Texte intégral
Le Monde : Vous avez proposé aux élus corses de débattre, dans la perspective d'un projet de loi, sur des orientations qui donneraient plus de responsabilités et plus d'autonomie à la région Corse, sans toutefois aller jusqu'à une véritable autonomie interne. Pourquoi n'êtes-vous pas allé jusque-là ?
Pierre Joxe : Les catégories juridiques correspondent à des objectifs politiques. Dans le cas de la Corse, le droit commun paraît inadapté aux réalités locales. L'objectif politique est de parvenir à établir un statut adapté aux spécificités de la Corse, dans le cadre de la Constitution. Lorsqu'on la lit bien, cette dernière ouvre en effet la possibilité, notamment avec l'article 72, de concevoir un régime spécifique en dehors du droit commun.
Ce que je cherche, c'est, en regardant ce qui se passe dans l'Europe démocratique et en regardant ce qui se passe en Corse, comment le droit constitutionnel français peut offrir une réponse à cette question. D'où les orientations de ma lettre du 23 mai, aujourd'hui soumises au débat, qui tendent à accroître les responsabilités des élus insulaires.
Le Monde : Peut-on imaginer, dans le cadre de la discussion de vos orientations, que l'avant-projet évolue jusqu'à offrir plus ou moins d'autonomie par rapport à ce que vous proposez aujourd'hui ?
Pierre Joxe : S'il n'y a pas d'accord sur un projet à venir, il y a quasiment unanimité sur l'inadaptation des institutions actuelles. Ce que je propose, c'est qu'on en parle. On me répond, je lis des lettres, des communiqués, je constate que le débat est ouvert, comme je l'avais souhaité. Et c'est aussi en fonction de ce débat que les contours définitifs du projet seront arrêtés, en regardant aussi autour de nous. Dans l'Europe démocratique, toutes les régions insulaires ont un statut spécifique : Madère, Açores, Jersey, Guernesey, Sardaigne, etc.
Le Monde : Sur place, les réactions à votre avant-projet ont été partagées. Certaines positives, avec des nuances, d'autres violemment négatives. Êtes-vous globalement satisfait de l'accueil qu'ont reçu vos propositions ?
Pierre Joxe : Je suis satisfait de deux choses. D'abord du nombre de réponses publiques ou privées que j'ai reçues. Pour m'en tenir aux réactions publiques, plusieurs dizaines d'élus, appartenant à tous les horizons politiques, et aussi des responsables socio-économiques, ont pris position. Ensuite, je constate que ce débat se déroule dans une atmosphère relativement sereine. J'ai connu il y a quelques mois, en 1985, une période qui reste un de mes pires souvenirs, où le débat prenait la forme d'une confrontation et où l'atmosphère était particulièrement violente, puisqu'il y avait plusieurs centaines d'attentats dans l'année, des morts et des blessés.
Le Monde : Parmi les adversaires de votre projet, les plus déterminés — notamment au RPR et au MRG — vous accusent pratiquement de préparer l'abandon de la Corse par la France. Êtes-vous en mesure de les rassurer complètement ?
Pierre Joxe : Personne ne demande l'indépendance de la Corse. Le gouvernement recherche un statut adapté à la Corse dans le cadre de la République française. Cela ne mérite pas ce degré de dramatisation. Des statuts spécifiques existent dans la plupart des pays d'Europe qui ont des régions insulaires, je le répète.
Le Monde : Les nationalistes demandent toujours une reconnaissance « juridique » du peuple corse. À votre avis, cette notion de « reconnaissance juridique » a-t-elle un sens au-delà, par exemple, de l'évocation de la réalité du peuple corse dans l'exposé des motifs du futur projet de loi ?
Pierre Joxe : La réalité politique, sociale et culturelle du peuple corse a été énoncée par le président de la République ; par moi, à plusieurs reprises ; par tous ceux qui sont amenés à s'intéresser à la Corse et par l'Assemblée de Corse elle-même. Quant à une reconnaissance juridique, je pense qu'elle peut trouver sa formalisation dans notre droit par l'existence même d'un statut spécifique et par son contenu.
Le Monde : On a eu le sentiment que l'Hôtel Matignon accueillait votre avant-projet avec une certaine prudence. Êtes-vous assuré du soutien du Premier ministre à l'ensemble des orientations que vous défendez ? Que pense le président de la République de vos projets ?
Pierre Joxe : Je suis, par tempérament et par précaution, très discipliné. Je n'entreprends rien dans les domaines politiques ou administratifs dont je suis chargé sans avoir l'aval du président de la République et du Premier ministre. Le Premier ministre a réuni à ma demande quatre comités interministériels depuis 1988, au cours desquels des mesures importantes ont été prises, notamment par les ministres de réduction nationale, de la culture, de l'agriculture et de l'équipement, entre autres. C'est d'ailleurs le dernier comité interministériel qui m'a chargé d'entreprendre la démarche culturelle, qui comprend naturellement la poursuite de l'action pour le respect de l'État de droit.
Le Monde : Vous cherchez un maximum de consensus autour de votre futur projet de loi. Mais certains élus corses — notamment les sénateurs MRG de Haute-Corse, dont M. François Giacobbi — sont radicalement opposés à vos orientations. Pour la rédaction définitive du texte, êtes-vous prêt à passer outre à de tels veto ?
Pierre Joxe : Paradoxalement, parmi ceux qui s'opposent actuellement à une démarche qu'apparemment ils n'ont pas très bien compris, on trouve des élus corses que je connais bien et depuis très longtemps, parfois de père en fils, avec lesquels j'ai siégé au Parlement. Donc, je suis optimiste ; si les principales zones de malentendus existent avec des gens avec lesquels, normalement je m'entends facilement, je pense que cela ne peut que s'améliorer. Le sénateur Giacobbi, par exemple, se dit préoccupé par ce qu'il appelle la « dérive maffieuse ». Or l'année dernière, la lutte contre la criminalité en Corse a obtenu des résultats parmi les meilleurs, puisque les vols à main armée ont diminué de 20 %. Et je ne parle pas de la diminution spectaculaire des attentats à l'explosif… Donc je pense que, devant ces faits, ces évolutions, certains dont j'ai parlé – je pense aussi à mes amis Zuccarelli et Alfonsi – pourront prendre en considération le fait que c'est à l'intérieur des institutions de la République, comme ils le disent eux-mêmes, qu'on doit rechercher la solution. On n'est pas sûr de la trouver. Je pense que les conversations que nous pourrons avoir seront fertiles sut ce point. Mais, même si je me trompe sur ce point particulier, j'ai un calendrier politique en tête que je compte mener à son terme avant la fin de l'année. Je proposerai au gouvernement un projet de loi. Les parlementaires pourront discuter dès la prochaine session, du Parlement. Il pourra être amendé. Il arrivera un moment où il faudra, voter et chacun prendra ses responsabilités. Je suis optimiste sur la nature et l'issue du débat en cours. La vie politique s'inscrit dans le temps. Il faut à la fois ne rien oublier de ce qu'on vu au cours des années écoulées et ne rien préjuger de ce qui peut arriver ; ni être d'un optimisme béat ni être plus d'un pessimisme systématique. La Corse a un bel avenir, il dépend beaucoup, il dépend principalement des Corses eux-mêmes, quels que soient ou aient pu être leurs engagements politiques présents et passés.
Le Monde : 29 juin 1990
Rectificatif – Dans l'entretien avec M. Pierre Joxe, à propos de ses projets pour la Corse (Le Monde du 28 juin), le ministre de l'intérieur soulignait que le dernier comité interministériel consacré à la Corse l'avait chargé d'entreprendre sa démarche « actuelle » (et non « culturelle » comme il a été écrit par erreur). D'autre part, M. François Giacobbi n'est pas l'un des « sénateurs MRG de Haute-Corse », mais l'unique sénateur MRG de ce département.