Texte intégral
L'Humanité - 20 avril 1996
Alain Juppé entend remettre en cause les obligations d’hygiène et de sécurité auxquelles sont assujettis les chefs d’entreprise. Après un second passage au Sénat, mercredi, le texte doit revenir prochainement devant les députés.
Au départ était un projet de loi présenté par les sénateurs et truffé de bonnes intentions. Ni plus, ni moins, il s’agissait de clarifier les problèmes de responsabilité pénale des élus locaux en matière de « manquement à une obligation de sécurité ou de prudence prévue par la loi ». Une responsabilité qui peut être mise en cause dans les situations les plus diverses. Le texte initial tendait ainsi à mettre un frein aux poursuites judiciaires contre des gestionnaires, alors même que les mesures de sécurité légales auront été respectées et que ces élus ou fonctionnaires auront accompli avec diligence toutes les démarches normales, eu égard aux moyens dont ils disposent pour accomplir leur mission.
Comme le rappelait le député communiste Muguette Jacquaint à l’Assemblée nationale le 22 février, cela ne devait exclure en rien le principe de la responsabilité en cas de « faute personnelle, subjective et bien précise en chaque circonstance ». En somme, du moment que l’on ne cherchait pas à absoudre d’éventuels actes délictueux commis en toute connaissance de cause par un élu, la loi rencontrait l’assentiment général.
C’était compter sans l’intervention du gouvernement qui a déposé un amendement en cours de route. Sous prétexte « d’équilibre » et d’égalité de tous les citoyens devant la loi, le pouvoir a souhaité élargir le champ d’application de la réforme en débat. Derrière ces arguments de façade, cet amendement à l’article L. 121-3 du Code pénal supprime la notion de responsabilité pénale du chef d’entreprise en matière d’hygiène et de sécurité. La modification est de taille. Depuis un arrêt de 1902 de la Cour de cassation, les tribunaux jugent en effet qu’« il appartient (au patron) de veiller personnellement à la stricte et constante exécution des dispositions édictées par le Code du travail en vue d’assurer l’hygiène et la sécurité des travailleurs ». En raison du statut particulier de l’employeur qui exploite le salariat et dispose de tout pouvoir de décision, de discipline et de gestion, l’élément intentionnel n’entre pas en compte. Les faits reprochés sont immédiatement qualifiés de délit dont doit répondre directement le propriétaire de la société.
Le texte adopté mercredi par le Sénat (1) évacue donc cette spécificité. Pire, les juges et le parquet devront dorénavant non seulement prouver que le PDG a commis une imprudence, une négligence ou une maladresse personnelle, mais également tenir compte « des circonstances de l’espèce et, notamment, des missions ou des fonctions de l’auteur des faits… » Pour brider la justice, on ne fait pas mieux.
Notant qu’une « conception plus restrictive de la responsabilité du chef d’entreprise » avait déjà été introduite par une loi de 1976, le sénateur communiste Robert Pagès s’est élevé contre cette dérive, estimant que « l’orientation de résultats en matière de prévention (des accidents professionnels) dépend du renforcement absolu du contrôle ». Et de citer les syndicats CFDT, CGT, CFTC, FO et FNIT du ministère du Travail qui, unanimes, estiment que « toute atténuation, toute dépénalisation, au nom d’on ne sait quelle auraient des conséquences négatives quant aux conditions de travail dans ce pays et se traduiraient par un coût supplémentaire pour la collectivité ». Pour sa part, Jacqueline Léonard, secrétaire de la CGT, a protesté auprès du ministre Jacques Barrot contre une réforme qui « désarme » le service public de l’inspection du travail et fait la part belle à « une délinquance patronale, encore plus tolérée », en particulier dans les transports routiers. Au demeurant, la droite n’en est pas à son premier coup d’essai sur le terrain des complaisances avec le CNPF : elle a tenté, voici quelques mois, d’imposer une prescription pour les abus de bien sociaux. Devant le tollé, Alain Juppé avait dû reculer.
Remi Broute
(1) Seul le groupe communiste, républicain et citoyen s’est prononcé.
Date : 29 avril 1996
Source : L’Humanité
Droit de réponse du garde des Sceaux à l’article dans « l’Humanité » du samedi 20 avril 1996.
En réponse à l’article paru dans le quotidien « l’Humanité » du samedi 20 avril 1996, intitulé « Le gouvernement veut blanchir les patrons », et en réponse à certaines interrogations, telles celle de M. Sénateur Pages, je souhaiterais apporter quelques précisions concernant l’incidence sur la responsabilité du chef d’entreprise de la proposition de loi présentée à l’Assemblé nationale relative à la responsabilité pénale pour des faits d’imprudence ou de négligence.
Les nouvelles dispositions de l’article 121-3 du Code pénal, telles que résultant de cette proposition de loi, ont bien évidemment vocation à s’appliquer en cas d’atteintes involontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne, causées par un manquement aux règles d’hygiène et de sécurité dans l’entreprise.
Pour autant, le nouveau texte, en permettant au chef d’entreprise de rapporter la preuve de son absence de la faute ne modifie aucunement l’état actuel du droit. En effet, la loi n° 76-1106 du 6 décembre 1976 relative au développement de la prévention des accidents de travail prévoit l’exigence d’une faute personnelle du chef d’entreprise et admet donc qu’il puisse en cas de manquement aux prescriptions au Code du travail en matière d’hygiène et de sécurité échapper à sa responsabilité en établissant qu’il n’a pas commis de faute.
La jurisprudence fait, en outre, une interprétation rigoureuse de ces dispositions en limitant considérablement la portée de l’exigence d’une telle faute. En effet, les juridictions pénales n’admettent que très rarement l’exonération du chef d’entreprise en raison de son absence de faute.
Le texte proposé, loin de remettre en cause cette jurisprudence rigoureuse, la consacre donc expressément puisque sont cités dans ce texte, au nombre des éléments devant être pris en compte pour apprécier la diligence de l’auteur du manquement, ses compétences, son pouvoir et ses moyens. Le chef d’entreprise demeure donc pénalement responsable dans la continuité de la jurisprudence actuelle.