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Dans le dossier délicat de la PAC, les Etats-membres ont manqué de fermeté et laissé les fausses manoeuvre.
La construction d'une Europe politique, qui soit réellement européenne comme aurait dit le général De Gaulle est notre grande aventure collective pour la première décennie du nouveau siècle. Elle ne pourra réussir que si elle respecte et renforce les principes fondateurs du traité de Rome : la solidarité intracommunautaire et l'unicité de l'espace économique grâce à la préférence communautaire. Or ces principes sont d'ores et déjà en jeu dans les discussions dites de l'agenda 2000.
C'est, en particulier, le cas pour la réforme de la politique agricole commune (PAC).
Dans ce dossier délicat, les Etats-membres, par manque de clairvoyance et de compréhension des enjeux stratégiques de l'agriculture pour l'Europe, ont manqué de fermeté et laissé s'accumuler les fausses manoeuvres.
La Commission est en passe d'imposer sa vision de la politique agricole européenne, qui privilégie de nouvelles et fortes baisses de prix des productions et prévoit le démantèlement des outils communs de gestion des marchés.
C'est l'approfondissement de la réforme de 1992 qui nous est en réalité proposé.
Or les effets négatifs de cette réforme l'emportent de très loin sur les aspects positifs :
- pour les agriculteurs, la croissance du revenu – de plus en plus dépendant des aides publiques – est en très grande partie due à la diminution du nombre d'exploitations et à la suppression d'emplois qui en résulte ;
- les contribuables ont versé des dizaines de milliards de francs supplémentaires au budget européen avec des effets réels pratiquement nuls, la valeur ajoutée de la « ferme France » ayant diminué malgré l'accroissement des subventions ;
- quant à notre territoire, la concentration des exploitations, la spécialisation des bassins de production et les disparités se sont accrues, comme autant de facteurs de déséquilibre face à une concentration urbaine accélérée dont on voit les méfaits grandissants.
Pour justifier son projet, la commission avance la nécessité de renforcer la place des productions agricoles communautaires sur le marché mondial.
Certes, la baisse du prix à la production des céréales communautaires de 1992 s'est traduite par une diminution des importations de produits de substitution des céréales incorporés dans l'alimentation animale, améliorant ainsi le solde commercial dans ce secteur et augmentant les débouchés intérieurs de nos céréales fourragères.
Mais l'argument de la compétitivité sur le marché mondial est trompeur. Car les marchés mondiaux, tant pour les céréales ou les oléagineux que pour les produits laitiers ou la viande bovine, au-delà du seul marché solvable accessible qu'est l'Europe, sont des marchés d'écoulement de surplus, régulièrement perturbés par les aléas climatiques, les dévaluations compétitives de certains pays et l'importance des régimes d'aides directes ou indirectes à la production accordés par chaque Etat. Les prix sur les marchés mondiaux, aujourd'hui, n'obéissent à aucune rationalité économique et les volumes peuvent varier de façon imprévisible, provoquant des crises graves sur les productions exposées à la concurrence, comme le porc aujourd'hui.
Les baisses de prix garantis que propose la Commission ne conduiront donc pas mécaniquement à la résorption des excédents en Europe ni à l'accroissement de nos exportations sur les marchés tiers.
Certains Etats enfreignent d'ailleurs à loisir les règles du jeu qu'ils ont largement contribué à faire adopter au sein de l'OMC. Les Etats-Unis – pour ne citer qu'eux – ont ainsi très largement augmenté les aides à leurs producteurs depuis le FAIR ACT de 1992, en particulier dans le secteur des céréales, contrevenant à la clause de paix de l'accord de Marrakech si chèrement négociée : leurs prix ont plongé et les marchés se sont effondrés.
Enfin, au moment où nous réalisons l'euro, grâce aux efforts de convergence économique menés depuis 1995, le projet de la commission poserait de sérieux problèmes de politique budgétaire. Les baisses de prix devraient être intégralement (ou partiellement selon la commission) compensée par de nouvelles aides aux producteurs. Or les contribuables européens n'accepteront pas sans fin l'augmentation des subventions communautaires, alors qu'aucun effet mesurable de baisse des prix ne se retrouve dans le « panier de la ménagère » et que dans le même temps les ministres des finances ne cessent de s'alarmer du poids excessif des dépenses publiques et des déficits budgétaires.
Il est temps de proposer une réponse à la question posée par le gouvernement allemand sur sa contribution, qu'il juge trop élevée, et de préparer l'Europe aux négociations futures de l'OMC en novembre prochain. Cette réponse réside dans la définition d'une politique agricole cohérente fondée avant tout sur une régulation efficace des marchés permettant une réelle stabilité des dépenses.
Il est inacceptable, pour des raisons tenant à la dignité des hommes et des femmes responsables que sont les agriculteurs d'aujourd'hui, de diminuer dans les proportions envisagées la valeur intrinsèque de leur travail, ce qui les fera dépendre de plus en plus des aléas budgétaires et les transformera insidieusement en agents publics techniciens des espaces verts. Cela ne peut en outre que les inciter indirectement à produire au maximum des possibilités autorisées par les enveloppes budgétaires.
Tout au contraire, nous pouvons assurer une maîtrise raisonnée des productions et le renforcement des organisations communes de marchés en les dotant d'instruments de régulation efficace. Une politique de soutien par les prix, assortie d'une bonne gestion des marchés, sera au demeurant moins coûteuse que le projet actuel de réforme de la PAC et plus respectueuse de la responsabilité de chaque agriculteur.
Ces orientations sont à décliner par secteurs. Pour les céréales comme pour le secteur de la viande bovine d'ailleurs, la priorité est le maintien des mécanismes de régulation des productions et des marchés, afin de limiter strictement la baisse des prix au niveau utile pour gagner des parts de marchés intérieurs et extérieurs.
Dans le secteur de la viande bovine, la crise née de l'encéphalite spongiforme bovine (ESB) a cruellement souligné que la recherche de la qualité et la maîtrise des productions étaient les seules voies possibles. Une politique de soutien prioritaire aux systèmes allaitants extensifs, privilégiant les élevages les plus respectueux de l'environnement et assise sur une traçabilité complète de la filière, est la mieux adaptée. Couplée avec le développement des signes de qualité et celui de indications géographiques protégées (IGP), voire des AOC, elle permet de mieux garantir le revenu des producteurs et de mieux satisfaire les attentes des consommateurs. Elle passe par une revalorisation de la prime au maintien du troupeau de vaches allaitantes, à condition que les critères d'éligibilité prennent réellement en compte les efforts d'extensification.
Dans le secteur laitier, qui ne nécessite par ailleurs aucune réforme, c'est au sein du régime des quotas que l'évolution doit être conduite, car celui-ci a rétabli l'équilibre des marchés, préservé les prix et maintenu la production sur l'ensemble du territoire grâce au dispositif de gestion par bassins de production. L'absence quasi totale d'élasticité de la consommation de produits laitiers aux prix souligne l'absurdité de la proposition de la commission. Bien que cette dernière l'ait trop rapidement écartée, il semble bien que la voie du double quota soit plus efficace que la baisse générale des prix pour une production qui peut se valoriser sur le marché européen et exploiter sa flexibilité à l'exportation.
Cet ensemble de propositions va dans le sens d'une régulation des marchés et de la recherche d'une meilleure qualité, à la différence des propositions de la Commission qui font du prix la seule variable d'ajustement et des aides le principal déterminant des revenus de nos agriculteurs.
C'est aussi en incitant les producteurs à valoriser, au travers des différents signes de qualité et d'origine, les atouts de leur territoire que l'on améliorera la valeur ajoutée et que l'on permettra à nouveau l'installation de nombreux jeunes. Les agriculteurs, n'en doutons pas, préfèrent tirer leur revenu de leur activité en vendant des produits de qualité à leur juste prix que dépendre de la mise en place de nouvelles aides fragilisées ou dégressives.
Enfin la réforme de la PAC ainsi définie peut nous permettre d'anticiper les prochaines négociations au sein de l'Organisation mondiale du commerce. Il ne s'agit pas de se focaliser sur des démantèlements de tarifs douaniers plus ou moins facilités par des prix bas artificiels compensés par des subventions arbitraires. L'enjeu est tout autre : il s'agit de stabiliser les échanges internationaux en harmonisant en particulier les normes sociales, sanitaires et environnementales qui s'imposent aujourd'hui pour le développement durable de notre agriculture.
La négociation agricole fait partie d'un tout. Elle ne peut être notamment dissociée de la négociation budgétaire ni de la réforme des politiques structurelles. Des compromis seront donc inévitables.
Mais l'essentiel doit être sauvegardé. La renationalisation de la PAC, par le biais du cofinancement d'une partie des dépenses agricoles, constituerait, en particulier, un recul inacceptable.
Le monde agricole est inquiet. Rien ne saurait, bien sûr, excuser les violences scandaleuses auxquelles se livrent certains. La meilleure manière d'en convaincre nos paysans - qui sont, dans leur immense majorité, gens responsables - et de leur rendre confiance dans l'avenir, c'est que le gouvernement français défende avec la détermination nécessaire un modèle européen d'agriculture qui, au fil des années, a pris valeur d'exemple : l'exemple même de l'union et de la solidarité.