Texte intégral
Bruno Masure : M. Le Premier ministre est-ce que la disparition de J. Stewart vous touche ? Est-ce que vous êtes cinéphile ?
Lionel Jospin : Cela fait beaucoup en peu de jours et ce sont mes soirées de jeunesse qui redéfilent un peu, avec J. Stewart ou R. Mitchum. C’est vrai que Capra ou A. Mann dont on n’a pas prononcé le nom et avec qui il a fait des westerns superbes, Hitchcock, J. Ford. C’était un personnage merveilleux parce qu’il était apparemment fragile et puis il avait une espèce d’intériorité dans les rôles et une volonté qui illuminait un peu ce qu’il a fait. Donc c’est une grande figure du cinéma américain qui nous quitte. »
Bruno Masure : Vous avez encore le temps d’aller au cinéma ?
Lionel Jospin : Je suis sorti pour la première fois depuis un mois hier soir. Je ne suis pas allé au cinéma mais voir de la danse. Je suis allé voir Decouflé à Saint-Denis et j’ai été ravi.
Bruno Masure : Depuis votre arrivée à Matignon, êtes-vous aussi épanoui que le dit votre ami Claude Allègre ?
Lionel Jospin : Il dit ça, Claude Allègre ? Non, je suis sûrement heureux de cette responsabilité, je ne suis certainement pas béat. En tout cas, je suis très occupé parce que, à Matignon, ce qui domine, c’est le travail. Mais un travail passionnant parce qu’il y a une formidable diversité de sujets et c’est ce qui fait la difficulté de cette tâche mais aussi sa beauté et son intérêt.
Bruno Masure : Un mot sur la formation de votre gouvernement. Il n’y a pas d’éléphants du PS ; c’est une volonté délibérée de vous différencier des gouvernements de François Mitterrand ?
Lionel Jospin : J’ai d’abord voulu un gouvernement resserré, qui soit une équipe soudée, compacte. Un exécutif, c’est fait pour agir. La diversité est au Parlement, l’exécutif ça doit être au contraire l’unité, même si dans le Gouvernement, on peut parler, discuter, débattre des orientations. Ça c’est une grande nouveauté par rapport au passé. J’ai voulu un Gouvernement efficace donc, pas de cumul de mandats. Ça s’est appliqué, je remercie tous mes ministres, parce que je veux des ministres à plein temps. J’ai voulu un Gouvernement rénové, c’est vrai. Il y a des personnalités marquantes qui pourraient y être, qui ont été longtemps ministres, qui le seront peut-être à nouveau mais je crois qu’il était souhaitable d’opérer ce renouvellement. Et c’est un Gouvernement dans lequel il y a des femmes, d’abord parce que, vous l’avez remarqué, il y a beaucoup de femmes en France comme sur le reste de la planète et ensuite parce que je crois que les femmes, et ces femmes dans ces postes de responsabilité importants, peuvent nous apporter beaucoup.
Arlette Chabot : Il y a aussi le style et la méthode de Gouvernement de Lionel Jospin. Vous invoquez beaucoup la durée. N’est-ce pas difficile de parler de durée alors qu’il y a beaucoup d’impatience qui se manifeste déjà ?
Lionel Jospin : Je crois les Français moins impatients que lucides. Il faut savoir dans quelles conditions nous venons de former ce Gouvernement et il y a cette nouvelle majorité. Ne l’oublions pas, c’est le point de départ, c’est à la suite d’une dissolution. Si on essaie de comprendre pourquoi l’ancienne majorité a voulu dissoudre, si on essaie de trouver la raison principale, parce qu’on s’est beaucoup interrogé, vous vous en souvenez, finalement, c’est parce que cette ancienne majorité a voulu faire les élections avant les difficultés. L’élection est faite et moi j’hérite des difficultés. Alors je fais face mais les Français savent très bien dans quel contexte j’ai à diriger le Gouvernement et je crois que les promesses, l’impatience, ce n’est pas tellement ce qui les guide. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il y ait des grandes priorités, ils veulent que les engagements pris soient respectés et ils veulent surtout, et en tout cas moi c’est ce que je ferai, ils veulent un langage de vérité. Je parlerai aux Français avec vérité. C’est cela qui est important et sur des priorités.
Bruno Masure : Alors langage de vérité : pourquoi ne pas avoir annoncé la réforme des allocations familiales pendant la campagne et pourquoi ne pas vous être concerté avec les associations familiales avant ?
Lionel Jospin : Vous parlez de durée et d’impatience, vous parlez de ce projet, c’est une façon de rappeler que, à peine en un mois, nous avons quand même annoncé un certain nombre de mesures : l’augmentation très importante de l’allocation de rentrée scolaire ; un effort prioritaire sur la réhabilitation des logements notamment des logements HLM ; un effort qui va se concentrer sur l’école pour améliorer la rentrée, pour faire face aux problèmes des enfants qui ne pouvaient plus manger à la cantine. Donc, un certain nombre de dispositions et notamment cette disposition qui concerne les allocations familiales. D’abord, c’était dans la campagne que j’ai menée en 1995, c’était dans le programme du PS et d’ailleurs les socialistes ont largement approuvé cette mesure à l’Assemblée nationale. Mais ce qui me réjouit d’autant plus, c’est que les Français l’ont comprise. Mettre les allocations familiales sous condition de ressources, c’est une mesure de justice surtout si les décisions que nous prenons ne concernent au bout du compte qu’une très petite minorité de familles très aisées. Ça n’est d’ailleurs pas la première fois. 50 % des mesures qui concernent la famille sont déjà sous condition de ressources, notamment l’allocation de rentrée scolaire. Donc je crois que c’est juste, je crois que l’opinion l’a compris et ça me paraît important. Pourquoi nous avons annoncé un chiffre ? Parce que si nous avions dit simplement un principe, nous n’aurions pas marqué clairement notre volonté. Donc, nous avons pris une mesure précise, poser un axe et puis maintenant, la discussion va s’ouvrir et notamment, M. Aubry va la conduire dans la concertation.
Arlette Chabot : Beaucoup disent 25 000 francs par mois. Ce n’est pas considérable. Ce ne sont pas des revenus très élevés. Alors est-ce que vous allez remonter un petit peu la barre, pour trois enfants par exemple ?
Lionel Jospin : Vous savez qu’on a déjà amorcé des thèmes de discussion parce que Madame Aubry a déjà commencé à rencontrer notamment les grandes associations de familles et vous savez que nous tiendrons compte notamment du nombre des enfants. Laissons le débat se poursuivre après qu’une volonté ait été affirmée – une volonté très largement comprise par les Français, notamment, bien sûr, des milieux populaires.
Bruno Masure : Est-ce que d’autres prestations sociales pourraient être soumises à ce système de plafonnement ?
Lionel Jospin : Je vous l’ai dit, cela existe déjà. Les choses ne se présentent pas forcément de la même manière lorsque des prestations résultent des cotisations consenties par les familles, par les particuliers, et lorsqu’il s’agit, au contraire, de ressources fournies par les entreprises. Nous n’avons pas envisagé, pour le moment, de systématiser cela mais nous aborderons cela les yeux ouverts, avec le souci de la justice. La justice, ce n’est pas l’égalitarisme, la justice c’est parfois de donner plus à ceux qui ont le moins. Les zones d’éducation prioritaires, par exemple, c’est une rupture de l’égalité, une rupture de l’égalité en faveur de quartiers ou d’écoles qui en ont particulièrement besoin. Tout le monde comprend cela.
Arlette Chabot : Revenons à Vilvorde parce que c’est là que les premières critiques sont arrivées. Certes vous n’aviez pas promis, pendant votre campagne, que l’usine ne fermerait pas si vous arriviez au pouvoir, mais tout le monde s’est souvenu de votre participation à une certaine manifestation. Alors n’avez-vous pas, comme l’a dit le Premier ministre belge, créé des illusions sur ce dossier de Vilvorde ?
Lionel Jospin : On ne peut pas à la fois dire que j’ai créé des illusions et dire que je n’ai rien fait de différent. Ne pas créer des illusions c’était de dire : j’entérine la décision qui a été prise. Ce n’était pas mon cas. J’ai critiqué sa méthode, j’ai critiqué sa brutalité. J’ai voulu poser, par ma présence à Bruxelles, dans une manifestation, une question européenne qui est la question de l’emploi en Europe, qui est la question des décisions touchant les restructurations et les licenciements en Europe et j’aurais voulu que cette manifestation soit moins une manifestation belge ou un tout petit peu franco-belge – parce que nous n’étions pas très nombreux à être venus de France – et plus une manifestation européenne. Nous allons poser ces questions, nous avons commencé à les poser à Amsterdam. Mais j’ai tenu mon engagement. A aucun moment, dans la campagne, vous n’aurez pu m’entendre dire : si la gauche vient à gagner les élections, Vilvorde sera ré-ouvert. Je ne pouvais même pas trancher de la réalité du dossier industriel et il ne me revenait pas à moi, homme politique, d’en trancher. J’ai dit : le dossier sera ré-ouvert. Nous l’avons ré-ouvert. Nous avons ré-ouvert les discussions, permis que les discussions s’engagent à nouveau entre la direction de l’entreprise et les salariés. Un expert indépendant a été nommé, c’était quand même normal. Si ça avait été un expert du Gouvernement ou si ça avait été un expert de l’entreprise, qu’aurait-on dit de ses conclusions ? Il fallait donc qu’il soit indépendant et surtout, on constate, au bout du compte, qu’il y a une réindustrialisation sur le site, même si elle peut être jugée comme insuffisante. Il y a un plan social qui est exceptionnel dans ses dispositions. Donc il n’est pas vrai que les choses vont se terminer comme elles se seraient terminées s’il n’y avait pas eu de nouvelles majorité aujourd’hui, en France. Je crois que cela est très important. Il y a un pré-accord qui a été signé à l’aube, ce matin, j’espère qu’il sera ratifié, en tout cas c’est une démarche.
Bruno Masure : Pour Robert Hue, le dossier n’est pas clos. Est-ce que de votre point de vue, ce dossier Renault est maintenant clos ?
Lionel Jospin : Il est encore en cours de discussion en ce qui concerne les syndicats et les salariés, mais en ce qui concerne le site de Vilvorde, je crois que les choses prennent une autre tournure maintenant, qui est à la fois la dimension de la réindustrialisation et la dimension sociale. Qu’il y ait des critiques, c’est parfaitement normal. Au sein de la majorité, plus particulièrement dans le groupe majoritaire de la majorité, je crois que ce qui me paraît quand même juste et important, c’est de souligner les pas en avant qui ont été opérés depuis que nous avons repris ce dossier et non pas de regretter quelque chose qui semblait industriellement impossible à atteindre.
Arlette Chabot : Mais quand même, M. Jospin, vous comprenez qu’il y a eu un espoir et on a l’impression que c’est la logique industrielle, la logique de l’entreprise qui l’emporte toujours sur, au fond, l’espoir social ou une certaine logique sociale. Vous comprenez qu’il y a un décalage, là ?
Lionel Jospin : Bien sûr que je le comprends. Quand je me suis adressé aux salariés de Vilvorde à l’issue de mon meeting au deuxième tour de l’élection législative à Lille, j’étais en face d’eux, de leurs représentants. Je leur ai dit : nous tiendrons compte des données industrielles et notamment de ce qui sera dit sur la possibilité d’ajuster les coûts de production. Donc, à aucun moment je ne leur ai caché ma pensée. Ça ne doit pas être soit l’espoir abstrait et qui n’est pas tenu, soit les logiques implacables, industrielles. Il faut combiner, au contraire, des méthodes qui permettent de ne pas accepter les logiques, notamment les logiques ultralibérales, mais qui ne nient pas les réalités économiques. Et face à ceux qui font des critiques, moi, ce que je leur dis, c’est : proposez, faites vos propositions – des propositions réalisables -, dites-moi quelle est l’alternative.
Arlette Chabot : Mais juste un mot, par exemple : certains ont dit dans votre majorité : pourquoi ne pas avoir demandé aux représentants de l’Etat au sein du conseil d’administration de Renault de dire non à la fermeture de Vilvorde ?
Lionel Jospin : D’abord… Moi, je veux bien qu’on… Je crois que l’on a d’autres sujets à traiter.
Arlette Chabot : Oui, mais c’est symbolique en même temps.
Lionel Jospin : Oui, c’est symbolique, mais c’est clair en même temps. Il y a deux représentants directs de l’Etat au sein du conseil d’administration de Renault : un représentant du ministère de l’Industrie, un représentant du ministère des Finances. Il y a trois personnalités publiques mais qui sont des présidents : Monsieur H. Martre, ancien PDG de l’Aérospatiale. Je ne me vois pas téléphoner à Monsieur H. Martre ou à tout autre – il y en a deux autres – pour leur dire : je vous considère tout d’un coup comme un fonctionnaire de l’Etat et vous devez obéir à mes injonctions. Donc là, il y a des approximations qui sont développées, qui n’éclairent pas forcément l’opinion. Les représentants directs de l’Etat ont contribué à la reprise de la discussion et à ce que l’on arrive sur le dossier de Vilvorde à des conclusions qui n’étaient pas celles qu’avait envisagées la direction de l’entreprise au départ. Mais en même temps, à partir du moment où il y a une direction de l’entreprise, on ne peut pas non plus donner l’impression que cette direction de l’entreprise fonctionne aux ordres du Gouvernement. Moi, j’ai à tenir compte aussi de la position du président directeur général de cette entreprise, de son encadrement. Et donc, j’ai aussi à respecter cette autonomie de l’entreprise, d’autant que l’Etat n’est plus, vous le savez, majoritaire dans l’entreprise Renault.
Bruno Masure : Un dernier mot sur le secteur automobile qui, vous le savez, est en plein marasme. Est-ce que vous pourriez envisager des mesures d’aide, style ce que l’on a appelé « balladurette » ou « juppette » pour venir en aide à ce secteur ou est-ce qu’à votre avis, c’était une erreur de faire ce type de subventions ?
Lionel Jospin : Moi, je veux être prudent sur le jugement, sur les actions des Gouvernements précédents. Et d’ailleurs en ce qui concerne, la fermeture de Vilvorde, je ne les avais pas, moi personnellement, critiqués parce que la décision ne venait pas d’eux, elle venait de l’entreprise. Il ne semble pas que ce que l’on constate du marché automobile en France justifie les mesures dites « balladurette » ou « juppette » parce qu’il semble bien que c’est parce que ces mesures ont artificiellement maintenu la demande pendant une période que l’on a une chute plus brutale – moins 30 % - des ventes de nos constructeurs sur le marché automobile français. Je précise « sur le marché automobile français », parce qu’heureusement, à l’exportation, cela va mieux. Donc, non, je ne pense pas à ce type de mesures, mais je crois qu’il est sans doute nécessaire avec tous les acteurs de faire une espèce de mise à plat du dossier de l’industrie automobile. Ça, si nous pouvons y contribuer en tant que Gouvernement – il y a des entreprises privées dans ce secteur – nous le ferons.
Arlette Chabot : Alors, on termine sur les entreprises publiques aussi. Vous avez fait une différence dans votre déclaration de politique générale entre les services publics et les entreprises publiques. Alors, on sent que le Gouvernement réfléchit à l’ouverture du capital de France Télécom, Air France : quand déciderez-vous ?
Lionel Jospin : D’abord, je constate – ce n’est pas le cas d’Air France, ce n’est pas le cas de France Télécom -, Air France qui est une formidable entreprise, qui est en train de se redresser, je crois ; France Télécom qui est un joyau quand même industriel, mais je constate qu’un certain nombre de dossiers, financiers ou industriels, ne sont pas réglés. S’ils étaient réglés, je n’aurais pas à en traiter maintenant. Je pense au GAN, je pense au CIC, je pense à Thomson, Thomson Multimédia. Vous avez vu quand même cet échec de la privatisation. Je ne suis pas un adepte de la privatisation mais le Gouvernement avait fait un choix – précédent -, il n’a pas pu arriver au bout. Je pense aussi à la fusion Aérospatiale-Dassault qui devait se faire, qui, au bout de deux ans, ne s’est pas fait. Donc le Gouvernement hérite d’un certain nombre de dossiers industriels et financiers qui n’ont pas été réglés par l’équipe précédente. Parfois, c’était parce que c’était difficile, parfois c’est aussi parce qu’elle ne s’en est pas véritablement saisi, ou qu’elle n’a pas conduit les choses de façon efficace. Je suis face à ces dossiers. Ce que je peux vous dire, c’est qu’est-ce qui me guidera ? Ce qui me guidera, ce sont les cohérences industrielles. Par exemple, dans l’industrie de Défense, je l’ai dit au Salon du Bourget : ça sera l’intérêt national ; ça sera aussi le coût que représente pour l’Etat, et donc pour les contribuables, les recapitalisations fréquentes qui sont faites dans un certain nombre de secteurs, notamment bancaires, qui ont connu des difficultés. Et donc, de ce point de vue, je ne suis pas sûr que l’Etat a vocation à sans cesse renflouer. Surtout qu’il ne peut pas toujours le faire dans le droit communautaire face à la Commission des institutions financières en difficultés. Et puis ce qui me guidera enfin, c’est que je suis attaché au service public. Tout ce qui concerne véritablement le service public. Alors vous avez parlé de France Télécom, on va en parler, le moment venu. De toute façon, je vous ai indiqué que le personnel, en tout état de cause, serait consulté, si nous devons prendre des décisions. Le moment venu il le sera. Je crois que dans un certain nombre de domaines, il faut chercher des méthodes assez souples, pas être idéologique, et pas refuser une réalité industrielle au nom de la non-privatisation, et pas vouloir systématiquement privatiser. Alors nous allons rechercher selon les dossiers, les meilleures solutions, et nous les exposerons globalement aux Françaises et aux Français.
Bruno Masure : le chômage, un sujet prioritaire. Le Gouvernement a renvoyé à l’automne l’annonce du plan d’aide au chômage pour les jeunes. Certaines personnes qui sont dans cette difficulté se disent que ce sont des mois perdus.
Lionel Jospin : Non, il ne faut pas que vous posiez les problèmes en ces termes, en tout cas que la réponse soit celle-ci, vous posez les problèmes librement. Si on agissait maintenant, on ferait quoi ? On créerait des emplois où ? Dans l’administration peut-être ? Nous avons dit que nous ferions le contraire. Nous avons dit que nous créerions des emplois de longue durée à cinq ans et que ce ne serait pas des emplois de fonctionnaires. Donc, nous avons agi tout de suite sur le terrain de l’emploi. Quand, par exemple, nous prenons des mesures comme l’augmentation du SMIC, du pouvoir d’achat des salaires les plus bas, d’allocations pour la rentrée scolaire, ça a un effet sur la consommation, et donc, il y a une action immédiate sur l’emploi des jeunes comme sur la question de la diminution du temps de travail dans le cadre notamment de la conférence salariale. Je pense que ce qui est important c’est que les ministres, Martine Aubry, Dominique Strauss-Kahn, d’autres encore, travaillent, ce qu’ils sont en train de faire, sur ces sujets extrêmement précisément et rapidement, en contact avec la majorité, avec les élus de base qui vont être concernés, les collectivités locales, les associations, des services publics, pour préparer des mesures qui, à l’automne tiendront compte des réalités telles qu’elles existent sur le terrain, des besoins tels qu’ils existent, de la nature des emplois qu’on peut créer, de l’engagement partiel, financier que peuvent prendre nos partenaires puisque l’Etat mettra 80 % des ressources. Et donc, dans le dernier semestre de l’année, on verra ces premiers emplois pour les jeunes se mettre en place mais ça aura été solidement préparé. De même pour la conférence salariale.
Arlette Chabot : Vous voulez vous donner du temps. Parce que vous n’étiez pas prêt, vous vouliez réfléchir ?
Lionel Jospin : Mais je ne me donne pas du temps, je prends le temps qu’il faut pour travailler sérieusement. Vous croyez qu’on invente des emplois comme ça ? Non, il faut les bâtir et les construire sinon ce seront des emplois artificiels qui ne correspondront pas à des besoins. Donc ce n’est pas du tout que je voudrais me donner du temps c’est que j’ai besoin de temps mais de peu de semaines. Le Gouvernement va rester au travail pendant toutes les vacances et à la rentrée, ces dispositifs seront prêts. De la même manière, pour la conférence dans huit jours. Mais qu’est-ce que ça aurait été ? Une grande messe. J’ai reçu les principaux représentants des syndicats français. Et, ils veulent tous une concertation, ils veulent pouvoir préparer sérieusement cette conférence nationale sur les salaires, l’emploi et la diminution du temps de travail. Le rendez-vous à l’automne aura permis à l’administration, à nos partenaires, des concertations qui existent actuellement, donc le travail est en train de se faire. Il faut bien comprendre qu’il y a un travail qui précède l’annonce et les réunions.
Bruno Masure : Concrètement, ça va déboucher sur quoi, selon vous ?
Arlette Chabot : Il y aura des décisions prises ou ce sera simplement une concertation ?
Lionel Jospin : Mais non, nous allons notamment ouvrir le cadre et définir la méthode par laquelle nous allons traiter la question de la diminution du temps de travail en France. Ce qui n’était pas possible à Vilvorde, c’est ce qu’a dit l’expert indépendant. Ce même expert a dit que cela pourrait être examiné ou devrait être examiné dans l’ensemble du groupe Renault, à l’instar de ce qui s’est fait à Volkswagen. Bien ! voilà des leçons à tirer. C’est notamment cette perspective de la diminution du temps de travail que nous allons ouvrir par cette conférence salariale à l’automne.
Arlette Chabot : A propos des déficits, vous attendez le résultat de l’audit mais on a une idée sur un déficit autour de 3,4, 3,5 même plus disait M. Strauss-Kahn. Qu’est-ce qui est acceptable ? Quelle est la limite supportable ?
Lionel Jospin : Il faut de toute façon lutter contre les déficits en dehors des engagements européens. A partir du moment où on a plus de 3 % de déficit public, ça veut dire qu’on fait de la dette, qu’on créée une dette supplémentaire. Par ailleurs, il y a des rendez-vous européens et nous voulons faire la monnaie unique, non pas par contrainte, mais parce que nous pensons que c’est utile et nécessaire pour affirmer la force économique de l’Europe face au dollar, pour éviter la spéculation sur les monnaies à l’intérieur des 15 pays de l’Union européenne. Donc nous le voulons. Effectivement, j’ai entendu un certain nombre de personnalités de la majorité commencer à admettre qu’on était sans doute à un déficit de 3,5. Nous allons faire faire cette évaluation par des magistrats de la Cour des Comptes dont c’est le métier de façon à ce que nous sachions où on en est. Il y a un déficit qui est trop important et il y a dérive de ce déficit, de l’Etat mais aussi des comptes sociaux. Le plan Juppé n’a pas été aussi efficace qu’il prétendait l’être. Et, même si j’en conteste par ailleurs une bonne partie des mesures, il faudra naturellement tenir compte de cette dérive et redresser dans une mesure qui doit rester compatible avec nos grands objectifs qui sont l’emploi, qui sont la lutte contre les inégalités, qui sont la dynamisation de l’économie française. Donc il faut trouver le juste cheminement entre la nécessité de maîtriser nos déficits publics et la nécessité de ne pas étouffer la croissance, la reprise est possible. C’est le travail que nous allons faire. Il est très difficile à faire.
Arlette Chabot : Justement, vous avez entendu les chefs d’entreprise protester un peu à l’annonce du projet d’alourdir l’impôt sur les plus-values. On parle aussi d’augmentation des impôts sur les hauts revenus. Alors quelle est la piste ?
Lionel Jospin : C’est souvent difficile de mener des débats à partir des décisions prises. Si on mène des débats à partir des rumeurs, on ne va pas avancer.
Arlette Chabot : C’est votre ministre qui les évoque, ce n’est pas juste de la rumeur.
Lionel Jospin : Non, il n’a pas fait de déclaration publique à ma connaissance sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, si nous devons faire des efforts, notamment pour éviter un dérapage excessif de nos déficits publics, avec la perspective du rendez-vous de la monnaie unique, ces efforts devront être équitablement répartis. Et donc, ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu dans la situation actuelle devront participer peut-être davantage que d’autres à cet effort.
Bruno Masure : ça veut dire les entreprises qui gagnent de l’argent, qui dégagent des bénéfices.
Lionel Jospin : Non, ne parlez pas des entreprises parce que c’est un mot facile. Je l’ai entendu dans la bouche de M. Madelin. On dit : les entreprises. Alors tout le monde se dit : « comment ! on ne va pas charger nos entreprises ! » Il ne s’agit pas, pour le moment des entreprises, il s’agit, il peut s’agir d’un certain nombre de revenus qui ne trouvent pas toujours leur source dans l’entreprise. Mais de toute façon, pour le moment, il n’y a pas de décision prise ; il y a une évaluation qui va se mener. En fonction de cela, nous évaluerons. Nous avons à voir comment nous exécuterons le budget de 97, dont nous héritons, mais par rapport auquel nous avons, nous, apporté des aménagements par des nouvelles propositions – celles dont je parlais tout à l’heure – et nous avons à préparer le budget de 1998. C’est dans ce cadre, par le dialogue avec le Parlement – naturellement avec la majorité – que les décisions seront prises.
Arlette Chabot : On a déjà compris que les baisses d’impôts annoncées par Alain Juppé seront supprimées ?
Lionel Jospin : Personne n’a fait d’annonce de ce type. Si vous voulez bien, laissez-nous préparer le projet de loi de Finances qui sera présenté au Parlement à l’automne.
Arlette Chabot : Vous avez dit, vous-même, qu’il y avait des exigences contradictoires. Certains disent que si effectivement, vous luttez contre le chômage, vous tentez de relancer la croissance, la consommation et en même temps vous réduisez les déficits, ce ne sont pas des exigences contradictoires c’est même quasiment impossible. Est-ce possible ?
Lionel Jospin : J’hésite d’abord d’une situation, donc je la traite telle qu’elle est. Ensuite, je ne décide de ne masquer aucune réalité, c’est quand même une méthode de vérité que je dois aux Français. S’il y a plus de trois millions de chômeurs, je ne peux pas dire qu’ils ne sont pas là ; s’il y a un déficit de la protection sociale, je ne peux pas faire semblant de ne pas le voir ; si je ne veux pas casser la croissance parce que les Françaises et les Français veulent un dynamisme de l’économie, je ne peux pas prendre des mesures qui cassent cette croissance. En même temps j’ai le rendez-vous, nous avons le rendez-vous de la monnaie unique et nous voulons le faire parce que c’est nécessaire. Nous verrons comment nous irons à la monnaie unique. Parce qu’on ne parle que des 3 % des déficits publics, mais il y a d’autres critères, comme l’inflation – nos performances sont bonnes -, il y a l’endettement – nous sommes en dessous du critère – donc il ne faut pas parler que de ce critère qui arrange peut-être certains de nos partenaires mais ça n’est pas le seul. Moi, je prends ces réalités, ensuite nous dirons aux Français, le Gouvernement dira aux Français, les ministres et moi-même : voilà, nous essayons de définir un chemin qui tient compte de ces données contradictoires, ce sera difficile. Et s’il faut faire des choix, c’est-à-dire si on ne peut pas essayer de concilier, dans une certaine mesure pour trouver un cheminement praticable pour l’économie et la société française qui tienne compte de ces contradictions, et s’il fallait faire un choix plutôt dans un sens que dans l’autre eh bien ! nous présenterons les éléments de ce choix au pays. Par ses réactions, ses indications, il nous aidera à trancher. En tout cas il sera de notre responsabilité de prendre des décisions. Mais, nous ne le ferons en ne cachant rien en ne manipulant pas, en tenant un langage de vérité. C’est ça, fondamentalement, être fidèle à mes engagements parce que, Mesdames et Messieurs les journalistes, vous n’êtes pas des notaires ; et je vois bien la tendance qui s’esquisse à dire il a dit cela tel jour, est-ce qu’il va faire ça ? Non ! Il y a deux choses : est-ce que par rapport aux grandes priorités que je me suis fixées, l’emploi, les inégalités, une certaine réhabilitation de la règle républicaine, de l’esprit républicain, l’action que je conduis va dans ce sens ? Est-ce que je suis fidèle à mes engagements ? Est-ce que j’essaie de dire avec mes vérités la situation qui est celle de la France et des Français ? Ce sont des questions qui sont fondamentales et c’est par rapport à cela que le jugement doit être porté, en tout cas c’est par rapport à cela que je cheminerais. Par rapport à une mesure qui serait annoncée ou une décision qui sera prise, je demande à nos critiques, notamment de l’opposition, pas simplement de dire : « Ah Jospin avait dit ça », parfois, en plus, en dénaturant un peu mes propos, mais de se poser la question de savoir si cette mesure est simplement ou pas l’application d’un engagement ou est-ce qu’elle est juste, ou est-ce qu’elle est pertinente ? C’est ça aussi qui est fondamental, parce que sinon on ne va savoir à chaque fois qu’il va y avoir un problème nouveau au nom de quel critère le juger. Au nom du critère : est-ce que c’est bon pour le pays ? Est-ce que c’est ça qu’il faut faire ? Je demande à être jugé là-dessus, sur des actes.
Bruno Masure : Comment vivez-vous la cohabitation avec Jacques Chirac et que répondez-vous à Philippe Séguin qui dit que parfois vous avez tendance à vous prendre pour un Président-bis ?
Lionel Jospin : Sûrement pas. Elle est simple du point de vue des rapports personnels. Je crois que ça tient aux personnalités de Jacques Chirac, j’espère aussi de moi-même. Elle s’est bien faite déjà sur des dossiers essentiels. Je pense par exemple à Amsterdam où le Président, il faut être clair là-dessus, m’avait dit très nettement : moi je suis engagé par le pacte de stabilité. Moi je n’ai pas changé de point de vue sur le pacte de stabilité.
Arlette Chabot : On vous reproche d’avoir accepté finalement ce que vous condamniez quand vous étiez dans l’opposition.
Lionel Jospin : Non. Je n’ai pas changé de point de vue sur ce pacte de stabilité. Je ne l’aurais pas signé tel qu’il a été signé par le Gouvernement et notamment par M. Arthuis. D’ailleurs, le Président a corrigé d’une certaine façon les choses en obtenant, vous vous souvenez, ensuite au Sommet de Dublin qu’on ajoute la dimension de la croissance. Mais ce n’est pas moi qui l’ai signé et le Président de la République m’a dit clairement avant le sommet d’Amsterdam : « je considère que la parole de la France est engagée ; dans le Sommet, nous serons là tous les deux, mais c’est moi qui engagerai finalement la parole de la France, donc, cette parole de la France, ça sera la signature du pacte de stabilité. » Je n’avais nullement l’intention d’ouvrir une crise de cohabitation ou une crise avec les Européens pour le début du Gouvernement. Mais j’ai dit au Président de la République : « alors laissez-moi au moins, sans annoncer qu’en tout état de cause vous signerez, défendre l’intérêt du pays tel que je le vois et notamment ouvrir des perspectives nouvelles sur la dimension sociale, sur la concertation des politiques économiques, ce que nous appelons nous gouvernement économique, mais la concertation des politiques économiques, qui est nécessaire. L’Europe ne peut pas se réduire à un marché et à une monnaie naturellement. » Et là, le Président m’a dit : « oui, je ferai ça. » Et il m’a laissé, de ce point de vue, mener un certain nombre de discussions et de négociations si bien que nous avons conclu en quelque sorte ensemble à Amsterdam. Et quand j’entends M. Madelin parler de la comédie d’Amsterdam, pardonnez-moi, mais je ne vois pas pourquoi cela me concernerait seul. Et donc, je pense que c’est un jugement imprudent qui est posé là. Nous avons également bien travaillé dans l’esprit de la cohabitation sur un certain nombre de dossiers africains. Vous connaissez la situation au Congo-Brazzaville. Vous connaissez la situation en Centrafrique. Tout cela se passe efficacement et en plein accord. C’est aussi d’une manière positive que nous avons abordé le sommet de l’OTAN qui va se tenir à Madrid.
Arlette Chabot : Il y a eu un petit couac, mais c’est rectifié.
Lionel Jospin : Oui, mais vous allez regarder les couacs. »
Arlette Chabot : On regarde tout, c’est ça le problème.
Lionel Jospin : Écoutez, quand on va au concert, il vaut mieux quand même écouter la musique que les couacs. Notez les couacs mais écoutez la musique. Parce qu’un mélomane qui n’écouterait que des couacs aurait vraiment des problèmes avec l’existence. Donc, je pense que cette cohabitation se mène comme elle doit se mener. Et en tout cas, moi, ma conception, est la suivante : je veux une pratique de la cohabitation sereine et claire, dans l’intérêt de la France.
Bruno Masure : Nous allons devoir terminer cet entretien M. le Premier ministre. Je voudrais juste évoquer peut-être un souvenir. Vous ne vous êtes jamais exprimé sur ce que vous avez vécu quand vous avez été nommé Premier ministre. Est-ce que par exemple, quand vous avez croisé Alain Juppé, dans votre nouveau bureau de Matignon, vous avez songé qu’il y a quelques années, il y a trois ou quatre ans, vous demandiez à ce même Alain Juppé, qui était ministre des Affaires étrangères, une ambassade. Parce qu’à l’époque, vous aviez envie de quitter, d’abandonner totalement la vie politique ?
Lionel Jospin : C’était peut-être parce que ce n’était pas dans le même bureau que je n’y ai pas pensé, puisque c’était dans son bureau au ministère des Affaires étrangères qu’il m’avait reçu à ce moment-là. Et d’une certaine façon, j’aurais dû y penser. Je pense qu’en tout cas, dans les regards qu’Alain Juppé et moi-même nous donnions, et moi je savais bien ce qu’il pouvait ressentir, je crois qu’il n’y avait pas besoin de se dire des choses pour se comprendre, au moins sur ce point. Et je pense qu’il mesurait, lui, parce qu’il quittait ce poste, la difficulté de ma tâche. C’est moi qui maintenant y suis, je mesure mieux la difficulté qui fut la sienne.
Bruno Masure : Merci Lionel Jospin d’avoir répondu à notre invitation et d’avoir donc accordé ce premier entretien à la télévision depuis votre arrivée à l’Hôtel de Matignon. Je signale à nos téléspectateurs que Philippe Séguin, a priori nouveau président du RPR, sera l’invité du journal de 20 heures, dimanche, sur France 2.