Texte intégral
Paris-Match : Le dossier de la tragédie algérienne ne dépend pas directement de la chancellerie. Mais, derrière Alain Juppé, vous occupez le premier rang des ministres, vous êtes en contact très fréquent avec Jacques Chirac. Quel est l'état d'esprit du gouvernement après l'exécution des sept moines français ?
Jacques Toubon : Dans ce drame, si la France avait dû donner un gage – ce qui n'a jamais été le cas –, ce gage n'aurait jamais pu être la libération de je ne sais quels prisonniers islamistes détenus dans nos prisons. En effet, aucun d'eux n'a pu être authentifié comme membre du GIA. La monnaie d'échange, qui, pour nous, n'a pas cours, n'existe même pas ! Il n'y a donc pas eu la moindre négociation. Face à la folie des meurtriers d'Algérie, il n'y a qu'une attitude, la nôtre : sur notre sol, d'abord, prévenir et réprimer le terrorisme ; dans ce drame, demander aux autorités d'Alger de tout faire pour sauver les otages et appeler tous les Français à quitter ce pays. Ce n'est pas une position défaitiste, mais l'attitude de la France doit être habile pour éviter que les factions algériennes nous utilisent comme repoussoir.
Paris-Match : À l'Assemblée nationale, vous êtes le roi des tempêtes. Après celle déclenchée contre vous après la condamnation d'Henri Emmanuelli, voici une nouvelle bourrasque : vous accusez les socialistes d'avoir négocié avec les terroristes corses et, même, de les avoir payés.
Jacques Toubon : Dans cette affaire, les socialistes ont réagi avec enflure, emphase et excès. Chacun sait que, depuis 1981, les relations entre le pouvoir socialiste et la Corse comportent beaucoup d'ombres. L'histoire retiendra qu'en permanence, ils ont joué avec le feu. C'est à nous, aujourd'hui, de rompre avec cette politique cynique et de dire la vérité. La vérité ? C'est que pour retrouver une situation politique, économique et sociale normale, la Corse doit rentrer dans le rang, se soumettre à la loi commune, même si nous devons mettre en valeur ce qui fait sa particularité. Nous, nous proposons aux Corses de cesser d'être des instruments de pouvoir et de prendre vraiment leur destin en main. La première étape, c'est le retour au droit commun.
Paris-Match : Après l'affaire Emmanuelli, vous êtes devenu la tête de Turc du PS.
Jacques Toubon : Les socialistes ont un problème avec la justice. Avec l'amnistie, ils ont voulu la muscler. Aujourd'hui, plusieurs de leurs responsables ont été poursuivis et condamnés. Comme il leur est difficile de s'attaquer de front aux juges – ça leur a coûté cher aux élections de 1993 –, ils s'en prennent au garde des sceaux ! Je n'en ai cure.
Paris-Match : Les sondages démontrent que les Français en ont assez de cette dérive corse. Et voilà Raymond Barre qui déclare : « Si les Corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent… »
Jacques Toubon : En Corse même, 95 % de la population ne supporte plus cette situation. Et c'est vrai que nous devons entendre cette protestation. Nous sommes décidés à prendre des mesures exceptionnelles, comme l'instauration de la zone franche. Nous discutons avec tous les élus de l'assemblée de Corse, tous ceux qui le souhaitent, nationaliste, y compris, bien sûr. Mais les crimes seront instruits, les coupables condamnés. Soyez sûr que cela fait partie du « processus ».
Paris-Match : Vous discutez avec des gens qui souhaitent se séparer de la France !
Jacques Toubon : Nous sommes prêts à endurer beaucoup de critiques. C'est le lot de ceux qui agissent. Il y aura encore des attentats. Mais le dialogue en marche démontre que l'idée de l'indépendance n'est plus à l'ordre du jour chez les nationalistes.
Paris-Match : Ne pensez-vous pas que la section antiterroriste du parquet de Paris aurait besoin d'un plus strict contrôle ? On a déjà vu le juge Bruguière affréter un aviso de la marine nationale pour affronter Kadhafi, à Tripoli ; un autre magistrat nous placer en situation d'incident diplomatique avec la Suède. On nous a laissé croire qu'un gendarme avait vu l'islamiste Deneche, résident suédois, dans le métro Saint-Michel, juste avant l'attentat. En réalité, c'est la maîtresse du gendarme qui aurait vaguement vu un homme alors que celui-ci l'embrassait…
Jacques Toubon : Votre critique est injuste : ces juges sont des juges comme les autres. Ils ont le handicap d'avoir affaire à des individus qui ne sont pas des criminels pour eux-mêmes mais pour une organisation. Donc, derrière le détenu ou le suspect, il y a quelque-chose d'autre, d'immergé. Déterminer les vraies responsabilités n'est pas facile. Mais l'atout de ces juges est de détenir des renseignements tous azimuts, certains venant de services étrangers, qui constituent souvent la base de leurs investigations. Depuis dix ans, dans ce domaine, la France possède le système le plus perfectionné. La Grande-Bretagne, qui servait volontiers de refuge aux islamistes, a radicalement changé de politique. D'autres pays, c'est le cas de la Suède, par tradition, sans doute moins motivée, ont une coopération moins active.
Paris-Match : Pour lutter contre le terrorisme, vous voulez renforcer les lois Pasqua. Mais c'est une main tendue au Front national. Tout immigré clandestin deviendra un terroriste potentiel.
Jacques Toubon : Il ne s'agit pas de cela. J'ai constaté que le comité de soutien aux Bretons, poursuivi pour avoir hébergé des Basques de l'ETA, a déclaré : « Vous auriez dû poursuivre les Bretons, non pas pour "association de malfaiteurs", mais pour aide au séjour irrégulier d'étrangers ». C'est à cette demande que nous voulons répondre dans la future loi, pour mieux cadrer ce délit. Plus le droit est précis, plus il est juste.
Paris-Match : Garde des sceaux, vous régnez sur quoi : sur les juges de la République ou la République des juges ?
Jacques Toubon : Dans un entretien au « Nouvel observateur », Robert Badinter vient de déclarer en substance : « Les juges, plus la presse, constituent un pouvoir sans contre-pouvoir. » C'est assez bien vu ; et c'est mon héritage. La justice doit être indépendante, déléguée et non pas retenue par le politique. Mais la nouvelle donne vient de la coalition des juges et des journalistes. Quand une instruction se déroule en public, alors même que la défense n'a pas encore accès au dossier, il y a atteinte aux libertés, à la présomption d'innocence ! Les médias ancrent dans l'esprit du public des présomptions de culpabilité. Ce sont des marques faites à vie, indélébiles, même en cas de non-lieu judiciaire ! Exemple de ce nouveau paysage médiatico-judiciaire : la décision de la Cour de cassation dans l'affaire du juge Jean-Pierre. La cour a remis « l'église au milieu du village » en précisant dans quelles conditions, un juge pouvait s'autosaisir de faits qu'il découvre à l'occasion d'une information. C'est un cadre légal, protecteur pour le justiciable, le juge ne pouvant agir, en cas de faits nouveaux, sans un réquisitoire supplétif du procureur. Il ne peut non plus utiliser de pouvoir coercitif tel que la perquisition. Mais que reste-t-il de cette protection quand les éléments que le juge ne peut pas entrer dans sa procédure sont immédiatement publiés dans la presse et considérés comme avérés ? Il y a donc débat. Ce débat de fond ne peut pas se régler sur le coin d'une table. L'observation de Badinter est juste : si la démocratie exige l'équilibre des pouvoirs, quel contre-pouvoir pouvons-nous opposer au pouvoir du mixte juge et média ? Je ne pense pas qu'il faille contrôler les juges. Faut-il renforcer la déontologie des journalistes, les rendre plus prudents, plus responsables ?
Paris-Match : Mais la presse est matraquée : Allez passer une journée à la 17e chambre correctionnelle de Paris. Rappelez-vous l'interdiction du « Grand secret », le livre du Dr Gubler et de Michel Gonod…
Jacques Toubon : La loi de 1881 est faite pour protéger la presse, et c'est justifié. Mais depuis qu'en 1994, on a autorisé le journaliste à garder le secret de ses sources, on a introduit la possibilité de mettre impunément en pièces le secret de l'instruction.
Paris-Match : Les statistiques d'assignation de journalistes augmentent, les amendes et dommages-intérêts aussi. Vous-même poursuivez la presse, et par exemple « Paris-Match », pour avoir publié une photo de victimes du terrorisme, document pris dans la rue, sur le vif…
Jacques Toubon : En matière de justice, la presse publie beaucoup plus d'articles qu'elle n'en a jamais publié.
Je trouve que les poursuites exercées contre la presse sont relativement modérées. La loi de 1881 reste un rempart nécessaire.
Paris-Match : Vous souhaitez voir triompher le député Marsaud, qui veut interdire toute publication sur une affaire à l'instruction ?
Jacques Toubon : Personnellement, je ne suis pas pour.
Paris-Match : Pierre Mazeaud a, lui, proposé de chambouler la règle du délit « d'abus de biens sociaux » …
Jacques Toubon : En 1997, nous allons sans doute moderniser une bonne partie du droit des sociétés. À l'intérieur des groupes industriels, financiers, nous allons clarifier les responsabilités, les rôles. Par ailleurs, nous travaillons aussi sur la dépénalisation du droit des affaires. On ne peut laisser persister une menace globale sur les patrons, pas plus que sur qui que ce soit. Dans le même esprit, nous avons déjà modifié l'appréciation des poursuites qui sont conduites contre des élus et des fonctionnaires en cas de négligence ou imprudence. Évidemment, les Français ne comprendraient pas qu'une nouvelle loi soit une sort d'amnistie générale des patrons poursuivis pour abus de biens sociaux. Il n'en est pas question. Mais il faut savoir que tout « adoucissement » de la procédure pénale est, selon le principe constitutionnel, immédiatement applicable à tout justiciable. C'est un peu la bouteille à l'encre. D'où notre travail à la source : modifier le droit des sociétés, régler l'organisation des groupes et de leurs filiales. On ne peut plus voir le PDG d'une entreprise de 150 000 personnes être responsable d'une faute commise par l'agent d'une filiale qui est à 10 000 kilomètres et dans laquelle le groupe a 52 %. Mais ce sera inévitablement polémique.
Paris-Match : La profanation du cimetière juif de Carpentras a indigné l'opinion publique. Puis, six ans après, nous allons doucement vers l'enlisement de l'enquête…
Jacques Toubon : Quand, à l'automne dernier, j'ai vu cette affaire se régler à coups d'émissions de télévision, tout en sachant que le Front national tentait de renverser la manipulation dont il se prétendait victime, je me suis dit qu'il fallait changer et la scène et les protagonistes de la pièce. Le procureur général d'Aix-en-Provence a donc demandé le dépaysement pour une bonne administration de la justice. À Marseille, un des juges les plus solides a été nommé pour remettre en ordre ce dossier. Maintenant, soit l'affaire sera élucidée, soit le dossier sera clos, mais la justice sera allée au bout de ses moyens et de sa bonne foi.
Paris-Match : En 1990, après Carpentras, l'assemblée a volé la loi Gayssot punissant le révisionnisme. À l'époque, vous étiez contre.
Jacques Toubon : Oui, avec Simone Veil ou Madeleine Rebérioux, par exemple. L'histoire n'a pas à être légale, elle est ou elle n'est pas… Toutefois, je ne prendrai pas le risque de modifier sur ce point le code pénal. Remettre en cause cette loi, ce serait maintenant donner raison dans l'opinion aux négationnistes.
Paris-Match : Vous venez de conduire une réforme historique des cours d'assises, vous préparez une réforme de la détention provisoire, la réforme du droit des affaires. Dans le même temps, affirment vos adversaires, vous placez des amis magistrats aux meilleurs postes pour étouffer les dossiers qui dérangeraient la majorité. La Place Vendôme est une usine…
Jacques Toubon : Veiller au bon fonctionnement quotidien de la justice et non pas escamoter je ne sais quels dossiers sulfureux, c'est l'essentiel de mon travail. Veiller à la réforme, moderniser une justice laissée à l'abandon depuis trente ou quarante ans, alors que les Français la considèrent comme le service public fonctionnant le moins bien, c'est un autre chantier. En fait, ma seule vraie obsession est d'établir une meilleure protection des libertés individuelles. De mettre sur pied une justice incontestable, respectée. Qui donne confiance à chacun, quelle que soit sa place dans la société.