Article de M. Jack Lang, président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale et membre du bureau national du PS, dans "Le Monde" du 19 août 1997, et interview à Europe 1 le même jour, sur son refus de signer le traité d'Amsterdam, sa volonté d'une Europe nouvelle basée sur le fédéralisme, et la nécessité de l'élargissement de l'UE avec le renforcement préalable des institutions.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Jack Lang - président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale et membre du bureau national du PS ;
  • Marc Tronchot - Journaliste

Circonstance : Conseil européen d'Amsterdam, les 16, 17 et 18 juin 1997

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Europe 1 - Le Monde

Texte intégral

Le Monde : 19 août 1997

Je ne ratifierai pas le traité d’Amsterdam. Tel qu’il nous est présenté aujourd’hui. Et les députés de plusieurs parlements nationaux sont prêts à accomplir le même geste. En voici les raisons :

Traité croupion, traité moignon, traité cache-misère, ce document est un texte d’abandon de l’ambition européenne. Par sa pauvreté même, et à l’exception des propositions françaises sur l’emploi, il ouvre la voie à la dilution d’une Union européenne de plus en plus centrifuge, et pire encore, au déclin intellectuel, économique et diplomatique de notre continent. On a même sur certains points réussi l’exploit d’avancer en reculant : ainsi de la politique étrangère et de sécurité commune qui s’éloigne à mesure qu’on croyait s’en approcher.

La voie choisie à Amsterdam n’est pas la bonne : ni par sa vision, ni par sa méthode. De rapiéçages en ripolinages, on a simplement colmaté les brèches d’un vaisseau sans capitaine, sans cap et sans moteur. Face à une Amérique vigoureuse, créative, conquérante, l’Europe offre le navrant spectacle de l’inertie. C’est en vain que l’on cherche l’audace de Robert Schumann, l’imagination de Jean Monnet, la clairvoyance de Mitterrand ou l’énergie constructive de Delors et Kohl. Comment tourner le dos au train-train, à la grisaille, sinon en retrouvant l’esprit pionnier des grands bâtisseurs : sortir de la crise par le haut ?

Pour réveiller la flamme et l’enthousiasme, il faut d’abord tenir un langage de vérité et dire avec fermeté que nous n’accepterons aucun élargissement à d’autres pays sans refonte préalable du système. Préalable et non simultanée. Sinon, on vous imposera une fois de plus en dernière minute, par le chantage à l’amitié avec nos amis de l’Est, un texte minimal et médiocre.

Ce serait alors le commencement de la fin : le triomphe de l’Europe ultralibérale de Mme Thatcher sur l’Europe de la volonté. Comme le fait remarquer très justement Jean-Louis Bourlanges (Le Monde, daté 21 juin), ce serait payer la réunification géographique de l’Europe au prix de la dislocation politique de l’union.

La vraie amitié consiste alors à dire avec courage aux pays candidats : « Vous ne gagnerez rien à entrer dans une Europe affaiblie, impotente et incapable de conduire la moindre politique – industrielle, diplomatique, agricole et culturelle. » C’est au demeurant le sentiment exprimé par notre ministre des affaires étrangères.

Du même pas, et avec une détermination non moins forte, nous devons nous atteler immédiatement au chantier de la réforme des institutions, non pas sous la forme de menus travaux de ravaudage du traité d’Amsterdam – repondération des voix au conseil, réforme de la commission -, mais en accomplissant un véritable saut qualitatif par un nouvel acte fondateur.

On attend de la nouvelle équipe gouvernementale française une initiative forte et originale qui puisse changer le cours de l’histoire et peser sur le destin de nos nations. Une seule perspective permettrait de redonner force et espoir : la création d’une Fédération européenne. Le Parti socialiste s’y était engagé voici deux ans, sous l’impulsion de Pierre Moscovici.

À l’énoncé du seul mot de fédéralisme, on entend déjà les ricanements, les quolibets et les rires gras des professionnels du scepticisme. Pourtant, un tel projet est à portée de la main. Que dis-je ! Il se construit déjà sous nos yeux sans que les M. Jourdain de l’Europe s’en aperçoivent. Avec l’entrée dans l’euro, plus de la moitié du chemin vers les États-Unis d’Europe aura été parcouru. Quatre organes européens seront en effet dotés d’un statut fédéral ou quasi fédéral : la banque centrale, la Cour de justice, la commission et, partiellement, le Parlement européen.

Une seule institution manquera à l’appel : un gouvernement fédéral. Pour marquer leur volonté d’avancer sur ce terrain, Jacques Delors et les socialistes avaient naguère lancé l’idée d’un « gouvernement économique » de l’Europe. La formule est séduisante. Sa traduction concrète est modeste et décevante : la coordination des politiques économiques sur la base de l’article 103 du traité de Maastricht.

Là encore, on ne peut se payer de mots, de formules incantatoires ou de subterfuges. Sans un vrai exécutif, l’Europe de demain sera bancale. Ajoutons que le parachèvement du processus de renouveau réclamera la création, au sein du Parlement européen, de deux chambres distinctes pour assurer une double représentation des États et des peuples. Mettant fin ainsi à ce face-à-face absurde et paralysant qui oppose en permanence pays peuplés et pays moins peuplés. Un tel rebondissement ne peut être attendu d’un Amsterdam bis. Sauf miracle, l’obligation d’un accord unanime des États se traduirait inévitablement par un nouveau compromis sans couleur, ni saveur. À vision nouvelle, méthode nouvelle d’élaboration. On ne sortira de l’impasse que par un mélange de détermination, d’imagination et de doigté. Ce nouveau processus pourrait comporter deux étapes.

Dans un premier temps, une personnalité choisie d’un commun accord prendrait son bâton de pèlerin, entreprendrait discrètement et loin des caméras des contacts informels et s’efforceraient de jeter les bases d’une construction nouvelle. Dans un deuxième temps, ce projet neuf serait soumis non pas à une conférence intergouvernementale mais à une véritable assemblée constituante composée de délégués des peuples, des États, des organisations économiques et sociales.

* Favoriser les brassages

À l’exemple de la convention de Philadelphie, qui, à la fin du XVIIIe siècle, a donné naissance à la Constitution américaine, la convention pour la création d’une Europe nouvelle serait habitée par la volonté de réussir. Elle aurait pour mission d’élaborer un document constitutionnel qui renforcerait la capacité d’action de l’union – économie, politique extérieure, éducation et culture. Elle déterminerait clairement la répartition des compétences entre la fédération, les États et les régions. On pourrait ici, heureusement, s’inspirer de certaines propositions établies en 1994 par Wolfang Schaüble et Karl Lamers.

Le rajeunissement de l’édifice institutionnel devra s’accompagner d’un new deal de la politique économique et intellectuelle européenne. Ainsi, 60 % des emplois nouveaux aux USA ont été créés par des entreprises nouvelles de haute technicité. Pendant ce temps, l’Europe figée, engoncée dans ses schémas anciens, peine à se tourner vers le futur. L’investissement intellectuel est le premier investissement économique de notre civilisation. Pour redonner âme, vie et souffle à notre continent, il faut y associer pleinement la jeunesse par une révolution de l’éducation, de la culture et de la recherche.

Tirons-en les conséquences. Redéployons les budgets communautaires vers les technologies et la formation. Proposons aux jeunes Européens de vivre, d’étudier et de travailler ensemble. Multiplions les mesures qui favorisent massivement métissages et brassages : obligation de l’apprentissage de deux langues vivantes, organisation d’un séjour d’une année des élèves et des professeurs dans un autre pays de l’union, création d’une université européenne, ouverture de chantiers culturels et scientifiques multinationaux. Voilà une tâche exaltante à laquelle des millions de gens seraient prêts à participer avec enthousiasme pour peu que les dirigeants de l’Europe soient enfin décidés à sortir de leur torpeur.

Si ce chemin est ouvert, nous serons alors nombreux à ratifier avec joie un traité d’Amsterdam conçu, dès lors, comme le premier étage modeste d’une construction autrement plus vaste et ambitieuse.


Europe 1 : Mardi 19 août 1997

Europe 1 : Au sujet de cet article que vous signez dans le journal Le Monde hier et qui est extrêmement virulent, surtout dans la torpeur de l’été, contre le futur traité européen d’Amsterdam qui est pour vous synonyme de vilenie, qui représente – je cite quelques mots – « un traité croupion, moignon, cache-misère, un texte d’abandon », je dispense du reste ; pourquoi avoir ressenti le besoin d’une telle virulence au milieu de l’été alors que finalement ce traité est encore susceptible d’être amendé, même largement ?

J. Lang : Le traité lui-même non, il est soudé à la signature des États puis à la ratification des parlements nationaux. Ce qui est prévu, c’est qu’un autre traité… vous le voyez, les traités s’emboîtent avec les traités, ce qui prouve d’ailleurs qu’on est chaque fois assez impuissant et on se croit obligé de renvoyer à un autre accord international. Pourquoi cette mise en cause ? Elle n’est pas en soi très originale. Le Parti socialiste avait annoncé voici quelques mois déjà que la montagne accoucherait d’une souris, souris prise ou souris blanche, je n’en sais rien mais une souris. Parce qu’il n’y a pas eu la préparation, il n’y a pas eu l’imagination, la volonté d’aboutir à une solution qui permette d’aller de l’avant. Politique extérieure, néant ; politique de défense et sécurité, néant ; Europe judiciaire, néant ; politique économique, néant sauf la résolution proposée par le Premier ministre français sur l’emploi et surtout, absence de renforcement des institutions européennes alors même qu’on s’apprête à ouvrir les institutions à d’autres pays…

Europe 1 : Tout le monde l’a dit au moment du sommet d’Amsterdam, il y avait, on s’en souvient, à l’époque, des sujets urgents à régler, notamment entre la France et l’Allemagne sur le pacte de stabilité. Tout le monde, même les plus optimistes, a dit que c’était finalement un moindre mal et qu’il faudrait encore travailler ?

J. Lang : Le moindre mal, c’est que notre gouvernement a pu obtenir une résolution sur l’emploi, la convocation d’un sommet social à Luxembourg et l’engagement, au moins moral, qu’il n’y aurait pas d’élargissement sans renforcement préalable des institutions. Mais enfin, je crois qu’il faut qu’on dise clairement que ce système des faux-semblants doit maintenant être relégué à l’arrière-plan. Je crois que l’opinion en a assez de ces opéras-bouffe qu’on lui joue à échéance régulière, ce sont des sommets annoncés à grand renfort mais qui en vérité sont plus plats que la plus morne plaine et généralement, on y frise le degré zéro de l’imagination. Pourquoi maintenant ? Mais parce que nous avons été échaudés dans le passé, menés en bateau. Un chantage affectif a été exercé déjà sur les États en 1992-1993 lorsque l’Autriche et d’autres pays frappaient à la porte de l’Union européenne. On nous a dit : ne les refusez pas, nous discuterons après du renforcement…

Europe 1 : C’est aussi au nom de l’élargissement qu’on est passé à Amsterdam par cette espèce de compromis, bancal selon vous ?

J. Lang : Il ne se traduit par rien ou très peu de chose. C’est un compromis minimal. La preuve, c’est qu’on est obligé d’envisager un autre traité. Et je dis donc – et je ne suis pas le seul à le dire et je crois que c’est la pensée profonde de beaucoup de ceux qui croient à l’Europe en France, dans le Gouvernement comme à l’extérieur du gouvernement – que c’est le moment ou jamais de sortir du train-train, du ronron, de rebondir, d’avancer. Car c’est une période historique : ou bien nous réussissons ce pari qui consiste à aller de l’avant vers une Europe fédérale. À ce moment-là, nous construisons…

Europe 1 : On va y venir, vous avez lâché le grand mot : fédéral. Je voudrais d’abord simplement que vous nous donniez votre avis, votre diagnostic sur le fait suivant : pourquoi les responsables européens ont-ils autant de mal, à votre avis, à aller de l’avant comme vous le dites et non à avancer comme au temps de Schumann, Monnet, au temps de Mitterrand et de Kohl, que vous citez en exemple ? Pourtant Kohl est encore aux commandes. Est-ce que, par hasard, ça viendrait d’une certaine frilosité des Français ?

J. Lang : Je dirais qu’il y a beaucoup de facteurs. Disons que, soyons positifs, il n’est pas douteux que chaque fois que l’Europe a avancé, c’est lorsque la France, et en particulier, des socialistes mais pas seulement des socialistes, ont été pionniers, sont allés de l’avant et dans le même temps où d’autres leaders européens étaient en résonance avec la France. Et il n’est pas douteux par exemple que le trio, si j’ose dire, Mitterrand-Kohl-Delors a permis l’élaboration du traité de Maastricht.

Europe 1 : Donc, puisque Kohl est encore là, ça veut dire que ce sont nos Français, c’est la cohabitation ou c’est notre Premier ministre qui n’est pas assez audacieux ?

J. Lang : Nullement car je crois personnellement qu’aujourd’hui, s’offre une chance historique pour la France de jouer un rôle. L. Jospin en est tout à fait conscient, j’en suis sûr, il y a un rôle historique à jouer. Et du gouvernement français et d’autres gouvernements, on entend une initiative forte et nouvelle.

Europe 1 : À Amsterdam, il venait à peine de prendre les clefs de Matignon, est-ce qu’il était prêt à votre avis à la négociation ?

J. Lang : Mais oui, mais je ne fais absolument pas reproche à Amsterdam, il était pris à la gorge par l’urgence. Je ne vois pas quel autre choix s’offrait à lui à ce moment-là. Il lui fallait un peu de temps ; il y a un peu de temps mais pas trop de temps pour rebondir, pour avancer si l’on veut construire une Europe de la volonté face à une Amérique en pleine expansion, en pleine créativité, en pleine conquête de marché. L’Europe, par rapport à cela, donne le sentiment de la frilosité et d’être engoncée.

Europe 1 : Pour cela, vous ressortez cette idée du libéralisme qu’on croyait abandonnée finalement et d’abord par les socialistes qui en ont été les pionniers. Est-ce que vous ne voyez pas au contraire, que les Français – ils l’on peut être exprimé dans leur vote lors des dernières législatives – veulent au contraire souffler et ont fait gagner la gauche justement parce que L. Jospin avait dit : je ne souhaite pas l’Europe au détriment des intérêts de la France, je ne souhaite pas la dissolution de la France dans l’Europe. Est-ce ça n’a pas été cette phrase, l’abandon par L. Jospin de l’idée, du rêve du fédéralisme ?

J. Lang : Absolument pas. Je crois que, tout au long de la campagne, c’est sa pensée profonde. Il l’exprimera j’imagine à plusieurs reprises, il souhaite au contraire plus d’Europe, c’est-à-dire une Europe plus volontaire.

Europe 1 : Mais pas au détriment de la France, pas dans la dilution ?

J. Lang : Plus d’Europe, ça veut dire une France qui bénéficie de retombées positives sur le plan économique, sur le plan diplomatique, sur le plan culturel, sur le plan financier.

Europe 1 : Le fédéralisme, c’est l’Europe supranationale, c’est quoi ?

J. Lang : C’est la pensée des socialistes. Je me permets de vous renvoyer au document que nous avons élaboré collectivement sous l’impulsion de P. Moscovici, aujourd’hui ministre des affaires européennes, voici un an et demi et nous avions retenu comme perspective la construction d’une fédération d’États-nations. Je dirais en plus que ce n’est pas si utopique. Nous avons déjà accompli plus de la moitié du chemin. Mais songez que nous sommes actuellement en train de construire une Europe fédérale sans nous en rendre compte. La banque centrale, c’est quoi ? Une institution fédérale ! La commission c’est quoi ? Une institution supranationale. La Cour de justice des Communautés européennes est infiniment plus intégrationniste que la Cour suprême des États-Unis ! Quant au Parlement européen, il est aussi une esquisse de Parlement fédéral. Je crois qu’aujourd’hui, il faut redonner un coup de jeune à une Europe défraîchie, lasse, molle. Le Gouvernement français a un rôle historique à jouer. Personnellement, je lui fais confiance. Et ce que j’ai écrit est un cri du cœur, un cri d’espoir, l’espoir en notre gouvernement qui sera le Gouvernement qui accomplira ce bond historique dont nous avons besoin.

Europe 1 : Je voudrais vous poser une question d’actualité. On a parlé ces derniers jours de rumeurs de préparation d’une opération militaire au sujet de Karadzic. Est-ce que vous êtes partisan d’une opération de force pour l’arrêter ?

J. Lang : Je crois qu’il faut respecter les différents accords qui ont été conclus, en particulier en liaison avec l’OTAN. Il me semble que si nous réussissions à mettre la main sur cet assassin, ce serait un point marqué vers une politique extérieure encore en faible gestation d’une Europe.

Europe 1 : Mais pour cela il faut utiliser la force !

J. Lang : Précisément, voilà un des sujets sur lesquels, à Amsterdam, on a peu avancé et même plutôt reculé, sur la défense commune, la sécurité commune, sur la politique extérieure.

Europe 1 : Vous n’avez pas l’impression que les Allemands nous donnent là une petite leçon ?

J. Lang : Pourquoi les Allemands ? Non ! Nous avons-nous-mêmes souhaité aller de l’avant. Il faut dire que le Président de la République actuel a donné le coup de rein nécessaire qui a permis d’aboutir à une sortie de guerre. Aujourd’hui, si on met la main sur Karadzic, ce sera une bonne chose et en même temps un encouragement peut-être à créer, un jour, ce tribunal international que nous appelons de nos vœux parce qu’il n’y a pas que Karadzic, il y a aussi tous les criminels et assassins dans différentes parties du monde, en particulier, en ce moment en Afrique, et qu’il faudrait sanctionner. Voilà une des raisons de plus pour construire une Europe qui peut être une fabuleuse aventure pour les nouvelles générations.