Article de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, dans "Le Figaro" du 28 mai 1996, sur la situation en Corse et la définition d'une politique vis-à-vis de la Corse, intitulé "Un avenir pour la Corse".

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Aujourd’hui, à l’Assemblée nationale, s’engage une discussion sur le problème corse. Je veux, par cet article, prendre ma part du débat. En espérant que se nouera un autre échange que des réponses provocatrices à des interrogations légitimes.

La Corse vit depuis vingt ans un paradoxe : une crise profonde et durable, un risque de dérive dangereuse, la tentation du renoncement ou de l’abandon ; et aussi un réveil comme après un long sommeil, une affirmation d’identité, un désir de vivre dans la fidélité à soi-même, mais dans la modernité.

Depuis quelques mois, les tendances négatives s’imposent, dans une triple crise :
    – une crise économique et sociale : chômage plus élevé, défiscalisation de l’île, mutation difficile de l’agriculture, économie touristique à risque… ;
    – ne crise politique : essoufflement du système clanique, timidité des instances représentatives, éclatement et parfois, décomposition du mouvement nationaliste, absence de leadership positif… ;
    – une crise de l’État de droit : taux de délinquance, notamment financière, élevé, déstabilisation accentuée – plus particulièrement au cours des dernières semaines, par les attaques et le menace de certains nationalistes et le désaveu du gouvernement – du dispositif de sécurité et de l’appareil judiciaire dans l’île (dessaisissement de magistrats en poste en Corse ou entrave à leur action, mouvement au sein de la police, malaise dans la gendarmerie visée par des attaques terroristes).

La crise idéologique et morale s’approfondit et la peur de l’avenir monte.

Devant l’aggravation de la situation, la pratique des petites phrases provocatrices est irresponsable. Ce n’est pas en accusant, sans preuves, ses prédécesseurs socialistes (comme M. Toubon), ni en octroyant, tout seul, l’indépendance à la Corse (comme M. Barre) qu’on relèvera le défi.

L’île de Beauté mérite une réflexion de fond, un projet global et crédible, une attention durable dans le respect des principes républicains et démocratiques.

Chants de vie
Cela suppose des conditions politiques :
    – réintroduire les élus corses dans le dialogue effectif avec le gouvernement ;
    – exclure les négociations secrètes, mener des discussions publiques, en affirmant des règles, avec toutes les forces politiques, sans exclusive ;
    – dire clairement que le débat peut porter sur des questions économiques ou de statut mais pas sur la question de savoir si, resteront ou non impunis, des actes criminels, en particulier de droit commun. L’action normale de la justice et de la police dans un État de droit n’est pas un projet de négociation ;
    – mettre en place un processus ouvert de travail entre les forces vives de la Corse et l’État, en fixant des étapes et un rendez-vous annuel d’évaluation.

Cela peut conduire à une évolution du statut.

Depuis le statut Joxe de 1991, la Corse a fait l’expérience d’une décentralisation avancée. On peut débattre d’une nouvelle étape, si celle-ci est souhaitée.

Il n’est pas évident que le maintien de deux départements dans une île de 250 000 habitants soit un gage d’efficacité et de démocratie.

Il n’est pas interdit de s’inspirer de l’exemple d’autres îles (méditerranéennes ou d’outre-mer) pour concevoir un statut original, donnant à la collectivité de Corse des pouvoirs autonomes dans la République.

Cela implique un nouveau développement économique et culturel.

Plutôt que d’improviser une zone franche lourde de dérives potentielles, il importerait de travailler en profondeur sur quelques leviers essentiels du développement local : aide à la restructuration des filières agricoles, organisation du réseau des PME-PMI avec un appui de proximité fiable, revitalisation de l’intérieur de l’île, maîtrise du développement touristique.

Il faut donner la parole aux acteurs culturels qui, défenseurs quotidiens du patrimoine, de l’identité, de la langue et de la culture corses, ont peu de goût pour les dérives guerrières et répugnent aux tentations mafieuses. Leur contribution à la définition de pistes d’avenir serait, j’en suis sûr, féconde.

En Corse, il n’y a pas que des chants de mort, de nostalgie ou de solitude. Il y a des chants de vie.