Texte intégral
Le Monde, le 12 octobre 1998
Le Monde : Comment interprétez-vous les raisons du mécontentement des lycées ?
Claude Allègre : Je crois qu'il y a un réel problème au lycée. J'y suis d'autant plus attentif que j'ai perçu, avant d'autres, l'existence de difficultés importantes. J'écoute ce mouvement et je suis souvent en phase avec ce qu'expriment les lycéens. Ce qu'ils disent aujourd'hui est du même ordre que ce qu'ils ont exprimé lors de la consultation conduite par Philippe Meirieu. Ils ne veulent pas être traités comme des gamins ; ils ne veulent plus d'horaires surchargés, d'emplois du temps contraignants ; ils veulent une vie lycéenne digne…
Moyennant quoi, nous nous retrouvons dans une situation difficile à gérer. Dans cette société, où les médias jouent un rôle considérable de relais d'opinion, toute annonce de réforme, surtout auprès des jeunes, crée des attentes et doit être aussitôt suivie d'effets. Or, le temps de réponse dans un appareil aussi lourd que l'éducation nationale est de deux ou trois ans. Donc, lorsque vous décidez de réformer, vous allez au-devant de problèmes. C'est inévitable et nous en sommes conscients. Je savais que la réforme des lycées ne pouvait totalement entrer en application avant la rentrée 1999, parce qu'elle suppose des changements de textes, de nouveaux manuels… En revanche, nous mettrons en place des mesures de démocratisation de la vie lycéenne et des simplifications de programmes pour la Toussaint.
Les lycéens ont aussi raison de trouver intolérable le manque de professeurs ici ou là. La cause de cette mauvaise répartition des moyens est la centralisation. Alors que la démographie lycéenne décroît en moyenne, il y a, dans certaines régions, des phénomènes de croissance d'effectifs imprévus, comme en Languedoc-Roussillon. Dès que la déconcentration des mouvements de personnels et leur gestion sera mise en place, nous pourrons agir de façon plus souple et plus rapide. L'an prochain, il y aura moins de problèmes de nominations. Aujourd'hui, il faut attendre la fin du mois d'août pour les dernières affectations. Désormais, les choix seront faits en février pour les enseignants qui changent d'académie, en avril pour ceux qui permutent dans la même académie et tout sera fini le 15 juin. Il restera trois mois pour les ajustements, notamment grâce aux concours CAPES et agrégation.
Enfin, je pense que cette grogne est due, pour moitié, à des problèmes de locaux insuffisants, mal entretenus, qui relèvent des régions.
Le Monde : L'annonce de la réforme a créé une attente. N'a-t-elle pas produit un effet boomerang ?
Claude Allègre : Je l'ai dit, la réforme des lycées était une urgence. Je l'ai devancée et elle se mettra en place. Les lycéens ont raison de vouloir un meilleur lycée. Qu'ils aient un peu de patience !
Le Monde : Lionel Jospin, à la suite du mouvement de novembre 1990, avait déjà créé des instances de dialogue pour les lycéens. Peu prisées de l'administration et des proviseurs, elles sont tombées dans l'oubli. Ne courez-vous pas le même risque ?
Claude Allègre : Je ne le nie pas. Si Lionel Jospin n'a pas pu faire vivre entièrement ces espaces de dialogue, c'est que ses successeurs ne se sont pas préoccupés de cette question. On ne peut plus traiter les lycées de 1998 comme ceux des générations des années 50 ou 60. Je reste persuadé de la nécessité d'une rénovation très profonde de l'enseignement.
Les jeunes sont réactifs, ils veulent participer. Les méthodes traditionnelles, avec un cours magistral, ne peuvent perdurer, surtout avec des programmes surchargés. L'introduction des nouvelles technologies va bouleverser les rapports entre les professeurs et les élèves. Il y a bien sûr des évolutions, mais elles ne sont pas assez rapides. Les professeurs le plus innovants sont freinés par des programmes trop contraignants et une centralisation extrême.
Le Monde : Les incidents et les actes de violence dans certains établissements contre le matériel scolaire traduisent-ils, selon vous, un malaise plus profond encore dans les lycées professionnels ?
Claude Allègre : Pour l'instant, ces incidents sont circonscrits à deux ou trois endroits précis, et il serait hâtif de généraliser ou de théoriser. Je n'ai pas d'explication plus originale que celle développée à propos des transports. Pour autant, ces incidents sont intolérables. Les recteurs et les préfets ont pris les mesures qui s'imposent. Mais j'essaie aussi de comprendre ce phénomène pour essayer de le prévenir.
Il est vrai que les élèves de l'enseignement professionnel peuvent éprouver de la rancoeur quant à la façon dont ils sont considérés dans le système scolaire. J'ai découvert les lycées professionnels. Les enseignants y font un travail extraordinaire ; ils sont beaucoup plus préoccupés de leurs élèves que de leur discipline et ces élèves sont très attachants. Je suis étonné qu'ils aient été négligés pendant des années. C'est pourtant un des enseignements qui marchent le mieux.
Le Monde : Vous avez martelé pendant un an des slogans comme le système éducatif « zéro défaut » ou « pas de classe sans enseignant ». Comment comptez-vous pourvoir les postes vacants un mois après la rentrée ?
Claude Allègre : Dans certaines disciplines, il y a des professeurs sans classe, dans d'autres il n'y a pas suffisamment de professeurs, parfois par manque de candidats aux concours, comme en musique. Dans l'immédiat, je vais faire en sorte de combler les manques. Nous allons donner aux recteurs la liste des admissibles au CAPES afin qu'ils leur proposent des postes de remplacement comme contractuels. Dès cette semaine, nous publierons le nombre de postes mis aux concours de recrutement d'enseignants. En comparant avec le nombre de postes mis aux concours de recrutement d'enseignants. En comparant avec le nombre de départs à la retraite, l'on s'apercevra que le nombre d'enseignants va encore augmenter.
Quant au système des remplacements, il s'est déjà nettement amélioré. Il est vrai que cela ne va pas sans grincement. Quand un chef d'établissement dit à un professeur qu'il ne peut pas partir immédiatement en formation parce qu'il n'est pas encore remplacé, cela provoque parfois de la mauvaise humeur…
Le Monde : Les élèves ont-ils raison de demander plus de surveillants ?
Claude Allègre : Oui, je crois qu'il faut plus de surveillants. La réduction des effectifs a été une erreur historique de l'éducation nationale. J'ai déjà dit que je voulais augmenter leur nombre et améliorer leur statut.
Le Monde : Vous avez annoncé un allègement de programmes à la Toussaint. Dans quelles conditions ?
Claude allègre : Les programmes sont sous la responsabilité du ministre. Je m'y implique personnellement. Un groupe de travail composé de membres du conseil national des programmes, présidé par Luc Ferry, travaille activement à ces allègements pour les classes de seconde, première et terminale. Évidemment, il n'y aura pas de sujet au bac sur la partie allégée. Cela permettra aux professeurs d'avoir plus d'initiatives. Ils seront moins tendus par le souci de ne pas finir le programme.
Libération, 15 octobre 1998
Libération : Comment interprétez-vous la crise actuelle ? Est-elle strictement lycéenne ou y voyez-vous l'expression d'un malaise plus profond ?
Claude Allègre : Je ne crois pas à une crise de la jeunesse. Les jeunes aujourd'hui sont plus mûrs, ils veulent participer davantage. Je ne vais pas « jouer les Mao », mais par certains côtés, ces manifestations sont aussi l'apprentissage de la citoyenneté. Elles sont spontanées, même s'il y aura des tentatives de récupération. Je pense que personne n'a à y gagner. Un député m'a raconté qu'il avait reçu des lycéens dans la région lyonnaise. Ils n'avaient pas de revendications précises. Ils manifestaient « par solidarité ». Ils ont envie de dire : « Coucou, on est là. » C'est important. Tout le monde est interpellé, pas seulement le ministre. Les gens qui font marché l'éducation nationale, c'est aussi les professeurs, et je crois qu'ils ont intérêt à bien écouter. Car il faudra répondre. Et pas en disant : « plus de moyens, plus de moyens. » Le budget de l'éducation nationale était de 198 milliards en 1988, la semaine prochaine, je défendrai un budget de 345 milliards !
Libération : Vous étiez conseiller spécial du ministre de l'éducation Lionel Jospin lors du mouvement lycées de 1990. Revoyez-vous le même film ?
Claude Allègre : Non, ce n'est pas la même chose. En 1990, il existait des problèmes de locaux terribles. Les régions n'avaient pas encore construit. Cette question est moins centrale aujourd'hui, et elle se manifeste de manière différente. En 1990, les jeunes réclamaient déjà plus de citoyenneté lycéenne. Lionel Jospin l'a introduit. Mais les gouvernements suivants n'ont pas embrayé. Personne ne se demande pourquoi.
Libération : Pourquoi ce qui n'a pas marché en 1990 réussirait-il en 1998 ?
Claude Allègre : Nous savons où sont les réticences, où se trouvent les problèmes. En outre, les chefs d'établissement sont davantage sensibilisés. Nous allons nous donner les moyens nécessaires pour construire ces fameux foyers. Les lycéens doivent avoir des lieux de libre expression. Je suis très mobilisé sur ce problème. J'écoute, je regarde, je fais en sorte que la vie lycéenne puisse se mettre en place. Le vrai problème, c'est qu'on impose des pratiques pédagogiques qui ne sont pas toujours adaptées à des élèves qui, pour certains, votent déjà aux élections. Ils ne sont pas assez associés, pas assez consultés.
Libération : Vous êtes également persuadé que votre projet de réforme des lycées, dans la foulée du rapport Meirieu, est la réponse aux problèmes soulevés par les lycéens.
Claude Allègre : Écoutez : l'année dernière, quand j'ai dit à tout le monde : je commence par réformer le lycée, des tas de gens m'ont dit : mais non, il faut commencer par le collège. J'ai dit : on réforme les lycées. Et souvenez-vous des articles qu'il y a eu ensuite, quand on a lancé le questionnaire avec Meirieu. Je ne vais pas avoir la méchanceté de ressortir ceux qui parlaient de démagogie en prétextant que les lycéens n'ont rien à dire. Aujourd'hui, ces lycéens s'expriment fortement sur leur droit à exister et sur les horaires déments qu'on leur impose. J'en rencontre qui me disent : moi, je ne revendique pas les 35 heures, je revendique les 39 heures, parce que j'en fait 45. Ils me disent qu'ils veulent la réforme promise, et vite.
Libération : En répondant par les allègements de programmes ne risquez-vous pas de provoquer des manifestations contre la réforme Allègre ? On entend déjà dire que vous voulez supprimer les options…
Claude Allègre : Ne mélangeons pas. L'allègement des programmes, ça n'a rien à voir avec les options. Je ne vais changer cette année aucune option, je n'ai d'ailleurs pas le pouvoir de le faire. Après la Toussaint, il y aura des allègements, et rien d'autre. Je m'appuie sur deux millions de réponses au questionnaire de l'an dernier. J'ai une vision représentative de ce que veulent les lycéens. Ils ont réclamé un certain nombre de choses qu'ils vont avoir.
Libération : Pourquoi les classes sont-elles toujours surchargées ?
Claude Allègre : Sur cette question, il faut distinguer Paris et la province. En province, il existe des classes surchargées, je peux vous donner les pourcentages dans chaque académie, je les connais, c'est un problème d'ajustement. À Paris, on a en moyenne 22 élèves par classe en lycée professionnel et 27 dans les lycées généraux, ce qui est en-dessous des moyennes nationales. Il y a pourtant des lycées, ce sont souvent les plus « demandés », qui ont trop d'élèves. Pour mettre en place des options qui attirent les élèves, certains lycées surchargent parfois les classes. J'en connais qui ont bourré des classes jusqu'à 39 élèves volontairement.
Libération : La gestion décentralisée des professeurs peut-elle vraiment changer le lycée ?
Claude Allègre : Je l'ai dit à l'Assemblée nationale : nous avons un enseignant pour 26 élèves dans le primaire. Dans le secondaire, on a un enseignant pour 11 élèves, c'est un record mondial. Théoriquement, les classes devraient être de 20 élèves avec le nombre de professeurs dont nous disposons. Dans le primaire, il n'y a pas de tension. Quand Jules Ferry a fait la réforme de l'école, il a eu l'idée de génie de créer une école normale par département, pour gérer au plus près les gens. La République, ce n'est pas la centralisation. Au début, le secondaire a été centralisé parce qu'il n'y avait que quelques dizaines de lycées. Et on a gardé cette centralisation malgré la massification. Vous allez voir, la situation s'améliorera dès l'an prochain, grâce à la déconcentration. Il y aura des tiraillements ici ou là, mais dans la plupart des cas, les choses vont s'ajuster correctement.
Libération : Tout se passe comme si la crise actuelle vous permettait d'accélérer la réforme.
Claude Allègre : Ce n'est tout de même pas moi qui ai suscité la crise pour accélérer la réforme. Mais vous ne me voyez absolument pas tétanisé. Quand je dis que les élèves ont raison, je suis sincère, pas tactique. Ce qui n'est pas normal, c'est que des lycéens n'aient pas de profs. Moi, je leur donne raison. On me demandait ce matin si j'allais prendre la tête de la manif. J'ai répondu : je me déguiserais dans ce cas-là, et je défilerais avec une pancarte : « Oui à la déconcentration. »