le pays qui a payé le plus et le plus cher parce que ce sont des valeurs auxquelles nous croyons fermement et qui sont attachées à l'idée même de notre Nation. Nous l'avons fait, mais si la paix approche, n'oublions pas ceux qui sont morts pour elle.
ENTRETIEN AVEC LES JOURNALISTES FRANÇAIS ACCRÉDITES À L'ONU (New York, 27 septembre 1995)
Q. : Sur la Bosnie, vous disiez hier qu'un cessez le feu peut intervenir rapidement, vous avez l'impression que c'est une question de semaines, de jours ?
R. : Je dirai, entre les deux...
Q. : Des mois ?
R. : Pas du tout. C'est la prochaine étape. Vous savez, dans un processus de paix, les choses, naturellement, peuvent à tout moment connaître un arrêt brutal, une nouvelle crise, on peut tout imaginer. Nous n'avons pas cessé de dire que nous cheminions sur la voie de la paix mais que nous n'y étions pas. Pas encore... il peut y avoir des rechutes. Mais, normalement la prochaine étape, c'est un cessez le feu. Il faut travailler à ce qu'il intervienne rapidement parce que les conditions sont réunies pour cela.
Q. : Les Bosniaques et les Croates ont intérêt à avoir un cessez le feu rapide ?
R. : C'est la paix qui requiert ce cessez le feu.
Q. : Mais l'obstacle principal aujourd'hui c'est plutôt autour de Sarajevo ?
R. : Nous n'allons pas faire ici une sorte de tableau d'honneur des parties au conflit. Nous sommes dans une période de discussions, de négociations, il faut plutôt encourager chacun de la parole et du geste.
Q. : Est-ce que les autorités bosniaques tiennent toutes le même langage ? On parlait de dissensions, par exemple entre le président et le Premier ministre.
R. : Il y a, dans tous les pays, tous les gouvernements, des discussions dès qu'il faut prendre des décisions très importantes. Je ne suis guère surpris et je n'en sais guère plus que vous. Je ne suis donc pas surpris d'apprendre qu'il puisse y avoir des discussions au sein du gouvernement bosniaque. Les trois gouvernements concernés doivent certainement délibérer des décisions à prendre.
Q. : Quelle place occupe dans votre voyage à New York, dans ces conversations que vous tenez sur la Bosnie, le problème des deux Français retenus prisonnier en Bosnie ?
R. : Une place très importante, mais, naturellement, à tout moment et en toutes circonstances je ne cesse de redire à nos interlocuteurs, quels qu'ils soient, mais plus particulièrement nos interlocuteurs serbes, que nous voulons récupérer, dans les meilleurs délais, les deux pilotes français.
Q. : Mais, vous n'en faites pas une priorité, un point préalable ?
R. : Préalable à quoi ? Priorité, bien sûr. C'est une priorité, c'est une haute priorité.
Q. : Le secrétaire général a évoqué le retrait de la FORPRONU de l'ex-Yougoslavie. Il vous en a parlé ?
R. : Il n'en parle pas en ces termes. Il est disposé pour tout arrangement qui pourrait contribuer à la suite du processus de paix. En effet, cette hypothèse que vous envisagez, ne pourrait intervenir que s'il y avait eu un accord de paix et qu'il y aurait lieu de contribuer à sa mise en oeuvre sur le terrain. Ce n'est donc pas une question d'intérêt immédiat de caractère opérationnel, mais cela pourrait le devenir et, de fait, le secrétaire général a déjà dit qu'il était disposé à retirer ce dispositif.
Q. : Il est plus que disposé, il dit qu'il n'a plus d'argent.
R. : C'est vrai. J'ai moi-même dans mon intervention à l'Assemblée générale évoqué longuement la crise financière que connaît l'ONU. Sans doute la délégation française est celle qui a dit les choses les plus claires sur le sujet. C'est parce que nous considérons que cette crise financière menace l'Organisation elle-même dans sa capacité à remplir ses missions et que nous voulons insister sur l'urgence d'une solution durable à cette crise financière. C'est vraiment un enjeu très important. Je vois bien que, quand on parle de cela, beaucoup de délégations regardent ailleurs, certaines s'absentent – c'était le cas, en particulier de la délégation américaine – mais il faudra bien finir par trouver une solution. Et cela ne pourra pas durer très longtemps, puisque nous sommes déjà dans une situation où le secrétaire général de l'ONU est conduit à envisager des décisions aussi lourdes que celle que vous évoquiez pour des raisons financières. Cela n'a pas de sens ! Mais cela montre la gravité de la crise.
Qu'on soit amené à retirer la FORPRONU parce qu'il y aurait un autre dispositif militaire sur le terrain, chacun peut le comprendre mais il est difficilement admissible que l'ONU soit dans une situation telle que le secrétaire général soit conduit à réduire la voile des opérations de maintien de la paix qui sont l'une des missions de base de l'ONU. Il y a donc une crise qui menace gravement la capacité de l'Organisation à remplir ses missions. Cette crise doit être résolue.
Q. : Vous évoquiez les prochaines étapes en Bosnie, rôle de l'OTAN, participation de troupes russes... est-ce que vous pourriez nous dresser un schéma de la façon dont les choses pourraient s'imbriquer ?
R. : Non. Comment le problème serait-il résolu ? Si on le savait ce serait formidable ; c'est parce que l'on ne sait pas qu'il y a un problème.
Q. : Mais la France a quand même des idées ?
R. : La France ne manque jamais d'idées en toutes circonstances !
Premièrement, il est bien clair qu'il faudra une résolution du conseil de sécurité dans l'hypothèse d'un accord de paix et il s'agit de savoir quel dispositif civil et militaire international peut contribuer à sa mise en oeuvre et, le cas échéant, à sa survie. Cette résolution peut charger telle force multinationale d'accomplir telle partie des missions – des missions militaires, pas civiles – il faudra en toute hypothèse un haut-représentant de l'ONU sur place.
La difficulté principale vient du fait que si un certain nombre de pays sont prêts à intervenir dans le cadre de l'OTAN, d'autres, qui ne font pas partie de l'Alliance atlantique, sont également disposés à apporter leur contribution et ne souhaiteraient pas titre intégrés dans un dispositif qui leur est étranger. C'est le cas de la Russie qui l'a dit extrêmement clairement et nous avons convenu, dans l'entretien que j'ai eu avec Andreï Kozyrev d'organiser une concertation franco-russe sur ce sujet afin de rechercher les solutions les plus appropriées. En tout cas afin de travailler à cette fin.
Q. : Cela a déjà commencé ?
R. : Non, je vous dis que nous l'avons décidé lors de notre rencontre cette après-midi.
Q. : Vous avez informé les Américains ?
R. : Oui, bien entendu, on les tient informés. Ce n'est pas un mystère.
Q. : Le Haut représentant sur place, c'est le retour à la double-clé ?
R. : Non. Personne ne l'acceptera...
Q. : Il ne s'agit pas d'une intervention sur le plan militaire ?
R. : Je comprends votre esprit cartésien qui voudrait des réponses détaillées à tout, que je ne peux pas vous donner.
Q. : Vous êtes favorable à la présence de troupes russes sur place aux côtés des troupes françaises, américaines ?
R. : Absolument. Je pense même que l'absence de la Russie serait une grave lacune pour la solution des difficultés et des problèmes de la Bosnie-Herzégovine. Elle est d'ailleurs membre du groupe de contact, elle est pleinement associée à tous les travaux, à toutes les discussions, à toutes les négociations. Elle est représentée par M. Ivanov qui est une personnalité de haut rang du ministère russe des Affaires étrangères : la Russie doit être, et est, impliquée dans le processus de paix en ex-Yougoslavie. C'est, du point de vue de la France, une question très importante.
Q. : Vous avez évoqué la question de la ratification de la Convention sur les armes chimiques, en rappelant que la France était le seul membre permanent du conseil de sécurité à l'avoir fait, était-ce opportun alors que la France peut être critiquée sur les essais nucléaires et que les autres permanents peuvent être des alliés ?
R. : Nous sommes amis des quatre autres membres permanents du conseil de sécurité avec lesquels nous avons d'excellentes relations. Cela n'empêche, puisque je parlais de tout ce qui touche le désarmement, il n'est pas inutile que nous fassions connaître nos vues et nos idées. L'Assemblée générale est un forum où, il est souhaitable que chacun fasse valoir ses idées. Personne ne s'en prive et, par surcroît, j'ai saisi cette occasion pour rappeler que la France était en matière de désarmement un pays très souvent en avance sur les autres. Nous avons toujours une politique extrêmement active de désarmement.
Il fut un temps, qui me semble un peu passé, où beaucoup de pays avaient une pratique incantatoire du désarmement. Tout ceci appartient pour une part au passé. Il y a maintenant des décisions concrètes qui ont été prise les unes après les autres, dont celle concernant la convention dont vous parlez. Ce n'est pas mal que la France fasse valoir devant les 180 délégations présentes, pour le rappeler le cas échéant, qu'elle est très active sur le terrain du désarmement dans tous les domaines.
Cette fois-ci, j'ai notamment annoncé la décision française de cesser de produire des mines antipersonnel. Si tout le monde en faisait autant, cela ferait moins de malheur. Le secrétaire général des Nations unies, au cours de l'entretien que nous avons eu tout à l'heure à précisément parlé de ce sujet, comme étant l'un des sujets du désarmement très importants, car c'est sans doute l'arme qui fait le plus grand nombre de morts et de blessés. Voilà, je n'ai pas de regret d'avoir observé que nous étions le seul membre permanent du conseil de sécurité à avoir ratifié cette convention.
Q. : Je voudrais revenir sur le sort des pilotes ; vous semblez afficher une grande sérénité...
R. : Non, pas du tout ! Ne croyez pas que je m'en désintéresse, bien au contraire !
Q. : Si je vous interroge sur votre état d'esprit, c'est pour savoir si vous attendez une libération dans les prochains jours ?
R. : Non, franchement, je n'ai pas d'information sur ce sujet que je puisse vous donner.
Q. : Vous avez abordé cette question avec les Serbes, est-ce qu'ils vous ont donné des informations sur leur sort ou bien disent-ils toujours qu'ils n'en savent rien ?
R. : Je n'ai pas de nouvelle information que je puisse vous donner.
Q. : En avez-vous que vous ne pouvez pas nous donner ?
R. : Je répète, je n'ai pas d'information que je puisse vous donner.
Q. : Sur la réforme du conseil de sécurité : l'Allemagne et le Japon, d'accord, mais qu'entendez-vous par « des grands États du monde en développement ». Cela veut dire que vous avez des propositions précises ?
R. : Non, on n'en est pas là. Nous avons voulu à cette occasion ouvrir la possibilité que puisse devenir membre permanent du conseil de sécurité tel ou tel pays, influent, appartenant au monde en développement. On ne peut pas aller au-delà au point où l'on en est. Il faut d'abord voir quelle sera ou quelles seront les réactions au cours des discussions de la commission qui traite de la réforme de l'ONU et il est loin d'être certain que cette idée rencontre l'agrément, notamment des pays membres permanents du conseil de sécurité. Nous avons voulu ouvrir cette porte. À partir du moment où cette question commencerait à recueillir des avis positifs, on entrera sur le deuxième point, à savoir, qui ? Combien ?
Q. : Vous pensez qu'il est réaliste de parler d'un délai d'un an ?
R. : Vous savez, on peut, naturellement repousser ad vitam aeternam, ce qu'on ne peut pas reporter, franchement, c'est la question de la crise financière et je crois que la France est dans son rôle lorsqu'elle insiste pour que la réforme de l'ONU aille de l'avant. Comme nous ne sommes pas seuls, nous ne pouvons pas garantir que cet objectif sera atteint. Mais, franchement, nous sommes à un moment important de l'évolution de l'ONU.
Je vous en ai dit un mot hier : on change de période, il y a eu la chute du mur de Berlin, l'optimisme qui a suivi, l'espèce de pessimisme, aujourd'hui, qui surgit, venant à la fois de la crise financière et des difficultés qu'ont connues les opérations de maintien de la paix. Il faut être attentif, car si l'on laissait les choses s'enliser on pourrait assister à une dégradation progressive du rôle de l'ONU, à son affaiblissement durable. Je crois que ce n'est pas l'intérêt du monde et ce n'est pas l'idée qu'en à la France. Je me permets de vous dire qu'aux États-Unis, les débats concernant l'ONU sont plutôt d'une tonalité très négative et c'est assez préoccupant que la première puissance mondiale, dans les débats, dans l'opinion, dans la presse, répand une idée négative de l'ONU.
Q. : Est-ce qu'il y a un lien entre cette question et la précédente, notamment en ce qui concerne l'entrée de pays riches au conseil de sécurité ?
R. : Ce que je voulais dire, c'est que nous ne pouvions pas échapper à la question de la réforme de l'ONU. Ce qui est important, c'est tendre vers une situation dans laquelle l'ONU puisse jouer pleinement son rôle et remplir les missions qui lui ont été confiées par la charte. Pour cela, il faut que la crise financière soit résolue, Je crois aussi qu'il est hautement souhaitable que le conseil de sécurité soit reconfiguré pour être clairement représentatif de la communauté internationale. Je vous rappelle que c'est au conseil de sécurité que se prennent les décisions qui comportent des contraintes aux États membres.
Est-ce raisonnable de l'envisager dans l'année qui vient ? Je ne sais pas, mais la France est dans son rôle quand elle dit que ce sujet est important, qu'il doit être traité et que cela ne peut pas durer éternellement, même si elle n'obtient pas gain de cause.
Q. : La France a-t-elle des propositions qui seront étudiées au sein du comité ?
R. : Nous n'en sommes pas là. Disons que nous sommes ouverts à plus que deux nouveaux membres.
Q. : Un certain nombre de pays ont condamné la France pour ses essais nucléaires. Ça vous a gêné, dans les couloirs ou lors de vos rencontres ?
R. : Franchement, non. J'ai déjà eu une quinzaine d'entretiens, je ne me souviens pas qu'on m'en ait parlé…
Q. : Même pas les Néo-zélandais ?
R. : Vous avez raison ! Et aussi les Japonais. Ce n'est pas une grande surprise... Ils ont voulu dire « ça va bien comme cela », « ça perturbe nos relations », etc. D'ailleurs nous recevrons prochainement le directeur du Centre culturel qui va être construit à Paris sur un terrain que la France a loué à un tarif très avantageux, bref, cet entretien, tel que je l'ai entendu moi, a eu une tonalité plutôt positive : certes, nous ne sommes pas d'accord mais nous nous réjouissons des résultats positifs de la mission de M. Matsunaga qui est venu récemment à Paris et jugée très positive par le gouvernement japonais et par nous aussi, d'ailleurs nous avons renvoyé notre Ambassadeur à Tokyo. Cela s'est donc passé de façon très positive après la période de crise que nous avions eue.
Q. : On en est-on du projet de visite présidentielle ?
R. : Pour l'instant, ce n'est ni immédiat ni actuel.
Quant au Néo-zélandais, je lui ai dit franchement ce que je pensais. Et cela a, d'ailleurs, été extrêmement sympathique. Pour le reste, pas un mot.
Q. : Quelle attitude attendez-vous des Américains et des Russes si un projet de résolution vient à l'Assemblée ?
R. : Ça, les experts le verront. Mais cela m'étonnerait qu'ils fassent un tintouin.
Tout cela n'a aucune mesure avec les protestations enregistrées dans les années 60, ici même à l'Assemblée générale.
Cela sera très difficile d'accuser la France de quoi que ce soit en mai 96 : c'est elle qui a proposé l'option zéro, elle a annoncé l'arrêt définitif des essais nucléaires et on sera entré dans la situation arrêt définitif et nous avons proposé l'option zéro qui sera d'ailleurs difficile d'obtenir de plusieurs puissances nucléaires, donc nous serons en pointe sur ce sujet, comme sur les autres, en matière de désarmement.
Q. : Avec la Russie, vous avez parlé de l'extension de l'OTAN ?
R. : Oui. Enfin, on a parlé des questions touchant à la sécurité et au dialogue. Le gouvernement russe est soucieux que nous soyons, nous-mêmes, attentifs à faire en sorte que, dans l'Europe entière, il y ait, non pas des organisations séparées qui pourraient entretenir l'idée de je ne sais quelle confrontation mais qui, au contraire, aident au rapprochement et au dialogue. Voilà ce qu'a été notre sujet de conversation principal.
Je comprends bien que l'intérêt de la France, de l'Europe toute entière, n'est pas de placer la Russie dans une situation d'isolement, bien au contraire il faut avoir une conception de l'Europe ouverte ou chacun a sa place.
Je prends un exemple pratique : nous sommes favorables à une adhésion rapide de la Russie au Conseil de l'Europe. Rien ne s'y oppose, le processus est en route et j'ai promis que la France proposerait aux Quinze de faire une déclaration de principe sur ce sujet, de façon à ce que, dès maintenant, il apparaisse que, même si le processus à ses procédures et prend quelques semaines ou quelques mois, les Quinze ont bien dans l'idée que la Russie est bienvenue au conseil de l'Europe.
Q. : Au sujet des prisonniers français, est-ce que les Bosno-Serbes ont essayé de faire chanter la France ? Marchander ?
R. : Pas que je sache.