Texte intégral
Date : 14 février 1996
Source : Les Échos
Les Échos : Comment le secrétaire d’État à la recherche juge-t-il la création du nouveau marché ?
François d’Aubert : C’est une initiative qui était indispensable. Il y a plusieurs marchés de ce type qui se mettent en place en Europe, et il y a surtout le Nasdaq américain. Il faut favoriser l’accompagnement de la création d’entreprises à forte croissance. Celles qui m’intéressent surtout sont celles centrées sur les hautes technologies, notamment les biotechnologies appliquées au médical, à l’agroalimentaire et à l’environnement. L’ouverture du « nouveau marché » devrait plus généralement encourager les vocations de création d’entreprise dans le monde de la recherche. C’est, enfin, un outil financier qui permettra aux investisseurs du capital-risque de sortir de leurs engagements.
Personnellement, je souhaite que l’environnement français soit plus favorable au développement des entreprises de haute technologie, même si pour l’instant, nous ne pouvons pas faire grand-chose sur le plan de la fiscalité.
Les Échos : Comment encourager la création d’entreprises innovantes ?
François d’Aubert : Il y a en France un problème de créateurs d’entreprise. Il faut donc favoriser l’essaimage à partir des laboratoires de recherche publique, à l’image de ce que font déjà l’INRIA et le CEA. Pour l’instant, cela concerne moins les biotechnologies, et en particulier l’INSERM et l’INRA. Il suffirait que l’essaimage concerne une cinquantaine de personnes par an, ce qui reste faible par rapport aux effectifs de la recherche publique en France, pour lancer le mouvement. À l’image de ce qui se passe à Stanford où un professeur peut créer trois ou quatre entreprises au cours de sa vie. Il manque aussi des investisseurs individuels pour prendre le relais du capital-risque.
Les Échos : Comment assurer l’interface entre la recherche et les investisseurs ?
François d’Aubert : La ligne de crête est assez difficile. Il faut intéresser le marché, sans créer de fausses illusions. Le « nouveau marché » entraînera un peu de spéculation financière, mais il ne faut pas non plus bâtir des romans autour des candidats. Pour bien appréhender le potentiel de ces entreprises, il faut surtout croiser l’expertise financière avec l’expertise scientifique.
Les Échos : Justement, le marché français manque cruellement d’experts de ce type. Quelles initiatives pouvez-vous prendre ?
François d’Aubert : Nous allons confier cette mission à l’Agence pour le développement de l’information technologique, basée à Strasbourg. Elle va créer Adit Finance, qui apportera l’expertise des projets technologiques des entreprises candidates au nouveau marché, si celles-ci le souhaitent. L’Adit offrira des prestations sur une base commerciale, en concurrence avec d’autres organismes.
Date : 28 février 1996
Source : Le Figaro
Le Figaro : Les Français sont partagés : la moitié d’entre eux estiment que la science est bénéfique, l’autre moitié, qu’elle n’apporte ni bien, ni mal.
François d’Aubert : C’est inquiétant. On ne peut pas dépenser en recherche 2,4 % du PIB sans que le citoyen qui en paie une partie adhère aux projets de recherche. Il faut que l’équation science = progrès = bonheur, ne soit pas trop perturbée. Cette équation a été une certitude depuis cent ans : or, depuis quelques années, elle est écornée. C’est la démonstration que la culture scientifique et technique a besoin d’être développée, notamment à l’école. Il faut aussi que les questions d’éthique soient abordées. Aujourd’hui, les marchands d’illusions qui promettent la fabrication de médicaments contre le cancer ou le sida pour demain, peuvent faire beaucoup de mal à la science. Pour le malade, demain c’est vraiment demain, alors que, entre une découverte et la production d’un médicament, il s’écoule parfois vingt ans.
Le Figaro : La lutte contre les grandes maladies est le secteur de recherche prioritaires aux yeux des Français. Pensez-vous que l’effort actuel est suffisant ?
François d’Aubert : Le sondage (1) traduit une demande sociale très forte, très identifiée, sur la santé. L’effort financier de la recherche publique, dans ce domaine, est un peu supérieur à 7 milliards de francs. Mon souhait serait de l’augmenter encore un peu. Actuellement, 1 milliard de francs est consacré à la recherche sur le cancer. Or, 1 milliard, c’est ce qu’a perdu le Crédit lyonnais chez un promoteur immobilier. Il y a là matière à réflexion sur l’utilisation de l’argent public.
Parallèlement, les gens croient que la recherche est particulièrement chère. Or, il suffit parfois de déplacer quelques dizaines de millions de francs, en mettant l’argent au bon endroit, au bon moment. Dans la recherche sur le cancer, par exemple, des avancées en biologie moléculaire, au cours des trois dernières années, ont permis de mieux connaître la maladie, et il est probablement plus intéressant, aujourd’hui, de mettre un peu plus d’argent sur le cancer que ça ne l’aurait été il y a deux ou trois ans.
Mais ce n’est pas uniquement un problème d’argent, il y a surtout un problème de mobilisation qualitative. Il existe dans ce secteur, des cloisonnements, par exemple, entre la recherche fondamentale et la recherche clinique, qu’il faut réduire.
Le Figaro : L’environnement arrive au deuxième rang des préoccupations. Votre ministère ne lui consacre pas de ligne budgétaire identifiée. La politique de recherche est-elle suffisamment claire ?
François d’Aubert : Pour que le public comprenne et soutienne la recherche, elle doit afficher des buts. On ne peut pas simplement dire : la politique de la recherche consiste à favoriser l’excellence. Cela irait si on disait, de temps en temps, ce qui n’est pas excellent. Malheureusement, la communauté scientifique le dit rarement.
Dire que l’on va faire de la recherche sur les matériaux, ce n’est pas non plus très séduisant pour le grand public. En revanche, lorsqu’elle est orientée sur quelque chose de concret, par exemple, la voiture électrique, on retrouvera à la fois la demande sociale – ici, la préservation de l’environnement – et la recherche fondamentale sur les matériaux, sur l’énergie, sur les piles ou sur les procédés.
Le Figaro : Nos concitoyens accorderaient à la conquête spatiale une place bien moindre par rapport à celle qu’elle occupe réellement dans votre budget.
François d’Aubert : La « demande démocratique » de recherche sur ce sujet paraît atténuée par rapport à il y a dix ou quinze ans. Le rôle des politiques est aussi de ne pas aller uniquement dans le sens du courant et de faire des choix d’intérêt national, qui ne coïncident pas forcément avec la demande du public. Les Français ne savent pas que nous sommes la première puissance spatiale d’Europe. C’est un atout très important.
Le Figaro : Les budgets stagnent, voire baissent. Vous avez récemment annoncé un gel partiel des crédits de l’INSERM. Les chercheurs du public sont très inquiets.
François d’Aubert : D’une part, les budgets des établissements publics de recherche ont augmenté de 4,9 % en 1996 ; et, d’autre part, il ne s’agit pas d’un gel mais d’une programmation tout au long de l’année. C’est normal que la communauté scientifique manifeste son inquiétude.
Certains laboratoires publics m’expliquent que la moitié de leurs moyens leur sont fournis par des fonds privés et des organisations caritatives, comme l’Arc, mais il faut rappeler que les salaires, c’est l’État qui les paie. Les fonds privés doivent représenter un plus, mais la base doit être assurée par les pouvoirs publics. Et cela fonctionnera d’autant mieux que l’on résoudra les problèmes de pyramide d’âge.
Le Figaro : Justement, comment résoudre ce problème alors qu’il n’y a plus de recrutement au CNRS et dans les grands établissements de recherche ?
François d’Aubert : En effet, il y a un tiers de moins de gens qui entrent que de gens qui sortent. Pas un organisme public ne peut résister à un tel déséquilibre.
Or, il est important de faire entrer des jeunes chercheurs, mais il est aussi important que les universitaires et le secteur privé aient le sentiment que le CNRS est un vivier qui peut leur être utile. Sans que ce soit imposé, car il n’y a pas de gens en trop au CNRS.
Si on arrivait à enclencher cette démarche, cela donnerait davantage de souplesse dans la gestion des effectifs, et on arriverait à rééquilibrer le flux des entrées et des sorties dans les grands organismes de recherche.
Le Figaro : Oui, mais comment faire pour se sortir de ce marasme budgétaire ?
François d’Aubert : Je suis très attaché au pourcentage de 2,4 % du PIB que représente la recherche, publique et privée. Ma préoccupation pour le préserver est de trouver des parades en prenant des mesures incitatives qui déclenchent des nouvelles recherches dans le secteur industriel et privé. Dans le secteur pharmaceutique, nous sommes seulement au huitième rang mondial ; dans les biotechnologies, les grandes entreprises étrangères sont beaucoup plus puissantes que les laboratoires français. Il faut qu’on trouve dans les mécanismes d’aide publique au privé – qu’il s’agisse de l’aide fiscale, du fonds de la recherche et de technologie (FRT) ou des bourses – des systèmes plus performants qu’ils ne sont aujourd’hui. J’ai beau avoir été ministre du budget, je suis pour préserver les aides fiscales à la recherche. Ce secteur a une spécificité. Mais ne poussons pas non plus cette spécificité culturelle jusqu’à engendrer des systèmes administratifs absurdes, où les répartitions de crédits entre différents départements restent figées dans le temps.
1. Sondage Sofres-Eurêka, lire nos éditions du samedi 17 février 1996.