Texte intégral
Le Figaro Magazine : 16 décembre 1995
Catherine Nay : Comment avez-vous réagi en entendant le Premier ministre prononcer le mot négociation ?
Jacques Barrot : La négociation sur ce qui est négociable a toujours été ouverte et, pour ma part, je n’ai cessé de discuter avec les syndicats. Si ce mot s’avérait être le « sésame », Alain Juppé se devait de l’employer : il l’a fait.
Catherine Nay : À l’heure où nous parlons, le conflit gréviste-gouvernement se prolonge encore. Aurait-on pu, par une meilleure pédagogie de la réforme, éviter cette crise ?
Jacques Barrot : C’est vrai qu’il faut beaucoup de pédagogie pour préparer ces sociétés complexes aux adaptations nécessaires. Mais il n’existe pas de méthode idéale. Il ne suffit pas d’expliquer, il faut être compris. Il faut arriver à se mettre sur la même longueur d’ondes. Sinon, pour sortir du statu quo et de l’immobilisme, on risque à tout moment le conflit. Pour que le courage social fasse gagner la réforme, il faut beaucoup payer de sa personne.
Catherine Nay : Certains disent qu’Alain Juppé aurait dû faire plus tôt les concessions qu’il a consenties, notamment vis-à-vis de la SNCF. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Barrot : À tant faire de s’interroger sur le passé, on pourrait utilement se demander pourquoi les gouvernements précédents ont repoussé certaines discussions, au sein d’une SNCF qui souffre depuis longtemps d’un grave déficit de dialogue social. Là est la vraie raison de la gravité du conflit d’aujourd’hui.
Catherine Nay : D’autres avancent que donner autant de gages aux cheminots signifie que, dès qu’une grève s’installe, les pouvoirs lâchent. Ils disent encore qu’on ne touchera plus avant quinze ans aux régimes spéciaux.
Jacques Barrot : C’est plus facile de donner des leçons de l’extérieur que de trouver, au cours d’une crise de confiance des français en leur avenir, comment préserver la nécessaire fermeté, sans donner le sentiment de la fermeture. Comment adapter le rythme de certaines réformes, pour savoir maintenir celui des autres, plus prioritaires encore ? Le Gouvernement a, je crois, fait le choix du possible.
Catherine Nay : Comme ministre chargé du dialogue social, que retiendrez-vous de vos rencontres avec les syndicats ?
Jacques Barrot : Ces rencontres me confirment dans la conviction que plus la société bouge, plus les adaptations sont difficiles. Il faut se parler, mais la démocratie politique, ont besoin de faire reculer la langue de bois, les grands propos symboliques… Responsables syndicaux comme responsables politiques doivent être beaucoup plus proches des questions quotidiennes que se posent leurs compatriotes, et mieux connaître dans le concret les problèmes. Sinon, ce sera la montée des populismes et des extrémismes.
Catherine Nay : Comment jugez-vous leur comportement ? Celui de Louis Viannet ? De Marc Blondel ? De Nicole Notat ?
Jacques Barrot : Derrière chaque dirigeant, il y a toujours une personne avec son tempérament, qui donne au tête-à-tête, même s’il se situe en plein conflit, une dimension humaine. Si les Français pouvaient assister en direct à ces rencontres, peut-être se feraient-ils plus facilement leur opinion sur les personnes, mais sûrement s’étonneraient –ils de la manière virulente dont certaines positions s’expriment à l’extérieur !
Catherine Nay : Et avec l’opposition, qui avait déposé cinq mille amendements pour s’opposer au projet de loi d’habilitation qui autorise le Gouvernement à recourir aux ordonnances ?
Jacques Barrot : L’obstruction parlementaire est un jeu archaïque que, personnellement, je n’ai jamais pratiqué. En l’occurrence, nous avons néanmoins réussi, sous la présidence très efficace de Philippe Séguin, à avoir des débats intéressants et approfondis, pendant les trente-neuf heures de discussion qui ont eu lieu… Ce qui prouve, s’il en était besoin, que le Gouvernement a fait preuve de patience et d’écoute – autant que faire se pouvait – face à des procédés d’opposition archaïques.
Catherine Nay : Le Premier ministre a dit qu’il était prêt à réunir tous les partenaires sociaux dans un grand sommet social. Que peut-il bien en sortir pour l’emploi, l’insertion des jeunes et la réduction du temps de travail ?
Jacques Barrot : Notre premier devoir est de ne pas laisser le pays dans la crise. Le Gouvernement a pris ses responsabilités, en espérant que ses partenaires prendront les leurs. Mais il faudra une sortie de crise qui débouche sur un espoir. Dès que les premiers signes de détente vont apparaître, nous allons nous retrouver pour recentrer le dialogue social sur les perspectives d’avenir de l’emploi, et notamment de l’emploi des jeunes, et pour discuter de l’aménagement et de la réduction du temps de travail… Quelques signaux forts sur ce sujet permettraient à la société française de retrouver l’espoir.
Catherine Nay : Seriez-vous favorable à une relance de la consommation ? Si elle est souhaitable, est-elle possible ?
Jacques Barrot : La consommation souffre d’abord de la peur devant l’avenir, que nourrit le chômage de longue durée et celui des jeunes. Mais nous nous y sommes attaqués : il faut accroître les efforts dans cette direction, en demandant au employeurs de pratiquer un véritable devoir d’insertion.
Catherine Nay : Le Premier ministre voudrait que la France soit un pays sérieux et heureux. Que doit-il faire pour qu’il soit les deux ?
Jacques Barrot : La vérité, tous les jours, la vérité d’abord si on veut des citoyens sérieux, convaincus que chacun doit prendre sa part dans un effort national juste. Mais aussi le renouveau d’une fraternité, qui naît du sentiment que l’on appartient à un peuple qui a de formidables chances pour l’avenir, s’il joue « groupé, en surmontant ses corporatismes.
Le Figaro : 21 décembre 1995
Le Figaro : Quels enseignements tirez-vous de cette longue crise ?
Jacques Barrot : Il faut procéder à l’analyse en profondeur de cet état de tension. Il y a eu un certain nombre de facteurs circonstanciels. Mais il y a des causes plus profondes, notamment cette angoisse diffuse qui est nourrie par la peur des efforts d’adaptation qu’exige la compétition mondiale, et plus encore par la crainte pour l’avenir des jeunes qu’entretient un taux de chômage beaucoup trop élevé en France.
Pour répondre à ces angoisses, je crois qu’il faut à la fois beaucoup plus de proximité avec les Français de la part des responsables, un dialogue très soutenu entre catégories sociales et l’espérance d’un projet collectif : il existe une chance et un chemin du succès pour la France.
Dans l’immédiat, on doit pouvoir sortir du malentendu social de ces dernières semaines, mais, comme le souhaite Alain Juppé, notre ambition doit aller au-delà : trouver à partir de cette crise un moyen de renouveler le pacte social et de développer le dialogue social à tous les nouveaux.
Le Figaro : Mais comment négocier avec des partenaires aussi divisés et instables qu’ils le sont en France, comme vient encore de le montrer ce conflit ?
Jacques Barrot : Nous nous appuierons d’abord sur le renouveau contractuel qui a marqué l’année 1995 : les partenaires sociaux ont réussi à signer plusieurs accords novateurs, et je pense notamment à celui de septembre sur les cessations d’activité anticipées en échange d’embauches.
Il a par ailleurs été prévu en début d’année un rendez-vous biannuel des partenaires sociaux. Nous verrons aujourd’hui si et comment on peut greffer autre chose à partir de ces deux éléments.
Mais le dialogue doit aussi être réactivé à tous les échelons : ce conflit a bien montré que la France manque d’espaces de dialogue décentralisés. Cela étant, il faut que le Gouvernement lui aussi se mette de manière plus constante en position de dialogue et de négociation.
Le Figaro : Est-ce une critique implicite de la manière dont les réformes ont été préparées ?
Jacques Barrot : Je constate, et cette observation s’adresse à tous les Gouvernements, que nous n’avons pas pris suffisamment l’habitude en France de ces longs dialogues préparatoires qui ont donné des résultats, notamment outre-Rhin.
Cela ne signifie pas qu’il y a une méthode absolue pour éviter le conflit. Celui-ci est d’ailleurs parfois nécessaire, mais l’avantage d’un bon dialogue préparatoire est justement de bien circonscrire l’objet du conflit. Ce qui est déroutant dans la crise actuelle, c’est de voir fuser des revendications de toutes sortes, dont certaines sont justifiées, mais d’autres incompréhensibles.
Le Figaro : Vous citez l’exemple de l’Allemagne. Mais nos partenaires sociaux ne sont pas du tout de la même trempe.
Jacques Barrot : Face aux pouvoirs publics, il est naturel que les partenaires assurent la défense des légitimes de ceux qu’ils représentent. Mais, aujourd’hui, le syndicalisme français doit encore élargir son écoute de ceux qui n’ont pas de travail, des plus fragiles, des jeunes qui frappent à la porte des entreprises. C’est le seul moyen pour lui de prendre toute sa place dans une vie nationale plus complexe, où il faut inventer l’avenir et imaginer des solidarités nouvelles : la simple défense des droits acquis ne doit pas empêcher l’émergence des droits à venir.
C’est vrai pour le syndicalisme ouvrier, c’est vrai aussi pour les employeurs, qui ne peuvent se contenter d’avoir une vision fragmentaire, voire corporatiste de leur rôle.
Le progrès social de la nation ne peut s’entendre à long terme que d’un progrès collectif. Il y a des moments où une défense exacerbée des positions catégorielles est contraire à l’intérêt collectif. Il y a une exigence de mutation qualitative du syndicalisme français : il lui faut réussir à concilier la défense de ses adhérents avec l’intérêt général, faite de quoi on ouvrira la voie à une société néo-libéral pure et dure dans laquelle seules se feront entendre des coordinations purement catégorielles au détriment des plus faibles.
Le Figaro : Le CNPF estime cependant que, dans un pays moderne, les problèmes sociaux ne doivent pas être traités au niveau tripartite.
Jacques Barrot : Le patronat a raison et tort. L’entreprise est une communauté de personnes qui peuvent, par le dialogue direct, construire un projet d’ensemble économiquement viable et socialement satisfaisant. L’État n’est pas qualifié pour le faire à sa place.
Mais le patronat aurait tort d’oublier que, dans l’économie sociale de marché, l’État est garant d’une solidarité plus large. L’État a mission de le rappeler aux partenaires sociaux de l’entreprise et de les accompagner quand cela est nécessaire. Dans l’économie sociale de marché, il y a un devoir d’insertion de la jeune génération, et cette partition-là ne peut être mise en œuvre qu’à trois.
Le Figaro : Il reste que, en centrant le sommet social sur l’emploi et la réduction du temps de travail, vous évitez de parler de ce qui a été le facteur déclenchant du conflit, le plan Juppé.
Jacques Barrot : Non, les facteurs déclenchants ont été la réforme des régimes spéciaux de retraite et le contrat de plan SNCF. Ils ont été retirés, il n’y a donc pas lieu d’en parler.
Croyez-vous vraiment que, en centrant le sommet sur la priorité sociale qu’est l’emploi, on le détourne des préoccupations des Français ? Dans beaucoup de familles, à Noël, le vrai sujet d’inquiétude et de conversation sera le sort des jeunes qui ont quitté l’école en juin dernier ! Je peux vous dire qu’à Montbéliard les syndicalistes que j’ai rencontrés il y a quelques jours m’ont présenté nombre de revendications, sur les salaires, les retraites, avant de m’avouer que ce qui comptait vraiment pour eux, c’est l’entrée de leurs enfants dans l’entreprise. Si nous avions des perspectives très fortes de croissance, on pourrait peut-être se passer de cette mobilisation que le sommet doit affirmer. Mais nous savons que le premier trimestre de 1996 va être très difficile : une moindre croissance, ce sont moins de créations d’emplois. Si notre rencontre d’aujourd’hui peut transformer la crise sociale en une mobilisation pour l’emploi, nous n’aurons pas perdu notre temps.
Le Figaro : Mais vous envisagez de parler notamment de l’aménagement et de la réduction du temps de travail. Ne risquez-vous pas d’interférer dans le processus contractuel en cours ?
Jacques Barrot : Nous savons par expérience que rien ne vaut une réduction négociée au sein de l’entreprise, voire la branche : c’est le vrai moyen de réussir à la fois l’accroissement de la productivité et l’embauche supplémentaire.
Mais il y a des moments où il faut savoir accélérer une négociation : le sommet devrait nous permettre de trouver les voies et les moyens de cette accélération. Le Gouvernement n’a pas l’intention de devancer les partenaires sociaux, mais il se doit d’être attentif au rythme des négociations ainsi qu’à leurs résultats ; et il veut se donner les moyens de les accompagner par des incitations, comme cela a déjà été fait, et éventuellement le moment venu par des simplifications législatives. Il me semble, par exemple, que, sous certaines conditions, le développement du temps partiel choisi peut aider à traverser cette période de croissance plus lente.
Le Figaro : Et ce qui fait le cœur du plan Juppé, la réforme de la Sécurité sociale, vous n’en parlez pas du tout ?
Jacques Barrot : Nous serons amenés à consacrer la méthode engagée, dont vous me permettrez de souligner l’originalité. Il s’agit d’offrir aux partenaires sociaux un dialogue permanent, précis, assuré par un et sans doute plusieurs personnalités compétentes.
J’ai baptisé ces rencontres ateliers, car bien des volets des trois ordonnances qui vont engager les réformes structurelles sont encore à mettre au point : par exemple l’architecture des caisses, leur liaison avec l’État ou la mise en place au niveau régional de nouveaux instruments de gestion hospitalière. Il nous faut donc forger ensemble les bons dispositifs, les outils de pilotage, l’articulation des responsabilités. C’est au prix de ce travail, qui n’a rien à voir avec des discussions formelles, que nous pourrons préserver les principes fondateurs de la Sécurité sociale en la modernisant.
Le Figaro : Il n’y aura donc que trois ateliers…
Jacques Barrot : Pas du tout. Le Gouvernement vient de charger Jean Marmot, un expert de la Sécurité sociale, de recevoir tous les partenaires sociaux pour inventorier le périmètre de chacun des ateliers qu’il convient d’établir. Ce sera à lui de nous faire des propositions précises, et de nous dire s’il souhaite pour certains sujets être relayé par d’autres personnalités qualifiées. Bien entendu, ce travail exploratoire s’achèvera dans un dialogue avec Hervé Gaymard et moi-même. L’idée est que ces ateliers puissent fonctionner dès janvier.