Interviews de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à France 3 le 11 décembre 1995 et Europe 1 le 22, sur les positions du PS face au plan de réforme de la Sécurité sociale, le sommet social et les propositions du PS pour l'emploi (réduction du temps de travail et augmentation des salaires).

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Média : Emission Journal de 19h - Europe 1 - France 3 - Télévision

Texte intégral

France 3 : lundi 11 décembre 1995

Elise Lucet : Avez-vous le sentiment que les concessions faites hier soir par A. Juppé soient à la mesure de ce conflit ou est-ce trop tard ou trop peu ?

Lionel Jospin : Il y a eu du temps qui a été perdu, ça c’est clair. Par ailleurs, mon sentiment est que lorsque l’on est face à un mouvement de cette force, de cette ampleur, je dirais même de cette profondeur, le moins que l’on puisse faire au gouvernement c’est d’y répondre soi-même avec netteté, avec clarté. Le pire serait de donner l’impression à tous ceux qui sont engagés dans ce mouvement que l’on utilise la ruse. A cet égard, tout n’est pas très clair. Il y a eu des pas en arrière. Bien. Mais on a l’impression que le gouvernement n’a pas renoncé à ses projets mais qu’il les suspend. Je crois que cela n’entraîne pas la confiance.

Elise Lucet : Quand certains syndicats réclament, ce soir, le retrait total du plan Juppé sur la Sécurité sociale, est-ce, d’après vous, une attitude responsable ?

Lionel Jospin : J’ai cru entendre les leaders des principaux syndicats dirent qu’ils ne faisaient pas du retrait un préalable.

Elise Lucet : La CGT encore ce soit…

Lionel Jospin : J’ai entendu L. Viannet dire que ce serait l’idéal. Il avait l’air donc d’établir une distinction entre l’idéal, le réel et le possible. Ce qui est sûr, c’est qu’à mon sens, et là je ne veux pas là encore me substituer à un mouvement qui est en cours, il faut une mise à plat. Il faut une mise à plat et que tout puisse être négocié. Cette marche forcée par le 49.3 et les ordonnances crée un climat d’incertitude. Et je pense aussi que la manifestation de demain ou les rassemblements de demain seront considérables parce que les gens ont l’impression, et à juste titre, que ce gouvernement ne reconnaît que les rapports de force, qu’il ne sait pas négocier lui-même, prendre des initiatives, se situer à la hauteur des problèmes.

Elise Lucet : Etes-vous pour cette réforme de la protection sociale ou pas ? Etes-vous pour ou contre les principes qui restent dans cette réforme, à savoir le débat du budget au Parlement, le remboursement de la dette et la réforme hospitalière ?

Lionel Jospin : Je me suis exprimé de la façon la plus claire sur cette question et donc je redis quelle est ma position. Je suis opposé aux prélèvements et en particulier à l’injustice de ces prélèvements qui frappent les salariés, les assurés sociaux, les retraités et les chômeurs. Je suis favorable à la maîtrise des dépenses de santé et sceptique sur la capacité du gouvernement de la conduire. A condition qu’il ne s’agisse pas pour les hôpitaux, par exemple, de le faire en fixant des taux de progression uniformes ou par des mesures telles que le forfait hospitalier. Je ne suis pas d’accord sur plusieurs des modalités mais qu’il faille maîtriser des dépenses de santé, je pense que oui et je l’ai dit dans ma campagne au moment où J. Chirac et A. Juppé disaient le contraire. Enfin, je suis inquiet devant les projets de réforme structurelle de la Sécurité sociale car je veux bien d’un paritarisme rénové, élargi par exemple à la mutualité, d’un rôle accru du Parlement, mais je ne veux pas d’une étatisation de la Sécurité sociale. Mais il y a bien d’autres questions qui sont en jeu maintenant. Quand un mouvement se développe avec cette force, que des centaines de milliers, des millions d’hommes et de femmes se mettent en jeu et en mouvement, ils disent beaucoup plus sur leur vie, sur leurs craintes, sur leurs espérances et donc maintenant d’autres questions sont posées, pas simplement la question de la retraite et des annuités, pas simplement celle des régimes spéciaux.

Elise Lucet : Est-ce que vous n’êtes pas en train de dire finalement que cette crise est en train de devenir une crise politique ? Or on a eu l’impression, depuis le début de ce conflit, que vous n’aviez pu craindre à un certain moment que cela devienne une crise politique avec peut-être des conséquences politiques ? D’ailleurs est-ce que les partielles d’hier vous ont rassuré ?

Lionel Jospin : Ne mélangeons pas tout. Quand on est face à un immense mouvement comme celui-ci, on a envie de se situer d’abord par rapport à ce mouvement et la nécessité d’y trouver une solution rapide dans le sens de l’intérêt général du pays, dans le sens des revendications de ceux qui se sont mis en mouvement et puis en tenant compte des problèmes des Français. En même temps, le suffrage universel, cela reste très important et dans ces élections partielles, puisque vous m’invitez à en parler, qu’est-ce que l’on a vu ? On a vu une sanction citoyenne s’ajouter à une protection sociale, protestation sociale – pardonnez le lapsus compte tenu de l’air du temps. Donc cela a été très important. L’opinion s’est retournée et a sanctionné vigoureusement le gouvernement et a soutenu nos candidats ou les candidats que nous soutenions nous-mêmes. Mais je veux revenir à ce mouvement, A. Juppé l’a fait, des questions comme la diminution de la durée du travail. Il nous dit qu’il n’a pas peur du mot, comme il n’avait pas peur du mot négociation qu’il n’a pas utilisé pendant plusieurs jours. Et moi, pendant ma campagne présidentielle, j’avais dit qu’il fallait une conférence salariale nationale pour poser la question des salaires. J’avais dit qu’il fallait engager une grande discussion avec les partenaires sociaux sur la diminution de la durée du travail, c’est-à-dire que je proposais d’entrée de jeu que l’on traite ces questions de fond. Et on a l’impression qu’elles sont évoquées par le gouvernement à l’occasion d’un conflit social qui d’ailleurs, au moment où nous parlons, n’est toujours pas terminé.

Elise Lucet : Vous avez posé une motion de censure, est-ce que c’est un rejet d’A. Juppé plus que de son plan de réforme ?

Lionel Jospin : Non, il s’agit, pour les socialistes, le Mouvement des citoyens, les radicaux, les communistes, de marquer que nous n’acceptons pas que le gouvernement procède par ordonnances. Et il invoque le 49.3 puisque nous avons déposé effectivement des milliers d’amendements pour marquer notre refus de procéder ainsi.

Elise Lucet : Est-ce que ce n’est quand même pas faire de l’obstruction.

Lionel Jospin : Mais d’abord vous savez très bien que dans d’autres circonstances, l’opposition devenue majorité a procédé de même. Je veux être très clair, si les propositions d’A. Juppé, que nous n’approuvons pas, étaient sous forme de projet de loi, de projet du gouvernement, débattu normalement à l’Assemblée, nous ne ferions pas obstruction et nous participerions à la discussion. Puisque le gouvernement veut dessaisir le Parlement de ses droits pour aller vite, et cela inquiète légitimement les hommes et les femmes qui sont dans le mouvement parce qu’ils se disent qu’il veut presser les choses et donc qu’il a déjà décidé, alors effectivement nous avons fait une obstruction parlementaire. Comme il dépose le 49.3, nous déposons une motion de censure. Celle-là ne sera pas votée mais à l’occasion des élections législatives, il y a aussi une autre petite motion de censure qui a été votée dans le pays par les électeurs là où ils se sont exprimés. Il y aura un puissant mouvement demain et il faut que le gouvernement recule, accepte de négocier sinon il va maintenir le blocage et cela sera de sa responsabilité.


Europe 1 : vendredi 22 décembre 1995

O. de Rincquesen : Quelle appréciation portez-vous le sommet social qui s’est arrêté dans la nuit ?

Lionel Jospin : Je trouve que c’est bien que l’on se soit reparlé. Je veux dire que les dirigeants syndicaux aient été enfin reçus par le Premier ministre pour débattre d’un certain nombre de sujets. Mais enfin, c’est quand même un sentiment de déception. On ne sait pas bien ce qu’est cette journée. Elle n’est ni une façon de solder un puissant mouvement social, ni même une façon de relancer ou d’ouvrir une dynamique. C’est entre les deux et donc, peu d’enthousiasme.

O. de Rincquesen : Il y a quand même les éléments de la relance de l’activité économique, les éléments du soutien à une politique de l’emploi.

Lionel Jospin : Vous savez le contexte économique est peu favorable. On va vers la croissance zéro. La consommation des ménages baisse. La croissance est arrêtée. Les recettes fiscales se réduisent. Et donc, il faudrait relancer l’activité. Dans le même temps, on a des attentes sociales fortes que ce mouvement puissant a montré. Il aurait donc fallu, ou il faudrait, un choc. Et ce sommet n’est pas un choc.

O.de Rincquesen : Vous souhaitez hier une conférence salariale et on a pas parlé des salaires.

Lionel Jospin : Cela, c’est une proposition que j’avais faite dès ma campagne présidentielle en disant qu’il faudrait parler des salaires. Je crois qu’on ne peut pas parler relance de la croissance de la consommation sans poser la question salariale, même s’il faut la poser naturellement de façon maîtrisée, c’est-à-dire en tenant compte des contraintes économiques. Ça n’est absolument pas fait. Et ça n’est pas en disant à un certain nombre de Français : bon ben voilà, vous pouvez prendre dans votre épargne pour consommer, et on va rendre cela techniquement plus facile, qu’on va créer un choc nouveau parce qu’on ne crée pas de pouvoir d’achat nouveau. On dit aux Français : vous transférez. Donc au fond, il n’y a rien dans ce sommet qui soit susceptible de créer un effet d’impact et de relance économique.

O. de Rincquesen : Mais pour les salaires, vous admettrez qu’une majoration des salaires, il y a déjà eu un coup de pouce sur le SMIC. Une nouvelle poussée des salaires n’aurait pas forcément non plus facilité la reprise de l’activité économique pour les entreprises qui viennent de voir leurs charges augmenter.

Lionel Jospin : Les entreprises depuis trois ans, depuis le gouvernement Balladur, ont vu leurs charges réduites par une série de mesures de diminution des charges pour les inciter en principe à employer davantage. Donc ça n’aide pas la situation réelle. Je crois au contraire que la question de la consommation des ménages qui baisse, que la question de la demande, et donc que la question salariale doit être une question qui doit être affrontée. Cela ne veut pas dire une augmentation générale et non maîtrisée des salaires, mais que cette question devrait être posée au centre de la politique économique. Elle ne l’est pas et c’est un des reproches essentiels qu’on peut faire à ce sommet.

O. de Rincquesen : A entendre J. Delors, il n’y avait pas lieu justement de discuter des salaires dans ce genre de sommet social.

Lionel Jospin : Je ne sais pas, je n’ai pas entendu J. Delors. J’ai lu ce qu’il a écrit dans le Nouvel Observateur. Mais sinon, je n’ai pas entendu qu’il ait dit cela. En tout cas, je vous donne mon point de vue.

O. de Rincquesen : Alors, est-ce que les mesures sur l’emploi trouvent grâce à vos yeux ? Est-ce que vous ne pouvez pas reprendre à votre compte le devoir national d’insertion des jeunes ?

Lionel Jospin : Devoir national d’insertion des jeunes, naturellement. Cela, c’est une exigence pour tous. Simplement, là aussi, c’est la même méthode. On ne change rien. Et qu’est-ce que dit le gouvernement ? Il dit : il y a eu un accord interprofessionnel le 31 octobre entre les patrons et les syndicats au prix de l’annulation des horaires de travail, un effort de création d’emplois. Eh bien, il faut généraliser cela avec pour objectif ou pour espérance d’insérer sous des formes d’ailleurs diverses, parce que très souvent ce sont des stages en réalité, de l’insertion dans l’entreprise, et non pas des emplois, pour insérer 250 000 jeunes. L’objectif est louable, mais là encore, il n’y a rien de nouveau. On dit : il y a un accord signé par les syndicats et le patronat, eh bien, généralisez cet accord ou appliquez-le vivement. Mais le gouvernement lui-même n’apporte rien qui lui soit propre et qui crée une dynamique ?

O. de Rincquesen : Et sur le temps de travail, alors, est-ce qu’il y a quelque chose qui trouve grâce à vos yeux ?

Lionel Jospin : Sur le temps de travail, c’est bien de ça dont il s’agit. La diminution de la durée du travail, avec l’accord interprofessionnel. Je pense qu’on se demande au fond pourquoi la proposition de C. Millon, faite en Rhône-Alpes, n’a pas été proposée au Premier ministre et qu’il la généralise.

O. de Rincquesen : Alors, les 32 heures payées 35 que propose C. Millon, effectivement, est-ce que vous pensez que ça c’est une solution ?

Lionel Jospin : D’abord je remarque que si c’est 32 heures payées 35, comme la durée légale du travail est aujourd’hui de 39 heures, ça veut dire qu’on estime que les salariés peuvent perdre 4 heures. Moi, je ne crois pas que les salariés qui ont des salaires de 7 000, 8 000, 9 000 ou 10 000 francs, ou même plus, puissent accepter dans une négociation sur la durée du travail, de perdre 4 heures en pouvoir d’achat par semaine. Ce n’est certainement pas impossible. Simplement, on se demande pourquoi, tout d’un coup, un ministre du gouvernement, par ailleurs président de région, le même jour que le sommet, fait cette proposition. Là encore, on a l’impression qu’il n’y a pas d’harmonie et d’unité au sein de cette majorité.

O. de Rincquesen : Alors on continue avec le financement de l’assurance-maladie par la CSG élargie. Est-ce que là ça vous semble de nature à rétablir l’équilibre des comptes de l’assurance-maladie ?

Lionel Jospin : Nous avons été favorable, nous-mêmes, et nous avons créé la CGS, favorables à un transfert progressif des cotisations d’assurance-maladie fondées sur le seul salaire, sur une cotisation plus large touchant l’ensemble des revenus, et notamment, les revenus du capital. Donc, je ne critique pas cette mesure. Mais je constate que si l’on réagit en terme de pouvoir d’achat, en termes d’impact sur la croissance, c’est neutre. Parce que de toute façon, on va alléger sur les salaires pour créer une cotisation supplémentaire. Donc la démarche n’est pas mauvaise, mais elle en va pas créer d’impact sur l’économie.

O. de Rincquesen : A. Juppé vous semble-t-il avoir surmonté l’épreuve de la crise sociale que nous venons de vivre ?

Lionel Jospin : Je n’en sais rien. Ce que je constate à l’occasion de ce sommet, c’est qu’en tout cas c’est toujours la même méthode qui est utilisée par le Premier ministre. Et elle me surprend à chaque fois. Au fond, on pourrait penser qu’un sommet sert à un Premier ministre, surtout après un mouvement de cette ampleur, de cette signification, à avancer des propositions, mais que ces propositions soient ensuite discutées et qu’elles soient modifiées et que l’on débouche par une confrontation, une vraie négociation, sur quelque chose de différent. Or, quand vous voyez le résultat du sommet ce matin, vous y retrouvez ce qu’il y avait dans les dépêches d’agence d’hier, avant que le sommet ne commence. C’est-à-dire que le Premier ministre propose et puis, ensuite, la négociation, la discussion, ne sert à rien, il dispose.

O. de Rincquesen : Autrement dit, on aurait fait un sommet pour rien ?

Lionel Jospin : Non, ça n’est pas ce que je veux dire. Parce que j’ai dit : c’est bien qu’on se soit paré. Ce que je veux dire, c’est qu’il me semble qu’un sommet devrait servir à ce que les partenaires soient pris en compte dans leurs propositions. Et là, ça n’est pas le cas. Ce qui a été décidé se retrouve à la fin du sommet et c’est le Premier ministre, lui-même, qui en plus fait les commentaires pour dire que c’est positif.

O. de Rincquesen : Quelle lecture faites-vous de la crise qu’on vient de vivre ? Est-ce que c’est la crise féconde, ou bien est-ce que les socialistes, comme l’a dit H. Emmanuelli dans La Croix, hier, ont été un peu « faux-culs » ?

Lionel Jospin : Là vous mélangez deux dimensions. Je crois que c’est une crise féconde. Nous avons tous compris que ce qui était posé par les salariés qui se sont mis en mouvement, par tous ceux qui, dans la population, les ont appuyés ou suivis, notamment dans les manifestations, étaient des questions qui touchaient à l’intérêt. Les Français, d’ailleurs, en ont conclu, très très largement dans un sondage, qu’ils pensaient que la réforme était possible en France si la réforme n’était pas la régression sociale, mais restait bien, comme dans toute notre histoire, le progrès social, si on était capable aussi de bien la proposer et de bien la négocier.

O. de Rincquesen : Alors est-ce que les socialistes ont couru après la crise et ses acteurs ? Est-ce qu’ils ont été « faux-culs » comme le dit H. Emmanuelli ?

Lionel Jospin : Je crois qu’ils se sont situés comme il convenait, c’est-à-dire, solidaires d’un mouvement, le respectant, respectant ceux qui le conduisaient. Nous n’avons pas à être des tuteurs du mouvement social, donnant les enjeux politiques. Les élections partielles, par exemple, pendant toute cette période, sont venues manifester que nos concitoyens approuvaient notre attitude.

O. de Rincquesen : Il n’y a pas eu de retard à l’allumage ? C’est aussi d’H. Emmanuelli…

Lionel Jospin : Vous savez, le problème, ça n’est pas de réagir trop vite à l’allumage pour aller dans le mur. Le problème, c’est de conduire son véhicule avec sécurité, en se fixant des objectifs et en transportant les passagers avec suffisamment de confort. C’est une leçon qui est valable pour tous, pour les Premiers ministres, comme pour les leaders d’opposition.

O. de Rincquesen : Et les Guignol de Canal + continuent de faire de vous un fantôme ou un ectoplasme. Est-ce que vous êtes ectoplasmique ou fantomatique ?

Lionel Jospin : Je crois que ça signifie que c’est la caricature, qui est ectoplasmique ou fantomatique. Ils ont du mal… Je ne suis pas finalement un homme qu’on caricature si bien.