Texte intégral
Les Échos : 8 janvier 1996
Les Échos : Alain Juppé a placé la réforme du droit de la concurrence sous le signe de l'emploi. En quoi peut-elle y contribuer ?
Yves Galland : Dans une économie moderne, le droit doit être constamment adapté si l'on ne veut pas qu'il contribue, entretienne ou accélère les phénomènes de crise. Dix ans bientôt après son adoption, l'ordonnance de 1986 conserve toute sa pertinence et nous ne remettons pas en cause son principe essentiel, libération des prix et de l'initiative économique. Mais se posent aux différents acteurs de la vie économique un certain nombre de problèmes concrets pénalisant leurs relations, donc l'emploi. La liste de ces dysfonctionnements fait d'ailleurs l'objet d'un accord beaucoup plus grand qu'on ne le croit.
Les Échos : Vous ne redoutez donc pas un examen de passage difficile au Parlement ?
Yves Galland : Un ministre de la République ne peut le craindre. C'est vrai que les textes sur ce sujet ont tous été adoptés par ordonnance et que le sujet est difficile. Mais nous avons choisi de faire voter un texte faisant l'objet de la plus large concertation. Initié par mon prédécesseur, Hervé Gaymard, je l'ai poursuivi, non seulement avec plus de 70 organisations professionnelles, mais aussi avec les parlementaires et les organisations de consommateurs.
Les Échos : Alain Juppé n'a rien dit de l'actuelle interdiction du refus de vente, dont la suppression est pourtant considérée comme un moyen de rééquilibrer les relations industrie-commerce.
Yves Galland : C'est justement un point toujours en discussion parce que nous n'avons pas encore rencontré un consensus suffisant. Mais je voudrais faire deux remarques préalables. Nous sommes le seul pays de l'Union européenne où une telle disposition existe : celle-ci avait adoptée pour rééquilibrer des forces économiques dont l'équilibre a depuis radicalement changé ; le refus de vendre, enfin, est un acte totalement anormal dans la vie d'une entreprise.
Autant de raisons qui font qu'à titre personnel je suis plutôt favorable à une évolution en la matière. Je note d'ailleurs qu'au-delà des prises de position initiales, la plupart des intervenants ont évolué. Les avis divergent de moins en moins. La question devra être tranchée dans un mois. Je souhaite, en effet, présenter le projet de loi au conseil des ministres pour qu'il puisse être voté par le Parlement lors de cette session.
Les Échos : Les ententes que le député Jean-Paul Charié souhaite voir légaliser lorsqu'elles favorisent le progrès économique et social, verront-elles leur législation modifiée ?
Yves Galland : Rien n'est arrêté. C'est le deuxième dossier sur lequel j'entends mener une concertation complémentaire. Je suis naturellement optimiste et je pense que nous arriverons à trouver un point d'équilibre sur ce sujet…
Les Échos : Et si vous n'y arrivez pas ?
Yves Galland : Soyons clair. Ce projet de loi ne comportera pas de dispositions faisant a priori l'objet d'âpres oppositions. Ce n'est pas reculer devant la difficulté, mois nous n'handicaperons pas une réforme indispensable avec des dossiers polémiques. Si un point de la réforme est susceptible de déstabiliser l'ensemble du texte, je conseillerai aux uns et aux autres, professionnels et parlementaires, de le mettre de côté. L'objectif de la réforme n'est pas de diviser les catégories socioprofessionnelles. C'est exactement l'inverse même si un consensus absolu est impossible.
Les Échos : Depuis les grèves, le gouvernement semble soucieux d'apaiser le secteur public. Voulez-vous toujours modifier les rapports de concurrence entre public et privé ?
Yves Galland : Ce sujet ne me parait plus faire l'objet d'une guerre de tranchées depuis que Gérard Longuet a mis en place l'Observatoire de la diversification sur EDF-GDF. Son objet, vous le savez, est d'éviter que le secteur public ne profite d'une situation de monopole pour se lancer dans n'importe qu'elle activité de diversification concurrençant le privé, ou de le faire sans transparence des comptes. Cette démarche peut être aujourd'hui généralisée…
Les Échos : Sans doute, mais sur quoi portera précisément la réforme ?
Yves Galland : Le fait d'être en situation de monopole confère dans la législation une position dominante. Le fait, quand on est un monopole, d'aller sur un autre marché peut être constitutif d'un abus.
Le Conseil d'État et le Conseil de la concurrence ont rendu deux avis importants sur ce sujet.
Le premier a précisé les secteurs où les monopoles publics pouvaient se diversifier, ceux en général répondant à une certaine logique économique. Le second a dressé la liste des comportements susceptibles de constituer des abus. L'idée est d'inscrire dans la loi ces deux grands principes en insistant sur la nécessité absolue d'avoir, dans certains secteurs, des comptabilités distinctes, que les situations de monopoles visées soient d'origine publique ou privée. Le consensus est en passe d'être trouvé.
Les Échos : Ce consensus, vous ne l'avez pas trouvé pour la revente à perte dont la grande distribution réclame l'autorisation ?
Yves Galland : Vous répondre exige quelques explications préliminaires. Déterminer le prix d'achat réel d'un bien relevait, jusqu'ici, d'un maquis inextricable. À la facture s'ajoutaient les remises, les sur-remises et autres ristournes consenties par le producteur tout au long de l'année.
Notre projet prévoit de mettre un terme à tout cela. Le prix d'achat sera celui de la facture sur le document. Cela va modifier en profondeur les relations entre fournisseurs et distributeurs, les rendre plus simples, plus claires, plus transparentes.
Certains distributeurs prétendent que cette simplification, couplée avec l'interdiction de toute revente à perte, va entraîner une augmentation mécanique des prix s'échelonnant de 3 à 7 %. Ils réclament donc le droit de revendre à perte, au nom de la défense du consommateur, des prix bas et de la lutte contre l'inflation. Moi, j'affirme que notre projet de loi n'entraînera aucune hausse des prix.
Les Échos : Pourquoi ?
Yves Galland : Parce que revendre à perte n'existe actuellement que pour 300 ou 400 produits d'appel dans des hypermarchés qui en comptent 40 000 et qu'une péréquation des marges se fera naturellement.
Les Échos : L'interdiction de la revente à perte n'est-elle pas redondante avec la notion de « prix abusivement bas » que vous prônez ?
Yves Galland : Pas du tout. La première concerne les produits finis revendus en l'état, alors que la seconde touche les produits fabriqués ou transformés par le distributeur lui-même. La baguette à 60 centimes est un prix dangereux. Si nous laissons ceci se généraliser, on prendrait le risque de ruiner une profession pour une satisfaction du consommateur qui reste à prouver et qui se paiera en tout état de cause sur d'autres produits. Il en va de même pour le steak haché, conditionné par les grandes surfaces à partir de carcasses achetées. Les citoyens de ce pays n'ont rien à gagner à la disparition des boulangers et des bouchers.
Les Échos : Sur ce dossier, vous ne recherchez donc pas le consensus ?
Yves Galland : Le principe n'est pas négociable. Nous avons prévu, pour l'instant, une augmentation substantielle des amendes en cas d'infraction, les portant de 100 000 à 500 000 francs. Il y aura sur ce type de modalités un débat parlementaire qui peut modifier la fourchette des amendes. Mais tout le monde, je le crois profondément, a intérêt à une concurrence plus saine, ce qui implique un certain caractère dissuasif dans les sanctions.
Le Figaro : 13 février 1996
Le Figaro Économie : Le projet de réforme de l'ordonnance de 1986 qui vient de sortir des arbitrages interministériels est un frein à la concurrence, et particulièrement à la concurrence sur les prix. Ne craignez-vous pas d'aller à rebours de l'évolution du droit européen dans ce domaine ?
Yves Galland : D'abord, je vous rassure, vis-à-vis du droit européen, il n'y a aucune contradiction. D'ailleurs, ce serait impossible d'adopter une législation contraire. Du côté du gouvernement, le projet de réforme du droit de la concurrence en est effectivement à sa version définitive puisqu'il est actuellement devant le Conseil d'État. Il doit être présenté en conseil des ministres le 28 février et le 20 mars à l'Assemblée nationale. Mais je ne vois pas en quoi il va présenter des risques en matière de prix. Il ne remet nullement en question les grands principes de l'ordonnance de 1986 fondée sur la liberté des prix et des pratiques commerciales saines. La concurrence n'a aucune raison d'être freinée. Nous allons juste éviter certains dysfonctionnements.
Le Figaro Économie : Certains distributeurs ont pourtant fait valoir que les prix allaient augmenter de 3 % à 7 %. Vous estimez néanmoins que cette réforme n'est qu'un correctif ?
Yves Galland : Nous gardons l'essentiel de l'ordonnance de 1986. Je suis formel sur son impact. La réforme n'aura aucune incidence sur les prix, c'est-à-dire sur l'indice et le panier de la ménagère. Et je ne me prêterai en aucun cas à ce qui peut ressembler à un encadrement des prix ou à un contrôle.
Le Figaro Économie : Les points les plus discutés concernent bien le mécanisme de formation des prix avec l'introduction de l'interdiction des « prix abusivement bas » et le renforcement de l'interdiction de vendre à perte. Qu'est-ce qui va changer ?
Yves Galland : Le dispositif actuel prévoit l'interdiction de la revente à perte en dehors naturellement des périodes de soldes et de déstockage. Aucun consommateur au monde ne croira d'ailleurs que la vocation d'un distributeur est de revendre à perte. Mais la rédaction du texte de 1986 qui prévoyait l'interdiction de la revente à perte laisse planer des incertitudes. L'existence de la revente à perte est aujourd'hui difficile à prouver. Prenons l'exemple d'une bouteille d'eau minérale : on peut aujourd'hui non seulement déduire toutes les remises figurant sur la facture mais aussi y ajouter des remises hors facture.
Le premier correctif de la réforme que je propose est donc de redonner à la facture son rôle de base de l'acte commercial. Les industriels auront toujours la liberté d'accorder autant de remises qu'ils le souhaitent. Mais seules celles qui figurent sur la facture seront prises en compte. Il sera dès lors facile sur cette base de contrôler le prix de revient, et donc de déterminer s'il y a revente à perte.
Le Figaro Économie : Les ristournes accordées en fonction des quantités vendues ne pouvant être intégrées, cela va donc pousser l'étiquette à la hausse…
Yves Galland : Non, car ce serait oublier qu'il y a une concurrence, tant entre producteurs qu'entre distributeurs, qui joue en faveur du consommateur. C'est la réalité d'une économie ouverte comme la nôtre.
Le deuxième correctif que nous souhaitons apporter concerne les prix abusivement bas des produits, non pas revendus en l'état, mais fabriqués par les magasins. Il s'agira, par exemple, de reconstituer le prix de revient de la baguette de pain fabriquée par l'hypermarché pour interdire certaines pratiques, de prix d'appel. Celles qui n'ont rien à voir avec l'acte commercial de production lorsque ne sont intégrés ni les frais généraux, ni les frais de fabrication, ni l'amortissement du matériel. Il y a des exemples célèbres qui montrent que la baguette est parfois vendue six fois moins cher que chez le boulanger. Il y a de quoi sinistrer l'ensemble d'une profession. Et cela peut concerner également d'autres produits, comme la viande.
Le Figaro Économie : Leurs prix vont donc remonter…
Yves Galland : Non, il s'agit d'interdire des « prix de prédation », malsains. Il faut toutefois relativiser l'ampleur du phénomène ces prix abusivement bas ne concernent que quatre cents des quarante mille références de produits vendus dans une grande surface. Si ces prix-là devaient augmenter, le distributeur ferait à l'évidence sur certains autres produits une péréquation de marge qui se matérialiserait par une baisse des prix sur ces produits au bénéfice du consommateur.
Le Figaro Économie : Les grands distributeurs estiment qu'aller s'expliquer devant le juge pénal en cas de revente à perte relève du moyen âge alors que les concurrents de la bataille qu'ils livrent se sont internationalisés depuis l'ordonnance de 1986. Pourtant vous persistez en renforçant d'ailleurs cette infraction.
Yves Galland : Il y a un paradoxe à considérer, d'une part, qu'il est nécessaire de lutter contre les pratiques de revente à perte et, d'autre part, qu'il ne faut pas se donner les moyens juridiques de les sanctionner et surtout de dissuader d'y recourir.
Le Figaro Économie : Certains représentants du commerce estiment aussi que la tentative de clarifier la facture, qui met sous le contrôle du juge les conditions générales de vente, est une façon de revenir à des prix imposés par le fournisseur…
Yves Galland : Vous m'étonnez, car, lors des consultations menées avec les soixante-douze fédérations professionnelles, personne n'a contesté le bien-fondé de la réforme de la facturation. Cette réforme est consensuelle, et personne n'a prétendu qu'elle mènerait à un contrôle de prix déguisé. Et je vous confirme que je suis là pour essayer de réformer le droit de la concurrence de façon équilibrée, et certainement pas pour encadrer les prix.
Le Figaro Économie : L'autorisation pour un industriel de refuser la vente d'un produit à un distributeur serait également introduite. À quelles conditions ?
Yves Galland : Nous sommes le dernier pays européen à prévoir une telle interdiction. Avec cette réforme, nous rapprochons notre droit de celui de nos partenaires. L'interdiction de vente sera possible sous réserve qu'elle n'empêche pas l'entrée sur le marché d'une nouvelle entreprise.
Le Figaro Économie : Le ministre de l'agriculture souhaite que certaines ententes soient autorisées afin de protéger les filières agricoles. A-t-il obtenu satisfaction ?
Yves Galland : Oui, mais en dehors de la réforme de la concurrence. À la demande du Premier ministre, nous allons utiliser, pour la première fois, les décrets d'exemption qui existent dans la réglementation actuelle. Ils permettent à une profession de maîtriser dans sa filière les quantités produites en cas de surproduction et d'organiser les prix au sein de la filière.