Texte intégral
Le Figaro : 26 mai 1997
Lionel Jospin : « Un pacte de changement »
Nous ressentons tous l’importance de ce moment qui vient après une campagne trop courte, que l’actuel gouvernement a voulue trop courte, a déclaré hier soir le premier secrétaire du PS. Mais cette campagne a été intense, et les Français se sont exprimé avec une grande force. Les propositions des socialistes ont été entendues, notre progression est très forte. Mais ce sont toutes les propositions de la gauche, d’une manière générale, qui ont été entendues : celles des radicaux-socialistes, celles des communistes, celles des représentants des Verts et du Mouvement des citoyens. Il importe que ces forces se rassemblent et mènent une campagne du second tour positive, avec, au cœur, toutes les aspirations exprimées par nos concitoyens dans leur vote du premier tour.
La progression très forte des forces de gauche semble indiquer que les Français verraient bien leur avenir à gauche. C’est que la gauche est la seule à se donner les moyens de répondre aux problèmes que le pays doit affronter : le chômage, les inégalités, la sécurité, le logement, l’avenir des enfants avec l’éducation et la formation.
Que serait une société qui ne ferait pas de ces problèmes les premiers à d’avoir être résolus ? J’invite donc tous ceux qui veulent un pouvoir plus équilibré, et surtout une politique nouvelle, à se rassembler au second tour. Un changement de majorité est possible, et un changement de majorité est souhaitable. Je propose à tous nos concitoyens de se réengager dans la vie de la cité, je leur propose un pacte de changement pour une nouvelle démocratie honnête, respectueuse de tous et à l’écoute de chacun, un politique économique plus audacieuse, plus humaine, qui remettra la France en marche, pour tous et avec tous.
Le score du Front national est élevé, trop élevé. Le prochain gouvernement devra mettre au premier plan les préoccupations de tous ces Français inquiets et qui se croient oubliés ou menacés.
La droite s’est donné beaucoup de mal pour défigurer nos propositions ou bien pour les détourner à son profit. Les Français n’ont pas apprécié le caractère négatif de la campagne menée par l’actuel gouvernement. C’est pourquoi j’appelle nos concitoyens à ce réengagement et à un pacte de changement indispensable.
Le Monde : 30 mai 1997
Le Monde : Comment jugez-vous le tour pris par la campagne de la droite avec l’annonce de son prochain départ par Alain Juppé, lundi, et l’intervention de Jacques Chirac, le lendemain ?
Lionel Jospin : En organisant le retrait d’Alain Juppé, on a voulu soustraire au jugement des Français un Premier ministre réputé impopulaire ; mais, en même temps, cette décision a accru, dans l’esprit des Français, l’impression que la campagne de la coalition RPR-UDF était marquée par la confusion, voire le désarroi. A mon sens, le pouvoir n’a pas gagné à cette décision.
En ce qui concerne l’intervention du président de la République, nous n’en contestions pas le principe. Je ne pense pas qu’elle pèsera lourdement. En tout état de cause, ce qui m’anime, avant ce second tour c’est la conviction que rien n’est fait. Les Français ont indiqué, au premier tour, une direction, mais c’est au second tour qu’ils dictent leur choix. Nous ne voulons pas nous laisser arrêter par des mouvements accessoires de la campagne, mais revenir sur les enjeux véritables de l’élection, sr nos propositions pour le pays, afin que la dynamique exprimée au premier tour se poursuive et s’amplifie.
Le Monde : Craignez-vous une mobilisation des électeurs de droite au second tour, comme lors des élections législatives de 1978 ?
Lionel Jospin : Je n’exclus rien, parce qu’il s’agit d’une élection à deux tours. Je ne crois pas que la dynamique devrait s’inverser, mais rien n’est fait. Le contexte n’a rien à voir avec 1978. En 1978, on avait affaire à une gauche forte, mais cassée, et qui s’était livrée trop tard à une cérémonie d’unité pour sauvegarder ce qui pouvait l’être. Aujourd’hui, ces tentatives sont donc des situations différentes, qui ne peuvent être comparées.
Le Monde : Les Français pourraient se montrer sensibles aux signes donnés par Philippe Séguin et Alain Madelin…
Lionel Jospin : On ne peut pas refaire en hâte l’attelage baroque de l’élection présidentielle. Ces rencontres de tribune sont des simulacres, des constructions superficielles, qui soulignent les contradictions internes de la droite. Je ne pense pas que les Français s’en contentent ni qu’ils y trouvent une signification. La droite au pouvoir reprend mécaniquement des techniques de communication qu’elle a utilisées en 1995, sans comprendre que, depuis, les Français ont fait l’expérience de ses choix politiques. Ils n’ont pas oublié que M. Madelin a été écarté du gouvernement au bout de trois mois. Ils savent que M. Séguin est à son opposé. Ce duo improbable ajoute au théâtre des confusions, et je pense que les français le ressentiront comme tel.
Le Monde : En s’engageant dans la campagne, Jacques Chirac est-il toujours « cohabitable » ?
Lionel Jospin : Le président de la République est bien sûr concerné par cette élection. Il peut même en être affecté, mais il n’est en rien la cible. Le problème de la cohabitation n’est pas posé.
Le Monde : Vous avez proposé, au soir du premier tour, un « pacte de changement ». Concrètement, comment se déclinerait-il ?
Lionel Jospin : Il y a une parole de vérité des responsables, qui doit s’accompagner de changements de textes, mais aussi de comportements ; Nous pensons au cumul des mandats, à l’impartialité de l’Etat, à l’indépendance de la justice, à un gouvernement ramassé, à la capacité à dialoguer. Les juges pourront instruire librement. Un tel pacte se traduirait aussi par des changements dans la vie quotidienne comme sur la politique économique, en particulier dans l’action que nous mènerions en faveur de l’emploi.
Le Monde : Le premier tour a-t-il été un vote-sanction contre la droite ? Ou est-ce que les électeurs ont approuvé cette alchimie étrange de femme socialistes, de candidats Verts inattendus, de communistes en voie de « mutation », mais en se prononçant du même coup en faveur d’un renouvellement de la gauche et de son personnel politique ?
Lionel Jospin : Cette notion d’une force de changement plurielle est une réalité. Elle résulte d’un travail d’échange et de dialogue, conduit depuis deux ou trois ans dans le respect de chacun, de manière publique, qui a débouché sur des plages d’accord très larges. Des différences subsistent, mais elles ont été exprimées publiquement. Il y a eu là une démarche de respect à l’égard des Français. Il y a aussi une diversité de la gauche – Verts compris – qui s’exprime. C’est pourquoi les caricatures sur la coalition socialo-communiste n’ont plus lieu d’être. Nous ne sommes plus dans la même période historique.
Je ne crois donc pas que ce vote ait été seulement un vote-sanction. On ne peut pas opposer le refus et le désir. Si l’alchimie, pour reprendre votre terme, s’est nouée, c’est aussi parce qu’un certain nombre de femmes et de nouveau candidats ont contribué à transformer du plomb en or. Il y a eu un effet de rénovation. C’est pour moi, un sujet de fierté de savoir que beaucoup de ces femmes, peu connues on inconnues, se sont imposées. Je pense que nous faisons faire là grand pas à la démocratie.
Le Monde : Quels signes allez-vous donner à votre électorat pour montrer que, dans votre façon de gouverner, vous allez rompre avec ce que vous appelez vous-même « les dérives du passé », que 1997 ne serait pas 1981 ?
Lionel Jospin : J’ai bien entendu l’argument de fin de campagne développé par la droite : les socialistes, disent-ils, ce sont les idées d’hier. Je pense d’abord qu’un certain nombre d’idées d’hier n’étaient pas si mauvaises : la décentralisation, les grandes mesures sociales, la rénovation culturelle, les progrès dans l’éducation… Elles ne sont pas mises en cause.
Par rapport aux dérives – qui ne se sont d’ailleurs pas produites en 1981, mais plus tard –, le regard critique que nous exerçons sur le passé est déjà une garantie. Un certain nombre de décisions que nous prendrions seraient aussi des signes forts : sur l’indépendance de la justice, sur l’impartialité de l’Etat, sur le cumul des mandats. Mais je pense aussi que le République ce n’est pas seulement légiférer. La République se vit et, sur un certain nombre de pratiques et de comportements, nous en ferons la démonstration.
Le Monde : Vous ne semblez pas être sur le même tempo que certains de nos partenaires. Les Verts veulent les trente-cinq heures « tout de suite », en se basant sur votre accord. Les communistes se fondent sur la déclaration commune PS-PCF pour demander une augmentation des salaires dès juillet…
Lionel Jospin : Entre ce qui a été dit par les socialistes dans la campagne et les textes que nous avons signés avec les Verts, les communistes, et les radicaux-socialistes, je ne vois pas de contradiction sur les orientations. Sur le tempo, j’ai toujours dit que je voulais agir sur la durée. Je ne veux pas de flambée qu’il faudrait ensuite éteindre à l’eau froide du réalisme et de la désillusion.
Sur les trente-cinq heures, ce n’est pas les trente-cinq heures tout de suite. Il faut être très claire. Nous avons une démarche sur trois ans, avec d’abord une loi-cadre, puis l’ouverture de négociations entre les partenaires sociaux. En ce qui concerne les salaires, nous devons viser une montée progressive – une restauration – de la part de salaires dans le revenu national, devenue trop faible.
De la même manière, nous sommes pour la monnaie unique, depuis le début. On peut être contre la monnaie unique, c’est une position respectable, mais ce ne serait pas celle du gouvernement. Nous sommes pour la monnaie unique, mais nous posons un certain nombre de conditions. J’ai d’ailleurs eu l’impression, au cours de la campagne, que c’est un des points sur lesquels la position du PS a peu ramené tout le monde à elle. Même M. Séguin, qui, il est vrai, dit une chose et son contraire tous les huit jours.
Le Monde : Michel Rocard a déclaré que « les communistes ne seront au gouvernement que s’ils changent d’avis sur l’Europe ».
Lionel Jospin : Je crois savoir que cette phrase a été prononcée à Rome. Ce n’est pas ce qui se dit à Paris.
Le Monde : Est-ce que vous excluez, en cas de victoire de la gauche, la formule d’un « contrat de gouvernement » réclamée par Robert Hue ?
Lionel Jospin : Depuis des années, le Parti communiste répète qu’il ne veut pas refaire le programme commun. On a donc considéré qu’on n’avait pas à explorer une telle démarche. Je vois mal pourquoi, alors qu’on n’a pas voulu faire un programme commun de gouvernement quand on en avait le temps, on en ferait un quand on ne l’a plus.
Dans l’hypothèse d’une majorité de changement – qui, je le répète, n’est pas acquise -, les choses iraient très vite. Après le 1er juin, il faudrait alors mener les discussions rapides. Dans le texte que nous avons signés, nous avons dégagé des « plages » d’accords d’objectifs, nous avons des valeurs communes. Sur les points qui restent à éclairer, comme l’euro, cela devra être fait très vite.
Il est souhaitable de rassembler toutes ces forces plurielles. Elles ont toutes vocation à participer au gouvernement quels que soient les scores. Chacune a le droit de déterminer librement sa position. Elle peut décider de participer ou non, mais aucune ne peut dire : je participe à un gouvernement, mais voilà mes conditions. Non. On peut poser des conditions à sa propre participation, mais on ne peut pas poser des conditions à celle des autres. Il n’y a qu’une seule position dans un gouvernement. Cette exigence de la cohérence est un minimum et elle devra habiter tout le monde.
Le Monde : Ce ne serait donc ni un programme commun façon 1972, ni une « ouverture » façon 1988, mais l’émergence d’une nouvelle majorité de gauche peut-elle déboucher sur une recomposition politique ?
Lionel Jospin : Pour moi, il s’agit d’une majorité plurielle pour le changement. Je n’imagine aucune autre construction politique que celle dont les contours et les proportions auront été fixés par le vote des français. A partir du moment où la diversité de ces forces aurait une majorité, eh bien, on s’appuie sur elles ! Je n’ai pas entête une quelconque recomposition politique. Il faut cesser de faire compliqué quand on doit faire simple.
Le Monde : Est-ce que le score élevé du Front national va vous convaincre à modifier votre stratégie contre l’extrême droite ?
Lionel Jospin : Dans l’hypothèse où nous serions aux responsabilités, ce serait par l’action – sur les problèmes des Français – que nous serions en capacité, et en tout cas en devoir de faire reculer le Front national. Ce serait un autre défi.
Le Monde : Dans les années 70, le PS était le relais des aspirations populaires en même temps que celui des intellectuels. Aujourd’hui, n’avez-vous pas l’impression d’être coupés des deux ?
Lionel Jospin : En 1995, lors de l’élection présidentielle, de grands intellectuels – pas forcément les plus médiatiques – m’ont fait l’honneur d’engager leur nom dans mon comité de soutien. Mais les choses ne se passeront plus avec les intellectuels comme dans le passé. Il n’y aura plus d’engouements sentimentaux, ni de passions idéologiques. Cela relèvera plutôt du doute raisonné.
Ce que je souhaite, ce n’est pas tellement que les intellectuels apportent leur soutien aux hommes politiques. C’est qu’ils contribuent par leur savoir à éclairer les débats publics et qu’ils nous aident à rendre le futur moins obscur. Je ne souhaite pas opposer les intellectuels aux couches populaires. Je n’entre pas non plus dans les analyses sociologiques sur la question : est-ce que le Parti socialiste doit être le parti des classes moyennes ou des milieux populaires ? telle qu’elle a pu être posée lors des manifestations pour les sans-papiers. Je ne veux ni renoncer à mes valeurs ni regarder le peuple de haut.
Paris Match : 5 juin 1997
Paris Match : Avez-vous été surpris par l’ampleur du succès de la gauche lors de ce premier tour ?
Lionel Jospin : Au cours de cette campagne très courte – voulue telle par la droite pour escamoter e débat et occulter son bilan -, j’avais bien senti, à travers mes rencontres, mes contacts avec les Français, mes réunions publiques, que nos concitoyens non seulement condamnaient une dissolution manœuvrière, mais portaient un intérêt croissant à nos engagements, au projet politique de changement clair et sérieux que nous leur proposition. Progressivement, cet intérêt s’est transformé en adhésion : c’est là la principale raison de ce bon résultat, au premier tour, de la gauche en général et du PS en particulier. Pour autant, rien n’est joué. Il nous faut mobiliser tous les Français désireux d’un vrai changement – et ils sont nombreux - pour transformer cet essai et donner à la France une nouvelle majorité pour conduire une nouvelle politique
Paris Match : Ne craignez-vous pas qu’une partie importante des abstentionnistes vole au secours de la droite, dimanche ?
Lionel Jospin : Je ne le crois pas. Rien n’indique que la droite ait des réserves de voix chez les abstentionnistes supérieures à celles de la gauche. Au second tour, le choix sera toujours aussi clair : d’un côté une droite sans projet – lorsque qu’elle parle de changement, elle n’est pas crédible – et, de l’autre, notre projet, clair, cohérent, construit autour des valeurs d’honnêteté, de rigueur et de respect. A la manœuvre politique qu’était la dissolution, les Français ont répondu en exprimant clairement leur volonté de changement : cette même sagesse, qui m’a frappé, devrait logiquement les conduire à confirmer leur choix.
Paris Match : Demanderez-vous aux électeurs du PS de reporter leurs voix vers les candidats de droite, lorsqu’ils sont seuls en lice contre un candidat du Front national, ou dans le cas d’une triangulaire meurtrière où le PS est en mauvaise posture ?
Lionel Jospin : Faire barrage à l’extrême droite partout où elle menace est le devoir de tout républicain. Demain comme hier, nous nous tiendrons à cette ligne politique et rempliront notre devoir.
Paris Match : Si les socialistes l’emportent, quelles seront les trois premières mesures chocs que prendra votre gouvernement ?
Lionel Jospin : Vous vous trompez d’interlocuteur. Nous ne voulons pas gouverner pour quarante jours ! Notre conception du gouvernement n’est pas celle de mesures spectaculaires faites à la va vite, pour surprendre ou étonner. L’art de gouverner est, pour nous, une démarche ouverte, progressive, solide, faite de dialogues et de décisions. Et, surtout, faite pour tenir le coup dans la durée. Cela étant bien précisé, il est clair que, pour nous, la Conférence nationale sur les salaires, l’emploi et le temps de travail aura une priorité absolue. Car ma première volonté est de redonner du travail aux Français, et nous souhaitons mobiliser tous les partenaires sociaux autour de cet objectif.
Paris Match : Aujourd’hui, pouvez-vous solennellement vous engager sur une baisse du chômage, et à quelle date ?
Lionel Jospin : Je suis trop décidé à faire baisser le chômage pour m’engager sur un chiffre et une date. Nous proposons des mesures fortes pour s’attaquer à ce fléau. Les 700 000 emplois pour les jeunes que nous volons créer marquent notre volonté. Le problème n’est pas de donner un chiffre et une date à l’avance. Il est de pouvoir faire, à la fin de la législature, un bilan que soit enfin franchement positif.
Paris Match : Comment éviterez-vous une hausse des impôts, compte tenu de vos engagements sur la création de ces 700 000 « vrais » emplois nouveaux pour les jeunes, de la baisse partielle de la T.V.A. et du manque de recettes des privatisations ?
Lionel Jospin : En matière d’économie, on a trop tendance à raisonner de manière statique, comme si rien ne bougeait. Or c’est l’inverse. Toute notre stratégie économique est guidée par le souci de modifier les tendances pour l’emploi. Si la consommation augmente, si nous retrouvons le chemin de la croissance et de l’emploi, les recettes fiscales augmenteront. Le budget de l’Etat, bien orienté, permet lui aussi bien des économies, ne serait-ce que les subventions versées aux entreprises pour les inciter à l’emploi et qui sont inefficaces, sans parler des sommes versées au chômage lui-même, et qui pourraient, si l’emploi reprend, être utilisées à autre chose. Mais, plus généralement, il y a une manière nouvelle d’envisager le budget, en se souciant du contenu en emplois des dépenses publiques. Et ce chemin n’a jamais été exploré.
Paris Match : Pourquoi, d’ailleurs, arrêtez-vous les privatisations, alors qu’elles sont partout dans l’air du temps ? Vous iriez même jusqu’à à vous priver des recettes de la privatisation en cours de France Télécom…
Lionel Jospin : Nous ne comptons pas gouverner avec l’air du temps ! Nous arrêterons les privatisations parce qu’elles ne correspondent pas à la politique que nous volons faire. Vendre l’argenterie pour pallier les erreurs de gestion ne nous paraît pas être une bonne stratégie ! Lorsqu’il s’agit, en plus, des services publics, cela ne me paraît correspondre ni à l’intérêt des Français ni à l’intérêt de la France.
Paris Match : Comment gérerez-vous l’augmentation « maîtrisée et progressive » du pouvoir d’achat des Français que vous promettez ? Cela signifie-t-il que les Français vont voir leur salaire augmenter dès l’été ?
Lionel Jospin : Nous voulons instaurer une politique économique qui favorise davantage les salariés et, plus généralement, les revenus du travail. Cette politique doit être menée avec progressivité, car si on opérait avec brutalité, on risquerait d’endommager la machine économique, par exemple en provoquant une brusque augmentation des prix. Le rythme de cette augmentation salariale sera précisément l’un des sujets de la Conférence nationale sur l’emploi, les salaires et la durée du travail. Il devra être maîtrisé dans le temps pour éviter les retours de bâton vers la rigueur.
Paris Match : Poursuivrez-vous les réformes de la Sécurité sociale entamées par la droite ?
Lionel Jospin : J’ai été le premier, pendant l’élection présidentielle, à dire qu’il fallait maîtriser les dépenses de santé. A cette époque, Jacques Chirac l’a nié. Puis, une foi élue, son gouvernement s’est lancé dans une réforme avec une brutalité extraordinaire et des mesures guidées par une vision purement technocratique. Je le répète, nous voulons réformer la Sécurité sociale et maîtriser les dépenses de santé, mais dans le dialogue et la transparence. Les Etats généraux de la santé que nous voulons organiser seront un premier pas dans cette direction.
Paris Match : Etes-vous sûr de vouloir supprimer les fonds de pension institués par le gouvernement Juppé ?
Lionel Jospin : Oui. En particulier parce qu’ils sont un symbole de la privatisation rampante de notre système de retraite, qui et le projet fondamental de la droite, même si elle n’ose pas le dire franchement par peur de provoquer des troubles et des réactions comme elle en a déjà connu avec le CIP ou la grève des internes. Les fonds de pension peuvent venir comme un complément aux retraites par répartition. Tels qu’ils ont été conçus par le gouvernement, ils visent à déstabiliser le système actuel au détriment des moins favorisés.
Paris Match : Pourquoi voulez-vous renforcer l’I.S.F., alors que cet impôt rapporte peu et fait fuir les capitaux étrangers vers l’étranger ? Ne feriez-vous pas mieux de vous engager sur une réforme fiscale plus juste et de grande envergure ?
Lionel Jospin : Le fait de renforcer l’I.S.F. n’exclut pas de réfléchir à une réforme fiscale qui débouche sur une fiscalité plus juste et mieux répartie. Mais, là encore, il faut dialoguer, écouter avant de décider. De toute manière, je l’ai dit, nous ne voulons pas augmenter les prélèvements obligatoires, mais mieux les répartir. Et c’est ce que nous ferons.
Paris Match : Vous dîtes : « Il ne faut pas moins d’Etat, mais mieux d’Etat. » Voulez-vous donc semer la révolution dans les administrations ? Ou en tout cas dans les têtes ?
Lionel Jospin : Nous voulons que l’Etat joue pleinement son rôle dans la vie économique, dans sa fonction traditionnelle d’organisateur des services publics, tout en restant le garant des valeurs de la république : égalité des chances, laïcité, citoyenneté. Nous voulons que les agents de l’Etat soient mieux distribués : plus d’infirmières, plus de policiers, plus d’enseignants dans les quartiers difficiles. Nous voulons aussi des services publics plus proches des gens. La droite, elle, supprime d’une manière aveugle les postes de fonctionnaires : par exemple, des postes d’instituteurs dans les zones rurales. Là encore, c’est ne nouvelle vision de la société que sous-tend notre projet. Une société plus responsable, mais aussi plus fraternelle.
Paris Match : En quoi vous différenciez-vous du programme de la droite sur l’euro et l’Europe ?
Lionel Jospin : D’une manière claire. Nous sommes partisans de l’euro, parce qu’une monnaie commune européenne contribuera à stabiliser le système monétaire international. Mais cette monnaie doit être à la disposition des peuples, et non des banquiers. C’est pourquoi nous souhaitons qu’en face de la Banque centrale européenne soit instauré un gouvernement économique européen. Nous voulons une Europe forte, mais pas aux dépens de la France. Or il faut bien le dire, depuis deux ans, la voix de la France s’est singulièrement affaiblie et l’Europe qui se dessine est une Europe plus profitable à l’argent, aux multinationales qu’aux Européens eux-mêmes. Notre vision de l’Europe est de toute façon très proche de celle de mes amis des autres partis sociaux-démocrates de l’Union.
Paris Match : Etes-vous prêts à faire entrer des ministres communistes dans votre gouvernement ? Pour l’instant, votre nouvel allié, Robert Hue, vous tient la dragée haute.
Lionel Jospin : Le général de Gaulle puis François Mitterrand ont fait entrer des ministres communistes dans le gouvernement à des époques où l’U.R.S.S. existait, et cela n’a pas bouleversé la marche du gouvernement. Donc, cette question est un faux problème. Je dirais même qu’elle a des relents un peu malsains. La seule question est celle de la cohérence du programme gouvernemental, et cette question sera traitée lorsque ce sera le moment, dans la clarté. Pour l’instant, nous avons un accord électoral et chacun se présente sous sa bannière au premier tour. Après le second tour, si nous avons la majorité, le gouvernement agira à partir d’une seule orientation.
Paris Match : En quoi, selon vous, le « jospinisme » est-il différent du « mitterrandisme » ? Va-t-il se rapprocher du « bairisme », plutôt pragmatique ?
Lionel Jospin : Je n’aime pas les qualificatifs en « isme », particulièrement quand on me les applique. Nous travaillons en équipe. J’en suis en quelque sorte le capitaine, pour employer un langage sportif. Dire ce que l’on va faire, puis faire ce que l’on a dit, telle est ma conception de la politique. Elle repose sur le respect des citoyens.
Paris Match : Ferez-vous un gouvernement resserré si vous gagnez ?
Lionel Jospin : L’idée d’un gouvernement resserré, je l’ai déjà eue, à l’occasion de l’élection présidentielle. Mais il est institutionnellement prématuré de l’aborder en termes personnels. Ce à quoi nous sommes attachés, c’est à la constitution d’une véritable équipe qui s’attelle à redresser la situation de la France. Et cette « équipe de France » est prête à gouverner, à changer la politique suivie, si les Français le décident.
Paris Match : Ferez-vous entrer dans votre gouvernement des ministres non politiques issus de la société civile, comme Christian Blanc, Nicole Notat ou Jean Peyrelevade ?
Lionel Jospin : Comme je viens de vous le dire, cette question est prématurée.
Paris Match : Quel ton donnerez-vous à la nouvelle cohabitation ? Chirac devra-t-il être un président « inerte » si vous êtes à Matignon, ou bien formerez-vous un tandem, chacun entraînant l’autre, pour le redressement de la France ?
Lionel Jospin : Il y a une Constitution et, désormais, il y a deux exemples historiques. La cohabitation n’est donc pas une situation théorique. Pour qu’elle se passe bien, il faut respecter les fonctions de chacun et la volonté du peuple, qui, en l’occurrence viendra de s’exprimer. En n’oubliant jamais que l’intérêt général passe avant les intérêts particuliers. C’est comme cela qu’on opérera le redressement de la France.