Déclaration de M. Charles Millon, ministre de la défense, sur la réforme de l'OTAN, les nouveaux rapports de la France avec l'OTAN et le rôle de l'UEO pour l'identité européenne de défense, Paris le 19 décembre 1995.

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Circonstance : Conférence à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN) à Paris le 19 décembre 1995

Texte intégral

Je suis venu, aujourd'hui, évoquer devant vous la sécurité européenne. Pourquoi avoir choisi ce sujet, qui tend, malgré son importance, à devenir un passage obligé de tout discours officiel en matière de défense, avec ses formules rebattues, parfois ses voeux pieux, toujours ses non-dits

La première raison est simple : c'est que le débat est loin d'être clos. Le tremblement de terre géostratégique de 1989, dont l'Europe est l'épicentre, continue de produire ses effets. Pendant la guerre froide, l'Europe dominée, dans sa partie orientale, par l'URSS et largement dépendante, dans sa partie occidentale, de la protection américaine, n'était guère plus qu'un témoin de l'histoire. Capable de développer une dynamique économique et commerciale sans précédent, elle n'avait pas la stature politique qu'elle a seulement commencé à construire à partir de 1990.

Aujourd'hui, nous sommes toujours en train de vivre cette révolution qui change du tout au tout, les données de la sécurité européenne. Rien n'a véritablement fini de se décanter. Après la chute du mur de Berlin, notre première réaction avait été de tenter de rebâtir aussitôt une architecture de sécurité adaptée à la nouvelle donne. L'accélération de l'histoire a eu tôt fait de nous montrer la vanité de nos efforts.

Tant que l'Union européenne se construisait à 6, à 9, voire à 12, nous maîtrisions les modalités d'élargissement ; dès lors qu'elle se conçoit jusqu'à 27, voire davantage, nous ne sommes plus seulement confrontés à une modification de rythme ou de perspective, mais à un profond changement de nature.

L'UEO, avec ses 10 membres pleins et ses 17 membres associés, observateurs et partenaires associés, n'a plus grand chose à voir avec cette institution dont le Conseil sommeillait à Londres et que nous nous sommes efforcés de revitaliser au début des années 80.

L'OTAN elle-même, qui était structurée autour de la mission précise de faire face à la menace soviétique, a vu sa justification remise en question. Elle s'est entourée de nombreux partenaires associés, pour la plupart, ses anciens adversaires d'hier ; elle vient de s'engager, depuis quelques jours, dans la première campagne militaire d'envergure de son histoire. Cette opération nous aurait paru inimaginable il y a peu.

De même, que penser d'une institution telle que la CSCE devenue l'OSCE ? Si chacun reconnaît à sa juste mesure le rôle historique qu'elle a joué, on serait cependant bien en peine, aujourd'hui, de fixer son destin, même si ce cercle des 54 États de la nouvelle Europe garde une importance évidente.

Enfin, l'effondrement du Pacte de Varsovie pose en termes complètement nouveaux la question du rôle de la Russie dans la sécurité européenne, qui constitue l'un des enjeux majeurs de notre époque. Essentiellement conçues pour lui foire face, nos institutions internationales peuvent-elles nous permettre de vivre avec ce grand pays dont les liens culturels et historiques avec le reste de l'Europe sont si forts ?

Une fois passé le choc initial de 1989, nous avons réappris la patience. Nous savons que les choses ne se clarifieront ni ne s'ordonneront en un jour. Sans réduire nos ambitions, il nous faut chercher à les satisfaire avec pragmatisme. C'est dans cet esprit que la France aborde les grands thèmes de sa politique de défense, qu'il s'agisse de sa position dans l'Alliance atlantique et dans l'UEO, ou de ses relations bilatérales avec ses grands partenaires que sont l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis et la Russie. Face à ce paysage européen incertain et changeant, nous sommes tous, d'une certaine façon, des Fabrice à Waterloo, car l'Histoire, bien souvent, passe inaperçue. Aussi vais-je tenter de repérer avec vous quelques lignes de forces qui sont en train de s'affirmer.

Plusieurs événements récents ont revêtu une importance historique particulière que le brouhaha de la conjoncture a peut-être relégué trop vite à l'arrière-plan :

- le 30 octobre, le sommet franco-britannique a donné une impulsion, que j'espère décisive, à la coopération nucléaire entre nos deux pays et leur a permis d'affirmer la communauté de leurs intérêts vitaux. Au conseil ministériel de l'OTAN, le 5 décembre, et au sommet franco-allemand le 7 décembre, a débuté un renouvellement profond des perspectives de la sécurité européenne. À Paris, le 14 décembre, la signature d'un traité de paix a mis fin, je l'espère définitivement, à quatre ans d'une guerre qui hantera longtemps nos mémoires et nos consciences. À l'heure même où je vous parle, s'engage pour l'Alliance et l'Europe une opération militaire sans précédent depuis un demi-siècle.

Permettez-moi de reprendre ces différents volets.
Vis-à-vis de l'Alliance atlantique, la France a annoncé le 5 décembre trois initiatives majeures :

– dorénavant, le ministre de la défense pourra participer régulièrement, aux côtés de ses collègues, aux travaux de l'Alliance ;

– notre pays est disposé à reprendre sa place au Comité militaire ;

– nous entendons améliorer nos relations de travail avec le SHAPE et les commandements subordonnés de l'OTAN.

Quel est le sens de ce geste ?

Avant de répondre à cette question, je tiens à souligner qu'il ne s'agit pas d'un retour. La France ne fait pas amende honorable. En revanche, elle prend acte des nouvelles circonstances et des changements qui en résultent pour l'Europe et pour une institution telle que l'OTAN. Elle constate que certains de ses principes traditionnels ont perdu leur point de référence essentiel, c'est-à-dire la confrontation est-ouest. J'ajoute que la décision que nous venons d'annoncer est un point de départ. Il ne s'agit pas de repousser la limite autrefois fixée à notre participation. Au demeurant, pour la suite la question sera moins de savoir si nous entendons participer à telle ou telle instance que de décider des thèmes dont nous souhaitons débattre avec nos partenaires. Notre objectif, c'est de participer sans a priori au mouvement de rénovation d'une Alliance à laquelle nous demeurons attachés parce qu'elle reste un lien essentiel de sécurité entre des pays historiquement proches.

Cette rénovation est engagée depuis quelque temps déjà au plan politique. La France se devait de ne pas rester à l'écart d'un débat qui portera nécessairement sur les deux questions fondamentales qui se posent aujourd'hui :

– comment adapter l'Alliance afin non seulement de lui permettre de remplir ses missions futures, mais aussi de rendre sa finalité militaire non-directionnelle et du même coup non contestable par quiconque ?

– comment parvenir, d'autre part, à une meilleure harmonie entre la démarche européenne dans le cadre de l'UEO et de l'Union européenne, et une Alliance atlantique dont tous les membres s'accordent à souhaiter la préservation ?

Nous n'opérons donc pas un revirement. Conscients de l'importance du débat en cours, nous souhaitons y contribuer activement.

Personnellement, j'aurais souhaité que la décision que nous venons de prendre intervienne plus tôt, mais les conditions politiques n'étaient pas réunies. Il m'a toujours paru évident que notre démarche en faveur d'une politique de sécurité et de défense dans le cadre de la construction européenne, devait s'accompagner d'une attitude claire vis-à-vis de l'Alliance atlantique.

Nous savons depuis longtemps que faire l'Europe de la défense ne doit susciter aucun doute quant à nos intentions par rapport à l'Alliance. Or, qu'on le veuille ou non, les initiatives de la France ont souvent paru suspectes : notre dynamisme européen pâtissait aux yeux de nos alliés d'une rhétorique vis-à-vis de l'Alliance, dont nous ne reconnaissions pas l'anachronisme alors même que nous critiquions l'insuffisante volonté d'adaptation de l'OTAN !

Plus que jamais, la clarté de notre politique atlantique est la condition de la crédibilité de notre politique européenne.

Quelle est notre vision de la rénovation de l'Alliance ?

Sur le plan politique, notre ligne consiste toujours à affirmer le rôle premier du Conseil atlantique, instance suprême de l'Alliance. C'est la raison pour laquelle le Président de la République a proposé que les ministres de la défense se joignent aux ministres des affaires étrangères lors de leur session ministérielle du 5 décembre.

La France va à nouveau occuper toute sa place au Comité militaire, instance militaire majeure de l'Organisation. L'affaire bosniaque a confirmé l'importance de cette structure située à la charnière du politique et du militaire : le Comité militaire assure le lien entre les grands commandements qui dépendent de lui et le Conseil atlantique qui exprime la volonté des nations. En ce qui concerne nos relations avec les états-majors, nous allons renouveler nos méthodes de travail avec les différents niveaux de l'organisation, du quartier général en Europe jusqu'aux niveaux subordonnés. Cela permettra à notre pays de disposer d'une influence à la mesure de son engagement : il aurait en effet été paradoxal d'être absents, par exemple, des réunions d'état-major consacrées à la Bosnie alors même que nous étions en première ligne sur le terrain.

Cela dit, je souligne que s'agissant de l'opération « Effort concerté », la nature de nos relations avec les grands commandements n'est pas modifiée. Comme cela aurait été le cas antérieurement en cas de crise en Europe, nous avons activé des rapports de travail sur une base bilatérale.

Ainsi les relations de nos états-majors avec les différents niveaux de la structure militaire de l'OTAN procèdent-ils d'un échange de lettres spécifique, autorisé par le Président de la République, entre le CEMA français et le SACEUR, le Général Joulwan.

D'un point de vue plus général, je souligne que les décisions de la France ne bouleversent nullement notre conception de l'Alliance atlantique. Elles s'inscrivent dans le prolongement d'une démarche déjà ancienne qui associe la primauté du politique, la rénovation de l'Alliance et l'affirmation de l'identité européenne de défense.

En pleine guerre froide, le Général de Gaulle posait déjà la question de la réforme de l'Alliance lorsqu'il proposait d'organiser un forum politique réunissant les trois principales puissances atlantiques, c'est-à-dire les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. À « la solidarité des risques encourus » devait correspondre, dans son esprit, une « coopération indispensable quant aux décisions prises et aux responsabilités ». C'est parce qu'il n'a pas obtenu de réponse et qu'il ne pouvait espérer, avec des partenaires « partisans du statu quo », voir se dessiner une évolution favorable, qu'il a pris la décision de retirer la France des instances militaires intégrées de l'OTAN.

Aujourd'hui, nous croyons à nouveau, avec d'autres partenaires, à la nécessité d'une évolution de l'Alliance. Dans les circonstances nouvelles qui prévalent en Europe, nous sommes convaincus que la communauté de destin qui unit les Européens et les Américains sera d'autant plus fortement assise qu'elle s'appuiera sur un partenariat réellement équilibré.

Le bouleversement des conditions de la sécurité européenne, la diversification des menaces, le renouvellement des missions de l'Alliance qui s'ensuit nécessairement, l'affirmation de l'identité européenne de défense, sont autant de raisons d'oeuvrer dans cette direction. Si tel n'était pas le cas, l'Alliance atlantique serait menacée dans son principe même.

L'affaire est engagée depuis quelque temps déjà. On se souvient que lors du sommet de l'Alliance de janvier 1994, l'ensemble de nos partenaires, y compris les États-Unis, a reconnu la nécessité d'une rénovation de l'Alliance et la légitimité d'une identité européenne de défense. Il faut désormais donner à cette identité les moyens de se manifester, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Alliance. C'est le sens même de notre initiative récente.

Les Européens, c'est à dire les pays concernés de l'Union européenne et de l'UEO, doivent pouvoir s'exprimer, au sein de l'Alliance, de façon structurée. Les modalités restent à définir. Ce pourrait être par exemple par l'intermédiaire du pays qui exerce la présidence de l'UEO. Il s'agit pour les Européens de pouvoir se manifester collectivement, lorsque cela est nécessaire, en présentant des positions ou des analyses communes comme ils le font au sein de l'ONU ou de l'OSCE. Pourquoi l'OTAN serait-elle la dernière organisation où cela serait impossible ? J'ajoute que la possibilité, pour les Européens, de faire valoir leurs vues, ne remet aucunement en cause cette donnée de fait que, s'agissant des questions reconnues par tous comme étant de la compétence de l'Alliance, cette dernière demeure l'instance finale de décision.

Sur le plan militaire, les Européens doivent être en mesure de combiner leurs moyens propres tout en ayant recours, lorsque c'est nécessaire, à ceux de l'Alliance. Nous avons soutenu à cet égard le concept des groupes de forces interarmées multinationaux (GFIM) lancé lors du sommet de 1994 et qui permettrait, précisément, de couvrir les différents scénarios possibles d'utilisation des moyens européens et de l'OTAN pour des opérations de maintien de la paix.

Nous avions fait tous les efforts possibles pour parvenir à un compromis acceptable lors de la session ministérielle du 5 décembre. Malheureusement, cela n'a pas été possible du fait d'une divergence qui tient à une appréciation différente du pouvoir de contrôle de la structure militaire de l'OTAN pour des opérations utilisant les moyens de l'organisation mais n'engageant que des Européens. Ceci est révélateur de la difficulté de mettre en oeuvre un vrai partenariat, mais je suis convaincu que nous y parviendrons.

S'agissant du développement de la coopération militaire entre Européens, en particulier dans le cadre de l'UEO, la réflexion nécessaire sur la façon d'éviter ce qu'on appelle la duplication des moyens militaires en Europe ne doit pas se transformer en argument contre l'identité européenne de défense. Les Européens n'ont pas à renoncer, bien au contraire, aux moyens nécessaires dont tout pays ou toute coalition peut avoir besoin. Il est à la fois légitime et utile qu'ils construisent, simultanément à la rénovation de l'Alliance, les moyens de leur autonomie politique et stratégique - moyens qui par définition resteront au service de l'Alliance en cas de besoin.

L'identité européenne de défense devra donc assumer le double rôle de pilier européen de l'OTAN, et de composante de défense de l'Union européenne. Dans cette perspective, l'UEO constitue, à ce jour, l'instrument normal du développement de cette identité.

L'expression de « pilier européen de l'Alliance » ne signifie pas dissoudre la coopération européenne dans l'ensemble constitué par l'OTAN. Un État, nous le comprenons tous, ne peut abdiquer ses responsabilités en matière de défense pour s'en remettre à d'autres. De la même façon, le pilier européen doit exister par lui-même si nous restons fidèles ù notre conception politique de l'Union européenne, qui pour peser dans le monde, doit se donner des compétences propres, y compris en matière de sécurité aujourd'hui et de défense demain.

Certains expriment la crainte qu'un pilier européen visible et crédible ne soit incompatible avec l'OTAN. Je crois qu'il faut se garder des dichotomies trop simplistes. L'idée d'une Alliance reposant sur deux piliers égaux n'a rien de révolutionnaire : elle date d'un discours de 1961 du Président Kennedy. L'identité européenne de défense n'est en rien antinomique avec l'Alliance atlantique : elle établit un lien de sécurité supplémentaire entre les Européens et les Américains.

J'ai également entendu s'exprimer des réticences au sujet du rapprochement entre l'UEO et l'Union européenne. Il existe, relève-t-on, des États traditionnellement neutres. Faut-il rappeler qu'en principe, les États signataires du Traité de Maastricht ont pris des engagements précis, y compris dans le domaine de la sécurité. En tout état de cause, le principe s'affirme de plus en plus que le rythme de la construction européenne ne peut être fixé par le ou les pays membres les moins disposés à progresser. Il faut cependant être pragmatique et imaginer des formules qui n'excluent personne a priori.

La coopération avec nos amis britanniques, qui vont bientôt prendre la présidence de l'UEO, nous permettra de trouver des solutions pratiques pour créer une véritable identité de défense européenne, même si nous ne ressentons pas toujours de manière identique le besoin de clarifier nos ambitions pour le long terme.

Je souhaite pour ma part que soit engagé un effort particulier pour faciliter les modes de fonctionnement politique de l'UEO et pour renforcer ses capacités militaires. L'UEO se trouve aujourd'hui en mal d'identité et, par voie de conséquence, en mal d'organisation. Avec 27 États qui se répartissent entre membres, membres associés, observateurs, partenaires associés, la « famille » UEO a progressivement perdu son centre. La tâche la plus urgente est donc de rendre à l'UEO son rôle de référence politique en valorisant les 10 États qui souscrivent aux engagements les plus contraignants et qui sont membres de l'Union européenne. Ceci ne me paraît en rien attentatoire aux rôles respectifs des cercles à 18 et à 27 qui existent par ailleurs. À la veille de l'ouverture de la Conférence intergouvernementale en 1996, notre objectif reste bien celui qui avait été défini par le traité de Maastricht : affirmer le lien entre l'Union européenne et l'UEO.

Sur le plan militaire, le Conseil de l'UEO devra pouvoir s'appuyer, pour certaines opérations, sur des structures nationales, une nation pilote rassemblant autour d'elle des moyens européens. Dans d'autres cas, notamment pour des opérations plus lourdes, les Européens devront pouvoir recourir à des structures multilatérales permanentes et disposer d'une chaîne de commandement européenne crédible.

La coordination des moyens existants reste en tout état de cause primordiale. Dans les mois à venir, nous aurons à donner la priorité à la mise en cohérence des états-majors et forces multinationales européennes dont nous disposons aujourd'hui : le Corps européen, désormais opérationnel, l'Eurofor et l'Euromarfor qui unissent des nations méditerranéennes aux intérêts si proches, le Groupe aérien européen qui rassemble la France et la Grande-Bretagne.

J'estime qu'il doit être possible de mettre en place un état-major européen au sein de l'UEO, qui serait, pour éviter le reproche de la duplication, en même temps rattaché à la structure rénovée de l'OTAN.

Pour conclure sur cette question de la coopération européenne, je voudrais répéter que le déficit à combler en matière de défense européenne est autant politique qu'opérationnel.

Une démarche inspirée par la prudence et le pragmatisme, peut certes permettre une amélioration de la contribution européenne à l'Alliance atlantique ; elle peut rendre plus visible le pilier européen au sein de celle-ci ; mais si l'on veut une claire affirmation du rôle de l'Europe et un partenariat euro-atlantique qui ne soit pas en trompe-l'oeil, il faut faire montre d'un réel volontarisme politique. L'Europe, c'est d'abord et avant tout un choix politique.

C'est exactement ce qu'ont dit l'Allemagne et la France au sommet de Baden-Baden, qui revêt à mon sens une importance considérable du point de vue du débat dont je viens de rappeler les grands traits.

À Baden-Baden, l'Allemagne et la France ont pris cinq initiatives essentielles pour l'avenir de la sécurité européenne :

– c'est en premier lieu, la décision d'engager une coopération dans le domaine de l'espace avec le satellite optique HELIOS II puis le satellite radar HORUS. Il s'agit d'un événement dont la portée est à comparer avec celle de la création du Corps européen au sommet franco-allemand de La Rochelle. Cette coopération spatiale, fruit d'une longue négociation, a une signification essentielle, car elle manifeste la volonté et la possibilité pour l'Europe de se doter des moyens indispensables à son autonomie stratégique ;

– le deuxième résultat du Sommet est resté un peu trop inaperçu : je veux parler de la décision conjointe des deux pays de poursuivre, avec leurs alliés, le processus d'adaptation des structures de commandement politique et militaire de l'Alliance. La France et l'Allemagne ont indiqué à Baden qu'elles feront des propositions communes pour que soit pris en compte, au sein de l'Alliance, le changement des conditions stratégiques, l'affirmation d'une identité européenne en matière de sécurité et de défense et la capacité d'action de l'Union européenne et de l'UEO. Je viens, il y a quelques instants, d'évoquer longuement la démarche française vis-à-vis de l'Alliance ; vous pouvez maintenant, compte tenu de l'histoire respective des deux pays par rapport à l'OTAN, prendre la mesure de l'événement ;

– troisième décision du dernier sommet franco-allemand : la création d'une nouvelle structure bilatérale pour la coopération dans le domaine de l'armement. Vous le savez, en matière d'armement, la coopération n'est souvent qu'une longue suite de tentatives avortées, de démarches velléitaires, où le rêve l'emporte sur la volonté réelle d'édifier une base industrielle européenne suffisamment forte. La décision franco-allemande relève, elle, de la réalisation concrète. La structure bilatérale que nous mettrons en place à partir du 1er janvier prochain et qui préfigurera, nous l'espérons, la future agence européenne de l'armement disposera d'un statut juridique et d'un budget : clic aura pour tâche de rationaliser les coopérations en cours, d'intégrer les futures coopérations bilatérales et d'engager des activités communes en matière de recherche et de technologie. Nous aurions bien évidemment souhaité ouvrir immédiatement cette coopération à d'autres Européens : cela n'a pas été possible, malgré nos efforts, car nos partenaires n'ont pas cru être en mesure d'adopter les principes constitutifs de cette structure, à savoir :

– l'harmonisation des cadres politiques et administratifs en matière d'armement ;

– la coordination des besoins respectifs d'armement ;

– le partage des activités de nos industries de défense dans un cadre de mutuelle dépendance, compte tenu de la volonté de création d'un marché européen d'armement et de l'existence de surcapacités nationales.

Ces principes visent évidemment aussi et surtout à préserver et à renforcer, en Europe, une base industrielle et technologique de défense. Cela veut dire exercer quand il le fout une certaine forme de préférence européenne. C'est un point essentiel sur lequel je m'attarderai quelques instants. Certains tentent d'opposer deux types d'approches :

– une approche essentiellement libérale qui cherche à obtenir, d'où qu'ils viennent, des systèmes d'armes au meilleur coût ;

– une approche, souvent qualifiée d'archaïque et de protectionniste, qui se contenterait de prétendre favoriser les matériels européens.

Les tenants de la première approche tiennent des discours européens de circonstances, en expliquant qu'ils ont été contraints, à leur corps défendant, par des impératifs budgétaires, de choisir des matériels construits hors d'Europe. Ils stigmatisent en même temps les partisans supposés de la seconde école de pensée en les accusant d'ignorer les règles de l'économie de marché. Le problème n'est à l'évidence pas si simple, et cette présentation de la deuxième approche n'est qu'une caricature. Si nous sommes évidemment favorables à la recherche du meilleur rapport qualité-prix, nous sommes également soucieux de préserver une base scientifique, technologique et industrielle, essentielle pour notre défense mais également pour la compétitivité de notre économie et pour le maintien à long terme d'une vraie concurrence internationale.

Nous souhaitons donc, comme l'ont fait d'autres grands pays libéraux avant nous, savoir protéger les secteurs d'importance stratégique pour notre défense tout en visant à les rendre concurrentiels.

Avec la structure franco-allemande, nous venons de poser le premier jalon concret depuis trente ans, sur cette voie :

– au Sommet de Baden-Baden, l'Allemagne et de la France ont également décidé d'élargir le programme d'échanges entre unités françaises et allemandes au personnel appelé. Cette décision peut paraître relativement secondaire par rapport à celles que je viens d'évoquer. Il n'en est rien. Elle est d'une grande portée politique et symbolique, aussi bien du point de vue bilatéral que du point de vue européen. Elle porte au coeur même de ce que signifie concrètement une coopération militaire européenne, à savoir le rapprochement des hommes au service d'une mission commune ;

– le dernier point du Sommet déborde largement mon champ de compétence mais il est essentiel pour l'avenir des questions que je viens d'évoquer. Le Président Chirac et le Chancelier Kohl, dans une lettre adressée au président en exercice du Conseil européen, ont pris des positions communes pour la préparation de la Conférence intergouvernementale de 1996 : vous avez relevé en particulier le souhait d'introduire dans le Traité une clause permettant aux États qui en ont la volonté et la capacité de développer entre eux des coopérations renforcées, dans le cadre institutionnel unique de l'Union. Il est évident que c'est là un élément d'accompagnement essentiel, en particulier en matière de sécurité et de défense.

Si j'ai rappelé les résultats du dernier Sommet de Baden-Baden, ce n'est pas pour manifester je ne sais quelle dimension exclusive de l'action franco-allemande. Vous le savez bien, cette coopération est souvent pour des raisons historiques évidentes, le point de départ obligé des initiatives européennes de chacun des deux pays. Faut-il redire encore ce que nous avons fait et ce que nous faisons avec nos partenaires de la Méditerranée ou avec le Royaume-Uni ?

L'évocation du dernier Sommet européen de Madrid constitue à lui seul un puissant rappel de la communauté de vues qui existe entre l'Espagne et la France. Quant au Royaume-Uni, nos espoirs de progresser avec lui sur le chemin de la coopération européenne et de la rénovation de l'Alliance sont au moins à la mesure du rôle qui revient à ce pays, sans lequel l'Europe n'aurait pas sa vraie dimension. Le dernier Sommet franco-britannique a été à cet égard prometteur. Même si nos amis britanniques nous paraissent parfois un peu difficiles à persuader, ils n'ont jamais manqué à l'appel quand les enjeux étaient clairement mis en évidence. J'ai la conviction, à cet égard, que de grands moments de décision se rapprochent.

Je désirerais maintenant conclure en évoquant l'actualité la plus immédiate : demain, en Bosnie, les Nations-Unies passeront le témoin à l'Alliance atlantique. Après tous les efforts que la France a accomplis en Bosnie depuis trois ans, c'est pour nous un moment important, je dirais même un moment d'émotion... Il y a seulement six mois, à la Conférence de Paris, la création de la Force de Réaction Rapide, la volonté déterminée du Président Chirac d'entraîner la communauté internationale dans une politique de réaction à l'agression et à l'humiliation suscitaient, parfois, scepticisme et ironie. Qui aurait prévu la signature de la paix à Paris ?

Avec l'opération « Effort concerté » notre pays se trouve à nouveau en première ligne. Nous avons en effet la responsabilité de trois secteurs particulièrement sensibles : Mostar, Gorazde et bien entendu Sarajevo, où sera installé le PC de notre division. Sarajevo, cette capitale bosniaque à laquelle nous unissent tant d'épreuves, que symbolisent les noms d'lgman ou de Vrbanja... Dans ces trois cités particulièrement meurtries par la haine ethnique, il appartiendra aux soldats français de conforter une paix que nous savons tous extrêmement fragile, de tenter de foire renaître, dans le coeur de communautés déchirées, les ressources de la vie, de la réconciliation et de la paix. C'est une tâche immense, incertaine, mais en tout cas à la mesure de ce qu'ont déjà su accomplir nos hommes.

L'application du plan de paix en Bosnie constitue par ailleurs la première opération militaire d'envergure de l'OTAN en Europe. Par une ironie de l'histoire, elle intervient dans le cadre d'une mission pour laquelle elle n'avait pas été conçue et aux côtés de partenaires qui étaient à l'origine ses principaux adversaires. Tout cela illustre à l'envi avec quelle puissance et quelle imprévisibilité a été balayé ce qui passait, pendant la guerre froide, pour les principes inaltérables de l'ordre mondial…

Cette opération signifie-t-elle que l'Alliance a déjà mené à son terme l'adaptation de son organisation actuelle à ses nouvelles missions ? Ce n'est pas, vous l'avez compris, mon sentiment.

Si par un souci d'efficacité immédiate et une volonté de coopérer sans réserve à l'opération « Effort concerté », nous avons laissé au deuxième plan la question d'une meilleure répartition des rôles au sein de l'OTAN, nous aurions aimé néanmoins que la dimension européenne soit plus apparente. Ne la mésestimons pas pour autant, puisque sur les 60 000 hommes de l'opération, la grande majorité viendra d'Europe. En ce qui concerne les structures civiles, la présence européenne sera également l'élément moteur. N'oublions pas non plus que l'Europe, la France, auront tenu plus de trois ans avant que la paix ne soit entrevue.

La succession des événements en Bosnie constitue certainement, pour les Européens, l'incitation la plus forte à se décider à agir en commun afin d'exister et de peser ensemble. Si l'Europe se limitait à un espace mercantile, si elle abdiquait toute ambition politique, si elle renonçait définitivement à assurer elle-même sa défense, elle perdrait, dans l'esprit de ses peuples, son sens et sa légitimité. Sachons faire à nouveau de la construction européenne un modèle d'espérance et un instrument de paix.