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Edj : L'objet de cet entretien est l'anniversaire du RMI. Pouvons-nous cependant revenir sur les réactions qu'ont provoquées vos déclarations sur François Mitterrand ?
Michel Rocard : La réponse est non. Il n'y a là rien de nouveau. Les faits et les noms sont connus. Je ne comprends pas l'émoi que cela a provoqué. Pas besoin d'en rajouter. Passons au RMI, si vous le voulez bien.
Edj : Le RMI, que vous avez imaginé, avait deux objectifs : garantir un niveau minimum de ressources et réinsérer par le retour à l'emploi. La seconde partie du programme n'est, de l'avis général, pas une réussite. Reconnaissez-vous votre bébé ?
M. R. : Mais les deux objectifs – soulager une misère par de l'argent et accompagner une démarche de réinsertion – sont indissociables. Et là, il y a une innovation majeure – je parle sous le contrôle du Pr Castel – dont je pense qu'elle préfigure les politiques sociales du XXIe siècle. Jusqu'au RMI, qu'il s'agisse des assurances sociales, obligatoires et garanties par l’État, qu'il s'agisse de l'assistance, on avait, derrière un guichet, l’État, fournisseur bureaucratique. Pour la première fois, on va affecter de l'argent public, collecté par l'impôt, à des démarches individuelles et, au fond, sélectives. On va payer quelqu'un – qui ne sera pas forcément un fonctionnaire de l’État et j'y tenais beaucoup, mais un employé de collectivité locale ou d'une association avec qui l'on a passé un contrat – qui va distribuer de l'argent et surtout prendre en charge une démarche de resocialisation, de reconquête d'une dignité. Cet accompagnement est très concret. Ça va jusqu'au prêt d'une cravate pour les entretiens d'embauche.
Robert Castel : Le RMI est porteur, en effet, d'une originalité très forte. C'est un droit reconnu à des valides, à des gens déclarés aptes au travail. Maintenant, lorsqu'on passe aux résultats, on ne peut qu'éprouver une certaine déception. La loi misait sur la mobilisation d'un vaste ensemble de partenaires autour du projet de réinsertion, des entreprises par exemple. Ça ne s'est pas passé comme on l'attendait. Êtes-vous déçu ?
M. R. : Le mot « déçu », on ne le prononce que lorsqu'on a trop rêvé. En dix ans, deux ou trois millions de nos concitoyens sont passés par le RMI.
Au total, nous avons eu près de un million d'insertions réussies. D'accord, ce n'est pas assez, mais laissez-moi vous dire que, dans le contexte d'une tradition d'arrogance de l’État, habitué à considérer les pauvres comme partiellement responsables de leur pauvreté, ce million est déjà un succès. Le problème, c'est que ce devait être un régime transitoire. Le RMI a été conçu en 1988 pour gérer un flux de chômeurs. Or, depuis 1988, le chômage a augmenté d'un bon 70 %. Donc, au lieu de traité des flux, on traite un stock en croissance constante. Et ça, ça fait sauter la mécanique. Le RMI explose parce qu'on lui en demande trop. Alors, quand on lui reproche ses insuffisances, ma réponse, c'est qu'il n'était pas fait pour ça.
Edj : Pourquoi le refuser aux moins de 25 ans ?
M. R. : Le RMI est une procédure de réinsertion sur le marché du travail. Il s'adresse à des gens qui sont tombés hors du système. S'il n'y a plus de travail, notamment pour les moins de 25 ans, c'est qu'il est temps de se poser d'autres types de problèmes. Mais on ne doit pas désinciter un jeune à la recherche de travail. L'idée d'habituer des jeunes à vivre d'allocations à la sortie du système scolaire ma paraît consternante. On n'a pas le droit de supposer quelqu'un de moins de 25 ans comme déjà marginalisé.
R. C. : Je partage votre réticence. Il ne faut pas raisonner en termes de tout ou rien : ou le RMI ou rien. Envers les moins de 25 ans, il faudrait avoir une approche polyvalente.
Edj. : Le revenu minimum d'existence, vous êtes pour ?
M. R. : Avec vous, les journalistes, on est toujours soumis à des questions tranchées comme ça. On fait appel à votre intuition, sans vous laisser réfléchir. Je ne sais pas. C'est un problème énorme. Le premier qui a parlé d'impôt négatif, c'est Milton Friedman, l'homme qui a créé une révolution de droite en attribuant la souveraineté absolue au marché, celui qui a réhabilité la cruauté du jeu social. Que ce soit le même qui prône l'impôt négatif, ça jette, vous en conviendrez, un doute originel.
Edj : Étant donné le présidentialisme et diverses autres caractéristiques du système politique français, comment pouvez-vous affirmer qu'avec Rocard à l'Elysée il n'y aurait pas eu les « affaires » que vous évoquez à propos de votre prédécesseur ?
M. R. : Le problème que vous soulevez n'a rien de spécifiquement français. Déjà dans la démocratie athénienne, on savait que le pouvoir est dangereux et qu'il faut établir des contre-pouvoirs. Ce n'est donc pas un problème national. Ce qui est national, ce sont les conditions dans lesquelles le problème s'exprime. Tout pouvoir risque d'être mésusé, parce que l'espèce humaine est imparfaite. Pardonnez cette banalité, mais elle suffit. Chaque individu apporte à la fonction à laquelle il est élu son propre degré de moralité, d'intégrité et de sens du bien public – avec une infinie variation dans le temps et dans l'espace.