Texte intégral
Le Monde : 7 décembre 1998
LE MONDE
« Après la passe d'armes sur la justice, le discours de Rennes de Jacques Chirac ne risque-t-il pas de rendre la cohabitation plus conflictuelle ?
François Hollande
- Ce n'est pas parce que le chef de l’Etat a perdu depuis la dissolution une grande part de son initiative, notamment en matière économique et sociale, qu'il est privé de sa liberté de commentaire. Dans son propos, je relève un certain nombre de généralités qui ne sont rien d'autre que la reprise de projets du gouvernement, sur la parité hommes-femmes, la nécessité de moderniser la vie publique, la limitation du cumul des mandats, l'intercommunalité : autant de sujets sur lesquels le gouvernement agit, et agit souvent analyse l'opposition des amis de Jacques Chirac.
» Il en est de même pour la réforme de la justice, le président de la République rappelle son attachement à ces textes et l'opposition les combat. Puisse-t-il être entendu par tous les députés de droite qu'il reçoit à sa table régulièrement !
» La cohabitation ne me paraît pas menacée par l'entrée en Campagne de M. Chirac, dès lors que la date de l'élection, c'est 2002, et que les mots qu'utilise M. Chirac peuvent paraître parfois comme un plagiat des thèmes du premier ministre. Si la compétition, d'ailleurs inutile, se résume à une imitation, les dangers me paraissent faibles quant à l'image même de la cohabitation. Sauf si le chef de l’Etat qui est, on le sait aussi, le chef de l'opposition, se fait entraîner sur les chemins du systématisme par Philippe Séguin.
LE MONDE
- Croyez-vous que des échéances électorales seront anticipées ?
François Hollande
- la nature de M. Chirac, c'est de toujours faire campagne. Cette mise en scène me parait exagérée tant elle est éloignée des préoccupations des Français et des échéances prévues. Les Français ont voté il y a peine dix-huit mois. Ils sont gouvernés dans les cadre d'une cohabitation qui ne leur déplaît pas. Ils n'aspirent pas à y mettre un terme. Nous, nous voulons travailler dans la durée, c'est-à-dire sur toute la législature, le président de la République est le maître de l'horloge électorale, mais je ne tire pas de son comportement actuel qu'il veuille précipiter les choses. L'expérience récente a valeur de dissuasion.
LE MONDE
- Cette entrée en campagne ne va-t-elle pas obliger M. Jospin à « présidentialiser » aussi sa stratégie ?
François Hollande
- Quand on gouverne, le seul objectif est de réformer et d'agir pour le bien du pays. Ceux qui ont oublié cette loi l'ont payé chèrement. Notre seule ambition est de lutter contre le chômage et les inégalités, de renforcer le pacte républicain et le lien social. De notre capacité à y parvenir dépendra le jugement des Français. Il y a ceux qui agissent et qui prennent leur risque, et ceux qui commentent et qui l'ont déjà pris.
LE MONDE
- La majorité patine dans l'adoption des réformes...
François Hollande
- Il y a un ralentissement provoqué, au plan parlementaire, parle blocage et l'obstruction de l'opposition. Nous les surmonterons, Sur le PACS, le dénouement est proche. Quant au projet sur l'audiovisuel, le gouvernement a préféré prendre le temps - que je souhaite bref - de compléter et de garantir financièrement l'édifice prévu, plutôt que d'improviser une réforme essentielle pour l'avenir de l'audiovisuel. Mieux vaut arriver en léger retard que de s'arrêter en route.
» Sur la justice, le texte sur la présomption d'innocence et celui sur l'autonomie des parquets seront inscrits, tel qu'il était prévu, au début de l'année. Et il ne tient qu'au président de la République de convoquer le Congrès pour la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, ce qu'il hésite à faire devant la frilosité de ses amis.
» Enfin, sur la limitation du cumul des mandats, c'est la majorité sénatoriale qui empêche cet acte de modernisation essentiel pour notre vie publique. Bref, la droite est conservatrice jusqu'au bout. Elle le montre chaque jour au Parlement. Et je ne veux pas croire que Jacques Chirac pratique le double jeu : d'un côté, proclamer des intentions modernisatrices communes à celles du gouvernement ; de l'autre, accorder son appui aux entraves de l'opposition lorsque nous passons à l'acte.
LE MONDE
- Au sujet de la réforme du scrutin régional, M. Chirac vous soupçonne de « manœuvre » et d'« arrière-pensée politiciennes »...
François Hollande
- A la suite des élections régionales et des alliances entre une partie de la droite et l'extrême droite, chacun avait souhaité une évolution du mode de scrutin afin de doter les régions de majorités claires et stables. C'est le sens de la réforme qui va être votée en dernière lecture dans les prochains jours. La seule manœuvre politicienne serait de garder les actuelles règles électorale et de s'accommoder ainsi des compromissions avec le Front national. La gauche a fait enfin ce qui aurait dû l'être depuis dix ans.
LE MONDE
- le « pacte républicain » risque-t-il de « se déliter » ?
François Hollande
- Je ne partage pas le pessimisme du chef de l’Etat, qui avait déjà justifié ainsi la dissolution. Depuis dix-huit mois, les Français expriment leur confiance à l’égard de leurs gouvernants comme de leurs institutions, et Lionel Jospin a placé le pacte républicain au cœur de son action. En cette matière, il convient moins de faire des constats que d'agir sur les causes. Et ce n'est pas un hasard si, d'élection partielle en élection partielle, le FN régresse électoralement et finit par se déchirer, même si le combat contre lui est loin d'être terminé.
LE MONDE
- Que pensez-vous des propos de M. Chirac sur le « service minimum » ?
François Hollande
- Le sujet n'est pas nouveau. Chacun - et Jacques Chirac et Alain Juppé plus qu'aucun autre - en mémoire les grandes grèves de décembre 1995. Il y a deux méthodes pour aborder cette question. Soit se livrer à des déclarations péremptoires et des incantations faciles, et c'est le meilleur moyen de braquer les syndicats et les personnels qui y voient une atteinte au droit de grève. L'autre consiste à appeler les dirigeants des entreprises concernées et les partenaires sociaux à négocier les codes de conduite assurant l'effectivité de la grève sans nuire de façon excessive aux usagers. Je crains que Jacques Chirac n'en soit resté à la première démarche, celle qui conduit le plus sûrement à l'échec. »
France Inter : lundi 14 décembre 1998
France INTER
Jusqu'où l'espace politique française poursuivra-t-il sa réorganisation, et avec quelles conséquences sur la stratégie de chacun ? Le Front national se scinde en deux mouvements, mégrétistes et lepénistes, à l'avenir incertain. Le centre s'est délité avec la séparation de Démocratie libérale de l'UDF. Le RPR devient le parti de l'opposition dominant, après que son président, P. Séguin, vient d'être réélu avec 95,07 % des suffrages des militants, et non plus des représentants des fédérations. J. Chirac voit sa cote de popularité renforcée par ses récentes déclarations sur la nécessité de la modernisation de la vie politique française. Au gauche, les Verts disputent au Parti communiste la deuxième place de la majorité plurielle après les européennes, et font valoir leur liberté de parole, sinon leur indépendance. Ça bouge beaucoup !
François Hollande
- "Oui, il y a des événements inattendus. C'est l'éclatement d'abord du Front national. On pouvait penser qu'il y avait une rivalité entre Le Pen et Mégret, on ne pouvait pas imaginer que cela prenne ce tour de violence, de brutalité et donc de séparation. Il y a des événements plus attendus : l'élection de P. Séguin. Quand on est le seul candidat, il est un peu normal d'être élu. Si on n'y arrive pas, c'est qu'il y a vraiment un problème qui est d'une autre nature."
France INTER
Il est au-delà de ce qu'il espérait dans les pourcentages ?
François Hollande
- "Il a fait 95 %. Je ne sais pas d'ailleurs qui sont les 5 % qui n'ont pas voté pour lui, et pour qui ? Qu'importe, chacun a ses règles, ses méthodes. Il voulait un fort taux de participation, il s'est arrange pour cela avec les votes par correspondance, les bureaux de vote... mais enfin, c'est une affaire de parti politique. P. Séguin est le président du RPR. On le savait. II l'est. Il en est d'ailleurs très satisfait, tant mieux."
France INTER
Mais, c'est un signe important pour vous. Ça veut dire que, dans l'opposition, le RPR devient vraiment le parti dominant.
François Hollande
- "Il l'était. Le Président de la République est RPR. Il avait gagné l'élection avec cette étiquette-là, même si son mouvement s'était divisé. Donc, il n'y a pas de surprise. Ce qui est nouveau c'est l'éclatement de la famille UDF. Ils sont devenus deux : Démocratie libérale et UDF. Mais, au-delà de ces événements de la vie politique, certains attendus, d'autres tout à fait inopinés, il y a quand même une exigence : les Français ne veulent pas forcément voir leur offre politique changer - ça c'est une affaire de parti. Ce qu'ils veulent c'est qu'on s'intéresse à eux. Donc, pour un parti comme le mien qui est au gouvernement, il faut que l'on travaille sur les causes des phénomènes politiques beaucoup plus que sur leurs conséquences. C'est-à-dire que ce n'est pas tellement de savoir si l'éclatement du Front national sera le jeu de tel ou tel. Ce qui compte c'est : est-on capable, parce qu'on est au gouvernement, de changer les raisons ou les causes profondes qui faisaient que 15 % de la population se retrouvaient, hélas, dans ce parti ?"
France INTER
On sort de l'époque de ce qu'on a appelé la "politique politicienne" - les jeux politiques, les stratégies - pour en venir au contenu : ce que l'on propose au citoyen. Qu'est-ce que vous proposez ?
François Hollande
- "Ce qu'on propose on le fait. Et si on ne faisait pas ce qu'on avait proposé, je crois qu'on connaîtrait de la part des Français un jugement sévère. Nos engagements, on les respecte, mais il faut aussi avoir un renouvellement par rapport à des problèmes qui, quelquefois, sont inattendus. Certains, comme le chômage, font qu'il faut s'y prendre avec l'ardeur nécessaire. On a fait les 35 heures, cela doit trouver sa traduction dans les faits. Les emplois-jeunes doivent aussi s'étendre au secteur privé. La lutte contre l'exclusion on voit que cela doit s'amplifier si l'on veut éviter les phénomènes rituels de chômeurs en colère. Donc, il faut agir,"
France INTER
Mais, l'on voit qu'en ce moment, tout cela marque un peu le pas ! La gauche est sortie de la période d'embellie. Ça devient difficile.
François Hollande
- "C'est le fait qu'on était arrivé dans le paysage politique un peu par surprise. Il y avait eu une dissolution, on a été élu, Cela avait été pour beaucoup de Français - certains pour s'en réjouir, d'autres pour s'en inquiéter - un événement qui a surgi dans le paysage. Après, on a regardé pendant 18 mois comment on faisait. On faisait plutôt bien. Maintenant, on est jugé aussi aux actes. Même ceux qui nous font confiance nous disent : maintenant il faut que l'on en voie les traductions. On en a vu certains effets. Il faut continuer, aller de l'avant. Et donc, la responsabilité d'un parti comme le mien, le Parti socialiste, c'est justement de faire que le rythme soit le bon, de faire que nos engagements soient tenus, de faire que l'on arrive avec des propositions nouvelles et qu'on change la vie quotidienne des Français. Il n'y a pas d'autres objectifs. Quand on est dans l'opposition, je comprends très bien que l'on essaye d'avoir une stratégie différente, un programme, que l'on réfléchisse aux échéances. Quand on est au gouvernement, associé aux responsabilités de la France, eh bien, il faut agir et agir bien. C'est la seule préoccupation. Le pire serait que, nous-mêmes - socialistes ou majorité plurielle - nous nous livrions à ce petit jeu politique : qu'est-ce qui va se passer après la rupture au sein du Front national, est-ce qu'il va y avoir des élections présidentielles anticipées ? Ça c'est le jeu normal, mais c'est le jeu qui concerne surtout l'opposant. Nous, on doit travailler et travailler bien."
France INTER
Le Président de la République vous pousse dans vos retranchements. C'est lui qui prend l'initiative de ce qu'il appelle "la modernisation de la vie politique française."
François Hollande
- "Je ne réprouve pas l'initiative. Mais dans ce qui a été énoncé, il a repris les propositions du Gouvernement. Tant mieux ! Je suis très heureux quand on arrive à faire un converti de plus, surtout le Président de la République. Je vois l'opposition devenir réformatrice sur des questions institutionnelles qui étaient considérées comme secondaires. Nous, on ne le considérait pas. Il s'agit de la limitation du cumul des mandats, la parité hommes-femmes, la modernisation de la vie politique locale, la justice. Que le Président de la République soit, aujourd'hui, un propagandiste zélé, me fait très plaisir."
France INTER
Où sont les grands enjeux ? J'ai été très surpris qu'il ne se soit rien passé à Vienne alors qu'on va rentrer dans la bataille des européennes.
François Hollande
- "Vous avez raison. Il y a eu échec, disons-le, ce qui n'était pas pour nous déplaire puisque c'était pour réduire un certain nombre de dépenses, notamment les dépenses agricoles auxquelles nous sommes très attachés. Mais il y a eu un plan très positif : tous ont admis que l'emploi devait être une priorité. Ce qui n'est pas un hasard, puisqu'il a des gouvernements sociaux-démocrates pratiquement dans toute l'Europe. Et en juin, tous ont admis qu'il allait y avoir un programme dans chaque pays pour m l'emploi, comme la monnaie unique, avec des critères, des conditions, des obligations."
France INTER
C'est un vrai projet, ou c'est un peu botter en touche ?
François Hollande
- "C'est un vrai projet. Ça ne veut pas dire qu'on aura que des jardins de roses pour aborder les questions budgétaires, les questions de l'élargissement. Ce n'est pas parce qu'on est tous ou presque de la même famille politique que les identités nationales, les intérêts nationaux ont disparu."
France INTER
Les européennes : on parle souvent de vous comme tête de liste possible.
François Hollande
- "Ce qu'on essaye de faire prévaloir, c'est le contenu. Et pour la première fois, on va faire un programme commun de tous les socialistes en Europe. C'est-à-dire qu'on va s'engager sur les mêmes positions. Je parlais de l'emploi. J'aurais pu parler aussi de l'harmonisation fiscale, parce qu'il ne faut pas qu'il y ait des paradis fiscaux en Europe qui délocaliseraient l'épargne et les capitaux. Tout ça doit se faire à partir d'un programme, d'un manifeste commun. Après, on désignera notre candidat. Il y a des règles, vous savez, et je suis très attaché à la limitation du cumul des mandats, donc on ne peut pas être candidat à tout."
France INTER
Vous trouvez rassurant qu'il y ait désormais la remise en place d'une vraie opposition républicaine après l'explosion du Front national ?
François Hollande
- "Je ne suis pas sûr que l'opposition républicaine avait disparu avec la dissolution. La gauche n'a gagné que de très peu les élections en 1997, à peine 0,5 %. Donc on n'avait pas l'illusion qu'il n'y avait plus de droite, plus d'opposition. Elle se reconstitue autour du RPR, autour du Président de la République. Ça me parait être la voie naturelle puisqu'il sera - on le dit - candidat à sa propre succession - même si son mandat effectué n'est que de quatre ans, il a encore trois ans à faire. Parler déjà de l'élection à la présidence me paraît prématuré. Mais, pour la droite, c'est autour de lui que cela se fait. Nous en prenons acte, sans en en être surpris."
France INTER
Vous dites "prématuré." Libération ce matin s'interroge sur des présidentielles anticipées, sur toute une stratégie qui se mettrait en place dès maintenant.
François Hollande
- "Tout cela me parait être de l'ordre de la supputation. Mais il faut se préparer à tout. Il y a encore quelques années, le Président de la République nous disait : jamais la dissolution. Il y a eu la dissolution. Il y a encore un an, il nous a dit : jamais la réduction du mandat présidentiel. Peut-être y aura-t-il réduction du mandat présidentiel."
France INTER
C'est un chapitre important de la modernisation de la vie politique.
François Hollande
- "Sans doute ! Et nous y sommes favorables. Mais, ce que je crois c'est que les Français attendent moins des élections tous les ans, que des résultats après les élections."
France INTER
C'est formidable que l'on mette de plus en plus de contenu dans la politique. C'est une nouveauté, non ?
François Hollande
- "Il vaudrait mieux ! Sinon, les alternances se succéderont les unes les autres. Et nous avons bien conscience que, depuis 1986, chaque fois qu'il y a eu des élections on a changé de gouvernement. Alors, on voudrait essayer de conjurer le sort, si vous voulez."