Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Le Nouvel Observateur" du 24 juillet 1997, sur la réforme des institutions européennes, l'élargissement de l'Union, sur la place de la France dans le monde, la défense européenne, l'Union monétaire et les relations franco-allemandes.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur : Le problème de la monnaie unique n’en cache-t-il pas un autre, autrement plus complexe encore pour l’Europe : celui de l’élargissement de l’Union et de la réforme de ses instigations ?

Hubert Védrine : Nous en sommes en effet à une phase délicate. Nous avons un cadre, le traité de Maastricht ; dans lequel trouver les solutions. C’est une base solide, mais il faut être clair : nous n’avons pas œuvré, pendant quarante ans, à la construction des Européens et du monde, pour accepter de la voir se paralyser ou se dissoudre.

Le Nouvel Observateur : Parce que les risques de l’élargissement sont si grands ?

Hubert Védrine : Si nous ne faisions rien pour les prévenir, oui. Entendons-nous bien : l’entrée dans l’Union de nouvelles nations européennes est dans la logique de l’Histoire. Mais un nouvel élargissement qui ne serait pas précédé d’une vraie réforme des institutions européennes, d’une réforme leur permettant de rester viables et efficaces quand nous compterons plus de quinze membres, risquerait d’aboutir à une Europe impotente. Ce serait pour tous un marché de dupes. Cela n’aurait rien à voir avec notre vision de l’Europe. L’Union européenne a déjà de plus en plus de mal à prendre à prendre des décisions. Il ne faut pas aggraver ce problème. Il faut le résoudre.

Le Nouvel Observateur : Autrement dit, vous ne trouvez pas que le sommet d’Amsterdam ait beaucoup contribué à cette réforme…

Hubert Védrine : Sur le plan institutionnel (je ne parle pas ici de la résolution sur la croissance et l’emploi), Amsterdam n’a eu qu’un seul résultat positif : ce sont les : « coopérations renforcées », c’est-à-dire le droit désormais donné à des États membres d’entreprendre des actions communes à quelques-uns, même si tous les autres ne suivent pas. C’est bien, car l’Europe n’aura ainsi plus forcément besoin d’être unanime pour agir et approfondir son unité. Nous utiliserons cette disposition, mais elle n’est pas suffisante.

Le Nouvel Observateur : Que reste-t-il à faire ?

Hubert Védrine : En premier lieu, un rééquilibrage du système de vote, ce qui passe par une « repondération » des voix attribuées à chaque pays au sein du conseil des ministres européens. Ce rééquilibrage est d’autant plus important qu’il faut aller, pour des raisons d’efficacité, vers plus de votes à la majorité qualifiée et non plus seulement à l’unanimité. Il faut procéder, d’autre part, à une réforme de la Commission, car si ses membres devenaient trop nombreux, elle ne pourrait plus travailler. Beaucoup de choses restent donc à faire, mais nous avons quand même fait acter à Amsterdam – c’est essentiel – que ces changements devraient être décidés avant tout nouvel élargissement.

Le Nouvel Observateur : À vous entendre, l’élargissement est plutôt un problème qu’autre chose…

Hubert Védrine : Ce n’est pas parce qu’il comporte des problèmes qu’il en est un. Le meilleur hommage qui pourrait être rendu à l’Union, le plus grand encouragement qu’elle pourrait recevoir est au contraire cette volonté que tant de pays d’Europe centrale, orientale ou du Sud ont d’intégrer ses rangs. La légitimité de leur candidature est indiscutable, mais quel serait leur intérêt d’entrer dans une Europe affaiblie dont les politiques communes seraient compromises, dans les domaines notamment de l’agriculture ou de l’aide aux régions ? Il faut négocier sérieusement, répartir équitablement la charge financière : réussir les élargissements pour que l’Europe marche mieux après qu’avant.

Le Nouvel Observateur : La Commission vient de proposer de retenir six candidatures. Ce sont aussi les vôtres ?

Hubert Védrine : La Commission a fait de suggestions, sur la base d’un travail très approfondi, et transmis un avis au Conseil européen. C’est lui, qui concrètement, tranchera en décembre. Les négociations commencent ensuite avec les pays qui seront prêts, mais la France considère que les dix candidats qui conçoivent leur avenir à long terme dans un rapprochement avec l’Union européenne devront tous être placés sur la même ligne de départ. La France y tient et a proposé, à cet effet, la convocation d’une conférence réunissant l’ensemble des États membres et des États candidats. Il peut y avoir des différences de rythme, mais il ne faut pas fermer la porte aux uns tandis qu’on l’ouvre à d’autres.

Le Nouvel Observateur : « La France y tient », dites-vous, mais la France semble en même temps devenir un petit pays, voire un tout petit pays car, politiquement parlant, elle ne compte plus guère dans le monde. Fausse impression ?

Hubert Védrine : Penser cela, c’est participer d’une erreur d’optique qui tient à la conception égocentrique, et parfois prétentieuse, que la France a eu d’elle-même pendant trop longtemps. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas au centre de tout qu’elle ne compte pas…

Le Nouvel Observateur : Elle n’est donc plus au centre de tout ?

Hubert Védrine : Elle ne l’a jamais été tout à fait. Même sous Louis XIV et Napoléon, elle n’était qu’un élément, parfois dominant mais pas toujours, d’un équilibre des puissances européennes. La France n’est sans doute plus ce que nous croyons qu’elle a été dans le monde du Roi-Soleil, mais ce n’est pas le problème. Dans le monde d’aujourd’hui, au début du XXIe siècle, il y a une superpuissance d’une dizaine de puissances, dont la France fait partie. Ce n’est pas rien.

Le Nouvel Observateur : Nous allons néanmoins d’échec en échec. Nous reculons en Afrique. Nous n’avons rien pu faire pour empêcher les États-Unis d’évincer Boutros Boutros-Ghali du secrétariat général des Nations unies. Nous avons voulu affirmer un pilier européen de défense au sein de l’Otan et nous n’avons pas eu plus de succès. Le recul s’accélère…

Hubert Védrine : Un peu de sang-froid ! L’Otan est dominée par les États-Unis depuis sa fondation, en1949. Elle a d’ailleurs été organisée pour cela : pour assurer la garantie américaine à l’Europe. On ne peut pas brusquement redécouvrir cette réalité et en conclure un recul de la France.
Quant à l’Afrique, elle sort des anciennes zones d’influence Elle se « décompartimente », et comme tous les autres continents depuis la fin du bipolarisme, en 1991, elle s’intègre, politiquement et économiquement, au jeu mondial. Cela nous amène à repenser notre politique africaine, notamment notre politique d’aide au développement, mais ce n’est pas parce que les nouvelles élites africaines regardent le monde et non pas seulement la France que nous devons en être mortifiés ! Ce n’est pas que la France recule. C’est que toutes les nations – et pas la France seule ! – deviennent de plus en plus interdépendantes…

Le Nouvel Observateur : C’est-à-dire que toutes, sauf les États-Unis, deviennent plus faibles ?

Hubert Védrine : Attendez ! Cela signifie d’abord que dans ce monde global, l’influence d’un pays, même d’un grand pays comme la France, s’exerce désormais moins par la proclamation ou l’incantation que par la discussion, la concertation, la persuasion, par le rassemblement d’alliés et la constitution de majorités pour aboutir à des compromis constructifs. La diplomatie doit, en conséquence, apporter aujourd’hui une attention primordiale au Conseil de sécurité, au G8, à l’Union européenne bien sûr, à l’Otan, à l’Organisation mondiale du Commerce, à toutes ces instances ou institutions multilatérales dont l’importance est croissante.
Pour peser, il faut aujourd’hui négocier 365 jours par an, dans diverses enceintes, avec des multiples partenaires et sur tous les sujets en même temps : politiques, économiques, commerciaux, industriels, technologiques, culturels, militaires. Tout cela entraîne des remises en question, mais crée aussi, si l’on sait s’y prendre, de nouvelles opportunités. Il faut être tenace, gérer toutes ces interactions. Il faut en être capable, le fait déjà et le fera de plus en plus.

Le Nouvel Observateur : Ne reste que dans ce monde multilatéral, il y a une superpuissance et une seule, les États-Unis, face à laquelle la France ne peut apparemment pas grand-chose…

Hubert Védrine : Nous devons convaincre les États-Unis que leur intérêt est de jouer tout leur rôle en sachant résister à une tentation dominatrice et unilatéraliste qui est, c’est vrai, plus forte que jamais. Nous pouvons être l’ami historique et l’allié du peuple américain, admirer son énergie créatrice, sans devoir pour autant accepter de nous aligner sur toutes les positions des États.