Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "Le Monde" le 30 mars 1999, sur les négociations pour le passage aux 35 heures en l'an 2000 et le projet de taxation des entreprises recourant systématiquement à l'emploi précaire.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Question : Avez-vous décidé d’assouplir le passage aux 35 heures ? »

Martine Aubry : Un gouvernement doit montrer la voie, donner des perspectives. Si nous sommes là uniquement pour attendre les effets du marché et pour faire ce que l’opinion nous dit de faire à un moment donné, ce n’est pas la peine de faire de la politique. Nous pensons que les 35 heures ne sont pas la solution miracle au chômage, mais que nous ne pouvons pas ne pas emprunter cette voie.
Nous avons fait une première loi, qui donnait le « la ». Mais nous croyons que seule la négociation permet de mettre sur la table les conditions pour que les 35 heures marchent, c’est-à-dire pour qu’elles permettent aux entreprises d’améliorer leur compétitivité ; aux salariés de mieux vivre dans l’entreprise et dans l’articulation entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle ; et qu’elles permettent, aussi, par la discussion sur le financement, la création potentielle d’emplois. Nous pensons que c’est par la négociation qu’il faut y arriver.
Ce qui était vrai, hier, dans cette période préalable au 1er janvier 2000, doit l’être encore demain.

Question : Concrètement ?

Martine Aubry : Le 1er janvier 2000, la durée légale du travail passera à 35 heures. La loi fixera les dispositions d’ordre public, social, comme on dit, qui ne peuvent pas être modifiées par la négociation – par exemple, le contingent d’heures supplémentaires, le repos compensateur, la taxation des heures supplémentaires –, mais elle renverra un certain nombre de domaines à la négociation. J’espère que cette loi nous permettra, d’ailleurs de simplifier la réglementation, de la rendre plus facilement applicable, tout en mettant des garde-fous pour que la réduction de la durée du travail à 35 heures soit bien effective.

Question : Le contingent d’heures supplémentaires sera-t-il réduit ou non au 1er janvier 2000 ?

Martine Aubry : Vous me posez cette question beaucoup trop tôt. Notre démarche, comme vous le savez, c’est d’expérimenter – c’est ce qui est en train d’être fait –, puis de faire le bilan. Nous en ferons un, le mois prochain, sur la première partie du dispositif. À partir de là, nous consultons et nous essayons de réaliser une loi qui « colle » aux accords et qui soit, comme ces accords, positive pour les entreprises – des simplifications, des souplesses qui sont demandées –, pour les salariés – un certain nombre de garanties – et pour l’emploi. Tout cela devra entraîner une poursuite de la négociation.

Question : Le 1er janvier 2000 marquera-t-il la fin ou le début de la période de transition ?

Martine Aubry : Ce sera la fin de la période de transition avant le passage à la durée légale à 35 heures.

Question : Si des entreprises n’appliquent pas la loi, que leur arrivera-t-il ?

Martine Aubry : Eh bien, elles paieront des heures supplémentaires ! C’est le cas aujourd’hui : la durée légale est de 39 heures, mais il y a des entreprises à 42 heures. Elles en acceptent le surcoût.

Question : Mais elles pourront aller jusqu’à combien ?

Martine Aubry : Nous allons discuter avec elles. Nous avons toujours dit que nous nous appuierons sur la négociation. Nous terminons l’analyse des accords. La durée légale du travail passera, au 1er janvier 2000, à 35 heures. Cela ne veut pas dire qu’à partir de ce moment-là, il n’y aura plus rien à négocier et que c’est l’État qui fixera comment chaque entreprise doit fonctionner.

Question : Vous voulez des négociations pour faire la deuxième loi, mais les entreprises disent : « Attendons de voir la deuxième loi pour signer »…

Martine Aubry : Toutes les informations montrent que plus de la moitié des entreprises sont en train de négocier. Il y a déjà eu 2 600 accords d’entreprise et 47 accords de branche. Pour la première fois, peut-être, depuis très longtemps, tout est mis sur la table. Le chef d’entreprise dit aux salariés : « Pour être plus compétitif, il faut que j’utilise mieux mes machines ; il faut que j’ouvre mes services plus longtemps ; il faut que j’organise autrement la durée du travail. » Mais cette souplesse, les salariés la demandent aussi de leur côté : c’est souplesse contre souplesse.
Et puis, tous ensemble, après avoir discuté des modalités, ils se mettent d’accord sur les contreparties financières pour créer de l’emploi. Aujourd’hui, dans les entreprises, on augmente les effectifs de 8 %, en moyenne, grâce à la réduction de la durée du travail. La réalité, la voilà. Pourquoi voulez-vous que le gouvernement casse ce mouvement qui marche, qui fonctionne et qui ne fait que s’amplifier ?

Question : Avez-vous toujours l’intention de sanctionner les entreprises qui recourent systématiquement à l’emploi précaire ?

Martine Aubry : Je n’ai aucun doute sur la légitimité du contrat à durée déterminée et du travail temporaire quand il s’agit de répondre à un surcroît d’activité, au remplacement d’une personne absente, au lancement d’un nouveau produit, d’une nouvelle machine, etc. En revanche, doit-on accepter que certains secteurs – l’automobile, une partie de la métallurgie, du bâtiment, de l’agroalimentaire – utilisent en permanence 20 % ou 25 % de travailleurs précaires, sur le dos de la collectivité, car quand ces personnes se retrouvent sur le marché du travail, il faut bien les prendre en compte ? Cela ne me paraît pas évident.
J’ai proposé qu’il y ait des négociations dans ce domaine ; puis, ne voyant pas les choses avancer, qu’il y ait une taxation qui pourrait d’ailleurs revenir en partie ou en totalité à l’UNEDIC, ce qui permettrait d’améliorer l’indemnisation des travailleurs précaires. Le patronat m’a proposé de négocier au niveau des principales branches concernées. Je dois avoir, dans quelques jours, une réponse pour savoir si, effectivement, il est possible d’avoir, dans les mois qui viennent, des solutions. Si c’était le cas, j’en serais ravie. Si ce n’était pas le cas, j’engagerais la réforme dont j’ai parlé, c’est-à-dire la taxation du fort recours permanent au travail précaire.