Extraits d'un débat entre Mme Martine Aubry, membre du PS, M. Alain-Gérard Slama, historien, M. Alain Finkielkraut et Mme Blandine Kriegel, philosophes, à "France Culture" le 19 novembre 1995 (publiés dans "Le Monde" du 21), sur le problème des banlieues, et sur les moyens d'intégrer ces populations dans ces quartiers.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - France Culture - Le Monde

Texte intégral

Q. : Comme présidente de la fondation Agir contre l’exclusion et du Mouvement Agir, vous menez une action de terrain dans les banlieues. Estimez-vous que la situation s’y est aggravée ou jugez-vous exagérées les descriptions apocalyptiques que proposent parfois les médias ?

Martine Aubry : Il n’est pas en France une ville, moyenne ou grande, qui n’ait un ou plusieurs quartiers victimes d’une véritable relégation sociale, des quartiers où vivent des familles qui cumulent les difficultés, où les taux de chômage varient entre 40 % et 100 %, où la délinquance et importante, où la drogue devient parfois la principale source de revenus, où subsiste une seule fonction – le logement –, alors que les entreprises, les commerces, et – ce qui est plus grave – la plupart des services publics ont déserté. Ces quartiers, c’est la désespérance : on trouve des jeunes de moins de dix ans qui sont mentalement déstructurés et parfois ne se repèrent même plus dans les liens familiaux. Cette situation s’aggrave aujourd’hui en raison du climat lié au terrorisme qui fait que beaucoup d’habitants de ces quartiers ont l’impression d’être montrés du doigt.

Toutefois, on y rencontre aussi des hommes et des femmes énergiques qui répondent présents dès qu’on leur propose d’agir ; et on y trouve une solidarité qui a disparu des quartiers dits « normaux ». La vraie question, c’est de reconstruire des villes où toutes les catégories sociales se frottent, où toutes les fonctions soient représentées, où l’on sache ce que c’est que le travail, le loisir ou la culture. Dans les années 50, quand un jeune d’une famille déshéritée rentrait de l’école, il se socialisait en rencontrant un artisan, en passant devant une petite entreprise ou devant un cinéma, en croisant des « bourgeois », comme on disait à l’époque. Aujourd’hui, quand il vit, par exemple, dans les quartiers nord de Marseille, de l’école à chez lui il ne voit que de la délinquance, de la drogue, du chômage.

Alain-Gérard Slama : Je suis content que Martine Aubry ait parlé de relégation et non d’exclusion, un mot qu’elle a beaucoup contribué à diffuser et qui fait de ma part l’objet d’une assez sévère critique. Exclusion est un mot très fort, qui signifie qu’une partie de la nation exclurait l’autre. Or, dans les banlieues, nous avons des situations d’anomie, d’échec social, de désertion par l’administration ou par les petits commerçants – mais la violence est telle qu’il faut vraiment beaucoup de dévouement pour aller s’installer dans ces zones. Cette démission de la République, il n’y a pas lieu de la traiter en termes moraux ou de culpabilisation, c’est-à-dire de rejet d’une partie de la nation par l’autre. Le terme d’exclusion est un de ceux dont se nourrissent les courants de sensibilité populiste. J’ajoute qu’on risque aussi, sans l’avoir voulu, d’armer le bras des terroristes, qui s’estiment fondés à répondre à cette violence réelle. C’est un problème qui dépasse de beaucoup l’emploi des mots, car la politique, c’est aussi et d’abord du discours.

Martine Aubry : Il est vrai que le mot d’exclusion a été utilisé un peu n’importe comment, comme un mot à la mode, comme celui de fracture sociale, par exemple, et qu’il est appliqué à des réalités très différentes. Si tous les habitants de ces quartiers ne sont pas des exclus, on y trouve des hommes et des femmes qui se sentent exclus et qui ont toutes les raisons de le penser. A force de s’être battus, souvent contre des moulins à vent, ils ont l’impression qu’il n’y a plus rien à faire. Certains d’entre eux ont fait des efforts pour étudier, pour obtenir des diplômes, et parce que leur nom n’est pas de consonance française, que leur adresse ne fait pas bien sur un curriculum, ils savent qu’ils n’ont aucune chance d’être embauchés. Ils ont le sentiment que le système les rejette.

Alain-Gérard Slama : Il y a dans ces quartiers beaucoup d’« élites » formées à l’école républicaine, qui ne demandent qu’à s’intégrer à la République. Le problème est que la République se dérobe devant eux. L’inclusion n’y est pas perçue comme l’inclusion dans l’unité de la République mais dans une communauté, dans un groupe. La solidarité dont vous parlez repose beaucoup sur des bases ethniques ou religieuses.

Alain Finkielkraut : L’exclusion existe parce que la rareté règne, rareté non des biens mais du travail. Pas assez de travail pour trop de gens, ce qui fait qu’il y a des hommes en trop, des hommes qui se sentent exclus de la reconnaissance sociale. En revanche, lorsque Martine Aubry, dans son Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême droite, s’élève contre l’exclusion de l’école des jeunes filles qui portent le foulard islamique, l’emploi du mot me semble contestable. Ce n’est pas elles qui sont exclues, c’est le voile. Ces jeunes filles seraient immédiatement intégrées si elles respectaient les règles de l’institution. Face au problème des banlieues et à la violence grandissante, l’affirmation de la loi est essentielle. La loi est en elle-même une manière de résister à la violence. Je crains qu’un emploi abusif du mot d’exclusion ne risque de faire apparaître la loi comme une mauvaise chose.

Martine Aubry : Je n’emploie le mot d’exclusion, à propos de ces jeunes filles, que dans un sens purement administratif. Au demeurant, elles sont souvent d’un niveau intellectuel plus élevé que la moyenne et ne font donc pas parties des « exclues ».

Je pense aussi que, dans ces quartiers, nous devons, plus que tout, faire respecter la règle, afin de donner des repères à ces jeunes, qui les trouvent plus souvent dans les réseaux de drogue et des mafias que dans les lois de la République. Nous ne leur disons pas : « Mes pauvres amis, la société vous exclut. » Nous leur disons : « Bougez-vous, commencez à changer l’environnement, ne restez pas les bras ballants au bas des immeubles, prenez-vous en charge, ayez des projets parce que, dans l’état de vos quartiers, jamais on ne fera venir des emplois et des entreprises, devenez acteurs, devenez citoyens, et on vous aidera.

Pour les foulards, l’application brutale de la circulaire Bayrou, qui a donné lieu à des exclusions souvent annulées par le Conseil d’Etat – ce qui veut dire que la loi n’était pas du côté du ministre –, a eu l’effet inverse en créant auprès des jeunes filles des réactions de solidarité et de mimétisme. Faire respecter la loi, oui, mais beaucoup de ces jeunes nous disent : « Vous nous parlez de la République, c’est bien beau, mais que fait-elle pour nous ? Où est la police qui empêche nos petits frères d’être en contact avec les dealers ? Où sont les centres sociaux, les centre de loisirs ? » Il faut que la République soit capable d’être présente sous tous ses aspects.

Depuis les lois Pasqua, depuis la réforme du code de la nationalité, beaucoup de ces jeunes, qui voulaient s’intégrer dans un pays qu’ils considéraient comme le leur, se sont dits, comme Khaled Kelkal : « Dans le fond, ne me suis-je pas trompé ? Je croyais être Français, je croyais que ce pays allait m’accepter, et aujourd’hui on nous montre du doigt. » Ces jeunes se tournent vers la religion, parce que c’est ce qui leur reste de leurs racines, mais dans la plupart des cas cette religion n’est pas du tout une religion de rejet de l’autre, mais d’intégration.

Blandine Kriegel : On ne remédiera pas à la dévastation des banlieues sans trois éléments :  du caractère, du cœur, une politique. Martine Aubry est une femme de caractère ; elle est aussi une femme de cœur, mais nous attendons plus d’un responsable politique que d’individus privés. Croyez-vous que l’Etat ait à intervenir beaucoup plus qu’il ne l’a fait dans les banlieues, où nous avons assisté à un retrait des services d’assistance, de l’école, de l’éducation surveillée, de la RATP, des services publics ? Et comment refabriquer de la citoyenneté face à l’écroulement du lien civil ? Faut-il, comme le suggèrent certains intellectuels, accepter de modifier fondamentalement le pacte républicain en donnant une place plus vaste aux communautés ? N’est-il pas plutôt nécessaire de réaffirmer la voie de l’intégration républicaine à la française ?

Martine Aubry : L’État doit être plus que jamais présent dans ces quartiers, en particulier pour faire respecter la loi. Je pense à la lutte contre la drogue : nous savons pertinemment qui est à la tête des réseaux et certaines enquêtes fiscales pourraient facilement sanctionner ceux qui jouent ainsi avec la vie des jeunes. Il est vrai aussi que l’argent de la drogue sert à colmater certaines difficultés et que, sans elle, ces quartiers ne pourraient plus vivre. Il faut mettre fin à la démission de la société devant un mal qui pourrit les liens sociaux et dégrade, quand elle ne les tue pas, les individus. L’Etat doit donc intervenir fortement. D’abord, par un discours sur la ville, alors que les habitant de ces quartiers ont l’impression que la nation ne les entend plus. Ensuite, par des moyens pour reconstruire les villes en remixant les populations et les fonctions. Enfin, en apportant des réponses ponctuelles, par exemple en associant des psychiatres aux instituteurs.

Mais l’Etat ne peut pas tout faire. Nous devons faire en sorte que d’autres acteurs – les entreprises notamment – se sentent concernés, non par « caritatisme », mais parce qu’ils y ont intérêt. Il faut obstinément tourner le dos à tout ce qui est assistance. La citoyenneté doit être à tout moment requise. Si elle n’existe pas aujourd’hui, c’est parce que l’État ne remplit pas son rôle, parce que nous nous satisfaisons de verser des subsides à ceux qui sont sur le bord de la route pour qu’ils se taisent, alors qu’il faut les remettre au cœur de la société.

Q. : Pensez-vous qu’il faut maintenir coûte que coûte le modèle unitaire de la République ou peut-on accueillir des formes de communautarisme ?

Martine Aubry : Il ne faut pas, sous prétexte qu’un certain nombre de jeunes sont tentés par le repli – non pas sur leur communauté, car ils en nient l’existence, mais sur leurs origines –, renoncer au modèle français d’intégration. Ce modèle, malgré la crise économique, a plutôt réussi. Nous sommes le pays industrialisé où le taux de mariages mixtes est le plus élevé, un de ceux où les immigrés apprennent le plus la langue. Nous leur avons demandé d’abandonner les liens culturels avec leur pays d’origine qui étaient contraires aux bases mêmes de notre société – l’excision, la polygamie. Mais n’est-on pas allé trop loin dans la volonté de nier le passé, de nier les racines ? La question qui se pose n’est pas de remettre ce modèle en cause, mais de l’approfondir, de le moderniser, d’inventer une laïcité capable de reconnaître la diversité des croyances, et des non-croyances. Si la République n’est pas capable de répondre rapidement à ces demandes, alors le risque existe d’un repli sur les communautés. Il faut donc lutter contre le communautarisme tout en donnant à chacun la possibilité de vivre ses racines et sa culture dans le respect des lois de la République.

Blandine Kriegel : Je suis d’accord pour considérer que la République doit, je ne dirais pas moderniser, mais démocratiser son modèle de citoyenneté. La citoyenneté républicaine n’a pas fait une place suffisante à la liberté de conscience, aux femmes. On ne peut donc pas rester crispé sur un modèle de citoyenneté. Le problème est que cette citoyenneté est attaquée de deux côtés. D’une part, elle subit les coups de cultures revendicatrices telles que l’islamisme fondamentaliste, qui agresse directement le consensus des lois républicaines. Personnellement, j’ai évoqué sur la question du foulard islamique et je reconnais aujourd’hui que ceux qui ont eu d’emblée une attitude de fermeté ont eu raison. D’autre part, le Front national considère la citoyenneté comme la propriété privée des nationaux français. Or cette réponse est contraire aux lois de la République. Dans la mesure où les républicains sont incapables de résister aux tentatives de destruction du lien civil républicain, ils font le lit de l’extrême droite.

Martine Aubry : Comme vous, je suis hostile à toutes les formes de repli. Je pense qu’il faut attaquer de la même manière le repli intégriste et le repli d’extrême droite. Il nous faut aussi répondre aux demandes des jeunes. Ce qu’ils veulent, ce sont des valeurs et des repères, sans lesquels une société n’existe pas.