Texte intégral
Question
Elle ne créerait pas assez d’emplois, pas assez vite, elle laisserait trop de marges de manœuvre au patronat… La loi sur les 35 heures essuie les critiques. Qu’en dit la ministre de l’Emploi ?
Martine Aubry
Les critiques faites à cette loi ont évolué dans le temps. On a d'abord eu un grand flot de critiques venant de la droite et du patronat : elle allait mettre les entreprises par terre. Devant le mouvement de négociations engagé, les premiers accords conclus, ce discours s'est estompé. Ensuite, on nous a dit que les salariés allaient en faire les frais, en terme de pouvoir d'achat ou de flexibilité. Les résultats sont là : une augmentation de 3 % du pouvoir d'achat, ce qui ne s'était pas réalisé depuis vingt ans.
En ce qui concerne la souplesse, terme que je préfère à celui de flexibilité, les accords montrent que les acteurs ont bien négocié : ils ont su trouver des accords gagnants pour tout le monde. Chacun a intérêt à ce que l'entreprise marche mieux, dès lors que cela ne se fait pas en accroissant le stress et la contrainte pesant sur les salariés. Chacun a intérêt à ce que l'entreprise serve mieux ses clients, dès lors que cela se fait dans des conditions de travail acceptables. Chacun a intérêt à une meilleure articulation entre la vie sociale, familiale, et professionnelle.
Tant mieux si, grâce aux 35 heures, l'entreprise fonctionne mieux. Mais c'est aussi une grande loi de progrès social : elle permet de travailler moins et ne laisse personne de côté. Ainsi par exemple, les cadres sont concernés dans 80 % des accords signés.
Question
Mais le nombre d'emplois créés grâce à cette loi demeure encore modeste…
Martine Aubry
Personne n'a dit que d'un coup de baguette magique on allait, en un instant, dans toutes les entreprises françaises, faire les 35 heures et créer des dizaines et des dizaines de milliers d’emplois. C’est un processus qui prend du temps et c’est normal quand on doit remettre à plat l'organisation du travail, analyser la durée d’utilisation des équipements, la saisonnalité, la façon de mieux prendre en compte l’expérience et l’imagination des salariés… Tout cela prend d’autant plus de temps que les entreprises sont grandes et complexes. Regardons les faits, ils s'imposent à tous. Dès que le gouvernement s’est engagé résolument dans la voie de la réduction du temps de travail, un mouvement de négociation s’est engagé notre pays. Depuis la loi du 13 juin 1998, les accords signés ont donné lieu à une création d’emplois de 8 % des effectifs, soit plus de 12.000 emplois créés ou sauvegardés. Pour l’ensemble de l’année 1998, les accords à 35 heures, qu’ils soient aidés ou non, ont d’ores et déjà permis de créer ou de préserver entre 20.000 et 30.000 emplois.
Aujourd’hui les 35 heures, ça marche, car chacun y trouve son compte : c'est un contrat social, au vrai sens du terme. L'emploi doit être gagnant et il l'est dans les entreprises qui ont déjà signé. Nous enregistrons chaque semaine un nombre important d'accords — 180 contre 50 en novembre et décembre — et c’est surtout un nombre croissant d’emplois créés ou préservés : 1.200 emplois pour la seule semaine dernière. Les grandes entreprises, en particulier les entreprises mono activités, sont en train de conclure des accords très importants ; par ailleurs :- et cela demande un peu plus de temps - se déroulent des négociations décentralisées dans les filiales des grands groupes diversifiés. Vous en verrez les résultats d’ici cet été.
Question
Vous parlez des grands groupes. Parlons donc de ceux de l’automobile, Peugeot et Renault. On évoque ces jours-ci un curieux marchandage avec un passage aux 35 heures intégrant le temps de travail, et des départs en pré-retraite compensés par des embauches en nombre très inférieur. Un gouvernement de gauche peut-il accepter de financer, sur fonds publics, des suppressions d’emplois ?
Martine Aubry
Cela fait quinze ans que des gouvernements de gauche et de droite financent des suppressions d’emplois dans l’automobile. Entre 2.500 et 3.500 emplois dans chaque groupe. Sur ces cinq dernières années, il y a eu 25.000 emplois en moins dans ces deux grands groupes dont la plus grande partie financée par la collectivité par le biais de départs en préretraite. Je m’étais heurtée déjà avec M. Calvet en 1992, en refusant que l’Etat finance aussi fortement les préretraites, alors que l’entreprise avait les moyens de prendre une plus grande part à sa charge. Dès mon arrivée, j’ai dit aux deux grands constructeurs automobiles que nous ne pouvions pas continuer dans cette logique et qu’il fallait trouver des solutions aux problèmes structurels de l’automobile.
Question
Quels problèmes structurels ?
Martine Aubry
Un niveau de formation insuffisant pour les salariés. Une organisation du travail encore trop taylorienne. Une durée du travail au-delà des 35 heures. Une moyenne d'âge très élevée, avec des hommes et des femmes qui ont travaillé dans des conditions répétitives, extrêmement usantes. On ne peut pas parler indéfiniment de sureffectifs, de productivité, de compétition internationale, faire régler par la collectivité ses problèmes sans apporter des réponses structurelles au secteur de l’automobile.
Question
Que serait pour vous un règlement positif ?
Martine Aubry
C’est d’abord de permettre aux salariés de l’automobile de travailler moins et de bénéficier de meilleures conditions de travail. Leur permettre d'être formés pour pouvoir progresser, professionnellement, en s'adaptant aux nouvelles technologies. C'est enfin pouvoir faire partir ceux qui ont été usés par le travail, en contrepartie de nouvelles embauches. Le débat avec les constructeurs, et nous en avons fait part aux organisations syndicales, a donc consisté à dire : ne revenez pas nous revoir avec un plan social pour la seizième année consécutive. Revenez lorsque vous aurez signé, avec vos organisations syndicales, les conditions d'un accord global, dans le cadre d'une démarche pluriannuelle qui fait repartir le secteur automobile dans le bon sens. En ayant traité des mesures structurelles et en mettant fin à un processus de réduction des effectifs sans embauches. Nous en sommes là.
Les constructeurs ont rencontré leurs organisations syndicales. PSA a négocié un texte. Renault a annoncé une négociation à partir du 2 février. Je comprends que les constructeurs souhaitaient traiter avec la branche : ils reviendront nous voir lorsque cela sera fait. Je n'avais aucun problème, dans le cadre de la réglementation, à financer des préretraites FNE. Mais cela coûte très cher à l’Etat et ne prépare pas l'avenir. Si nous devons conclure avec les constructeurs automobiles, le coût sera inférieur pour l’Etat à ce qu'il était auparavant, et ils auront apporté des réponses de fond.
J'ai entendu les premiers chiffres avancés par PSA. Si après moins 25.000 emplois, ces cinq dernières années, sur les deux groupes, on passe à plus 15.000 ou 18.000 embauches dans les cinq ans à venir, en ayant traité les problèmes structurels, je crois qu'on n'aura pas perdu notre temps. Et l'argent de l’Etat sera mieux utilisé. Je me réjouis donc que ces négociations soient en cours.
Question
Il y a aussi des négociations dans les entreprises publiques. Un accord vient d’être signé à EDF-GDF, créateur d’emplois. Par contre les salariés de France Télécom et de La Poste étaient mardi dans l’action contre des suppressions d’emplois. Ces entreprises ne devraient-elles pas préserver le niveau actuel de l’emploi et en créer, pour répondre aux besoins ?
Martine Aubry
Je raisonne, pour les entreprises publiques, comme pour les entreprises privées. S’il y a des besoins, pour mieux remplir le service public, il faut créer des emplois. Mais je n’ai pas a priori l’idée qu’il faut le faire dans tous les services publics. Bien sûr dans certains d’entre eux cela doit être le cas.
Question
Et une aide de l’Etat est-elle envisagée pour cela ?
Martine Aubry
Nous avons dit que si les entreprises publiques étaient dans le champ de la loi, elles ne bénéficiaient pas d’une aide incitative. La réduction du temps de travail doit être examinée dans le cadre des relations, notamment financières, que l’Etat entretient en sa qualité d’actionnaire avec ces entreprises. C’est dans ce cadre que doit être discutée une éventuelle contrepartie à la réduction du temps de travail. Dans le cadre de la deuxième loi, lorsque se mettra en place une aide réduisant le coût du travail pour les entreprises à 35 heures, il sera envisagé la possibilité pour les entreprises publiques d’en bénéficier.
Question
Plus généralement, que diriez-vous aux salariez de la fonction publique qui se sentent un peu les oubliés des 35 heures ?
Martine Aubry
Je leur dirais d’abord qu’ils ne sont pas oubliés. Nous avons demandé un rapport à M. Roché qui va le rendre dans quelques jours au Premier ministre et au ministre de la Fonction publique, pour faire le point dans les trois fonctions publiques, d’Etat, territoriale et hospitalière. Il était bon de partir d’un état des lieux. Nous avons toujours dit que la réduction du temps de travail, pour ceux qui sont au-delà des 35 heures, ne devait pas laisser de côté les agents publics. Dès que le rapport sera remis, nous allons discuter.
Pour ma part, je pense que c’est l’occasion pour l’Etat et les entreprises publiques de se reposer des questions sur leur organisation, sur la qualité du service rendu au public, sur le fait qu’il doit y avoir un service rendu à tous les publics. Par exemple, je pense aux collectivités locales, il peut y avoir besoin de permanences des services municipaux dans des quartiers ou des zones rurales éloignés.
De la même manière, l’hôpital doit sortir de ses murs, faire de la prévention, s’ouvrir vers les cités défavorisées, mais doit aussi bouger. Certaines catégories, qui font un travail remarquable, ont le sentiment de ne pas être reconnues pour ce qu’elles font : je pense aux aides-soignantes, aux infirmières. Certains se plaignent d’une trop grande rigidité, d’un trop grand cloisonnement dans l’hôpital. C’est donc l’occasion pour nous de repenser l’organisation du travail pour que chaque agent public trouve bien sa place, remplisse mieux ses fonctions, dans de meilleures conditions. Pour moi c’est un chantier majeur, qui doit redonner tout son sens à l’Etat et au service public.
Un enjeu majeur pour la gauche qui croit à l’action publique, à l’action collective. Car dans le fond, aujourd’hui, un des grands points de clivage entre la gauche et la droite, c’est que nous croyons, nous, au rôle de l’Etat et des services publics. Nous pensons qu’ils sont les seuls à même de permettre un aménagement harmonieux du territoire et un développement économique dans certains domaines structurants, comme les transports. Et nous pensons qu’ils sont seuls à même de donner accès, à tous, aux droits fondamentaux que sont l’éducation, la sécurité, la santé. Faire en sorte, à l’occasion des 35 heures, que les services publics répondent encore mieux à leurs objectifs est aussi une façon de réconcilier nos concitoyens avec la République, de les ramener au cœur de celle-ci, dont ils ont parfois l’impression d’être exclus.
Question
Venons-en à la deuxième loi. Pour certains il faudrait l’accélérer, pour d’autres il ne faut surtout pas la faire. Le Premier ministre a annoncé récemment une loi qui tiendrait compte des « négociations réussies ». Où comptez-vous mettre le curseur ?
Martine Aubry
Il n’est pas question de changer de méthode ni de calendrier. La méthode c’est la négociation, le calendrier c’était de lui laisser une année, jusqu’en juin, avant de préparer, dans la concertation, la seconde loi, qui sera votée à l’automne. Nous restons donc sur ce que nous avons dit. Nous voyons bien, avec ce qui se négocie dans les entreprises, quels doivent en être les grands axes. Il faut bien sûr inciter à la réduction à 35 heures. Soyons clairs : les dispositions de la loi pousseront au passage aux 35 heures, avec des dispositifs sur les heures supplémentaires, bien évidemment. D’autre part, cette loi doit nous permettre, au vu de ce qui s’est négocié, de clarifier, voire de simplifier le code du travail. Je pense, par exemple, aux trois formes de modulation qui existaient et à une clarification sur les cadres. Trouver des modalités pour qu’ils ne soient pas à l’écart des 35 heures. On peut penser à des formes de réduction du travail par des jours de congés complémentaires, un compte d’épargne temps. Reconnaissons-leur, dans la loi, le droit de travailler moins et des modalités adaptées. Et puis on aura les petites entreprises, qui doivent passer aux 35 heures au 1er janvier 2002 et que nous devons accompagner pendant cette période.
Rien ne presse à sortir cette loi plus tôt. Les entreprises ont compris que le gouvernement était déterminé à garder ses objectifs et son calendrier pour le passage aux 35 heures. La loi s’en donnera les moyens, tout en essayant de régler un certain nombre de problèmes qui n’étaient pas résolus précédemment dans le cadre du code du travail. L’imagination et l’innovation qui viennent des accords seront prises en compte.
Question
Mais tous les accords ne se valent pas…
Martine Aubry
Il n’y a pas, pour moi, de bon ou de mauvais accord, intrinsèquement. Il y a des accords qui baissent la durée du travail et créent des emplois : c’est cela notre objectif. Et puis il y a ceux qui font le contraire. En ce qui les concerne, on ne peut pas, à la fois, dire je m’écarte du cadre de la loi et s’étonner que l’on ne vous prenne pas en compte dans ce même cadre. Cela dit, en dehors d’une exception que chacun connait bien, l’ensemble des autres accords de branche se sont situés dans l’esprit de la loi. Bien sûr tel ou tel syndicat peut porter une appréciation, dire que les avancées ne sont pas suffisantes pour signer. Et je crois pouvoir en dire autant pour les accords d’entreprises, en tout cas ceux que nous aidons. C’est l’ensemble de ce champ que nous allons analyser, traiter, qui donnera lieu ensuite à une grande concertation avec les organisations patronales et syndicales pour proposer le projet de loi.
Question
La loi sur les 35 heures va-t-elle, selon vous, changer les relations sociales ? Les organisations syndicales semblent le souhaiter, adaptant leurs pratiques. Mais le patronat est plus réticent. Comment appréciez-vous ce mouvement ?
Martine Aubry
Dans l’entreprise, au fond, chacun sait qu’il a intérêt à ce que cela fonctionne. Le chef d’entreprise ne peut rien sans les salariés et le salarié a intérêt à ce que son entreprise soit compétitive. Tout cela doit se faire, dans le contexte des 35 heures, en améliorant les conditions de travail. Quand on est sur le terrain, on laisse de plus en plus souvent les slogans au vestiaire. Souvent on a considéré que les salariés n’avaient pas à connaître des problèmes d’exigences des clients, la réalité de la compétitivité…
Question
Le règne du « travaille et tais toi » …
Martine Aubry
On considérait que les salariés sont là pour travailler et pas pour comprendre. Là, on a besoin de tout mettre sur la table, de repenser l’organisation du travail. La qualité du dialogue social, ce n'est pas de dire vous signez là, c'est oui ou c'est non. C'est de débattre, ensemble, des contraintes de l'entreprise, de ses difficultés et de chercher les meilleures solutions. De la même manière, les entreprises ont été obligées d'entendre ce que leur disaient les salariés sur le stress, les mauvaises conditions de travail, leur qualification, l'articulation entre leur vie familiale et leur vie professionnelle… Et ensemble, ils doivent parler emploi. On sait bien qu'autour d'une table de négociation, chacun défend ses intérêts. Mais on peut, à un moment donné, débattre de vrais sujets quand toutes les cartes sont sur la table. L’impression que j’ai, avec les 35 heures, c’est que peut être pour la première fois en France, on joue la transparence avec les organisations syndicales et avec les salariés. C’est très important pour l’avenir. Les entreprises allemandes, qui ont joué ce jeu-là depuis longtemps, ont un syndicalisme beaucoup plus fort en face d'eux, mais les relations sont aussi plus équilibrées. Je suis convaincue que nous allons, par ce biais, renforcer le dialogue social et donc les acteurs. Particulièrement le syndicalisme. Louis Viannet a parlé d’« un syndicalisme de propositions ». Cette loi permet aux syndicats de ne pas être seulement cantonnés dans le défensif mais, effectivement, de pouvoir proposer des changements dans l'entreprise. C'est une des grandes retombées positives de cette loi.