Texte intégral
La France a trop longtemps considéré ses possessions d’outre-mer à travers les profits que ses marchands et ses colons en tiraient. C’est le mérite de la République d’avoir accompli les actes qui ont progressivement permis de rompre avec cette vision mercantiliste.
Deux dates marquent la marche de l’outre-mer français vers la liberté et l’égalité.
1848 : Victor Schoelcher signe le décret qui abolit l’esclavage dans les colonies. C’est le temps de la liberté.
1946 : La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion accèdent au statut de département français d’outre-mer. C’est le temps de l’égalité.
La gauche, sur cette longue période, a pleinement contribué à cette évolution, dont on voit bien qu’elle comporte deux faces antagonistes : l’aspiration à la décolonisation, à la libération des peuples, d’une part ; la demande d’intégration et d’égalité dans la République d’autre part. Il est grand temps de concilier ces deux exigences. Il ne s’agit plus de savoir si nous devons être décolonisateurs ou républicains ; il s’agit d’être, à la fois, décolonisateurs et républicains.
Décoloniser
Le processus politique en cours en Nouvelle-Calédonie, qui a recueilli un consensus national, illustre bien notre démarche. Tout en remettant au centre du dispositif le passé, avec ses ombres et ses lumières, il prend en compte toutes les composantes humaines de ce territoire et pose les bases d’un avenir fondé sur un partage des responsabilités avec la métropole. Telle est notre conception généreuse de la République, telle est notre conception ouverte de la nation.
Pour autant, il n’y a pas de modèle calédonien transposable aux autres composantes de l’outre-mer. Au sein de celui-ci, les quatre départements occupent une place particulière, reconnue par l’article 73 de notre Constitution.
Lors du grand débat sur l’outre-mer, qui s’est tenue le 23 octobre 1998 à l’Assemblée nationale, j’ai annoncé la décision du gouvernement de préparer pour l’automne prochain, une loi d’orientation concernant ces départements. Pour eux, le passage du siècle doit-être l’avènement du temps de la responsabilité.
Qui peut contester que les départements d’outre-mer portent encore les marques d’un système colonial qui a frappé des générations entières – même bien après le moment libérateur de 1848 – au coin du mépris, de l’injustice et du racisme ?
Qui peut contester que la rénovation de notre modèle républicain, que le premier ministre a appelée de ses vœux, ne saurait s’arrêter aux limites de l’Hexagone ? Elle doit aussi trouver une traduction concrète dans les départements d’outre-mer, où la République reste redevable des engagements qu’elle avait pris envers eux et avec eux, lorsqu’en 1946 fut affirmé le choix de l’intégration économique et sociale.
Les trois principes
Trois principes guident nos réflexions dans l’élaboration de la future loi.
L’égalité d’abord. Elle est au cœur de la relation particulière et ancienne qu’entretient la République avec ces départements. Comment continuer à accepter qu’à l’intérieur d’un même ensemble subsistent des discriminations et que les chances soient encore inégales, selon que l’on vit ici ou là-bas ? Si le gouvernement a entrepris avant de légiférer, de faire établir le bilan des dispositifs actuels de soutien à l’économie dans les départements d’outre-mer, c’est parce que nul ne peut contester cette préoccupante réalité : aucun des textes en vigueur, quels que soient leurs mérites avérés ou supposés, n’a permis d’enrayer un chômage endémique qui continue, partout, de se situer à des niveaux trois à quatre fois supérieurs à celui de la métropole.
Pis encore : alors qu’ici s’est amorcée une décrue encore fragile, mais réelle, force est de constater là-bas le statu quo, voire une aggravation. Dans les quatre départements d’outre-mer, plus de vingt mille jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, plus de cent mille personnes sont allocataires du RMI. Comment accepter sans réagir, ce gâchis humain ? Comment ne pas essayer de trouver de nouvelles modalités d’action ?
La solidarité ensuite. Vis-à-vis des départements d’outre-mer, il ne s’agit pas d’une contrainte dont on pourrait s’exonérer à bon compte. Réorienter les transferts publics vers la création d’emplois est une chose, vouloir les réduire en est une autre, absurde, quand, dans l’Union européenne, les départements d’outre-mer restent, en termes de revenu par habitant, parmi les régions les plus pauvres.
C’est bien d’ailleurs le sens du constat qui a été fait, au niveau communautaire, avec l’article 299-2 du traité d’Amsterdam, qui reconnaît la nécessité d’aider les régions dites ultrapériphériques à combler leurs handicaps structurels et fixe désormais un nouveau cadre d’intégration. Ce cadre, la future loi d’orientation s’attachera aussi, y compris dans un souci de justice sociale, à faire en sorte que des mécanismes de solidarité interne viennent conforter ceux qui découleront des solidarités nationales et communautaires.
La responsabilité enfin, dans une démocratie fidèle à ses principes fondamentaux. Une démocratie fondée sur un équilibre des pouvoirs, gage de la protection des libertés publiques et du pluralisme d’opinions, ce qui exclut, là-bas comme ailleurs, que soient concentrée entre les mêmes mains, toutes les responsabilités. Une démocratie rénovée, c’est-à-dire décentralisée, chaque fois que nécessaire, pour que l’action publique soit à la fois plus efficace et plus proche des citoyens. Comment ne pas concevoir que les départements d’outre-mer jouent un rôle plus grand dans les relations avec les pays voisins, qu’ils soient dans les Caraïbes, en Amérique du Sud ou dans l’océan Indien ? En négligeant cette capacité, la France se priverait d’un de ses atouts dans des régions en pleine évolution. Dans le domaine de la coopération régionale et de la coopération décentralisée, il faut être plus audacieux.
Le pacte républicain
Il nous revient de traduire dans les départements d’outre-mer cette refondation du pacte républicain, que nous avons entreprise pour la métropole. Pour l’outre-mer, il s’agit d’abord d’une question de dignité : la juste reconnaissance d’une Histoire qui se confond avec celle de la République, ce qu’ignore parfois le reste de la nation. À ce titre, le vote de l’Assemblée nationale de la proposition de loi de Mme Taubira-Delannon et du groupe socialiste, qualifiant l’esclavage de « crime contre l’humanité », est plus qu’un symbole.
Mais notre ambition ne s’arrête pas là. Nous sommes, en effet, convaincus que, par bien des aspects et malgré les difficultés économiques et sociales, les sociétés d’outre-mer ont beaucoup à apporter dans la recherche de solutions aux problèmes qui se posent à l’échelle de notre pays.
Au sein de la République, leurs identités ont pour sources une citoyenneté revendiquée et un métissage originel imposé, qui les rend par nature imperméables à toute tentation intégriste, à tout régionalisme étroit, à tous les signes d’une différenciation raciale. Ainsi, les départements d’outre-mer peuvent apparaître comme les garants d’un modèle qui doit rester universaliste tout en apprenant, sans appréhension ni fantasmes, à reformuler une identité nationale, respectueuse de la diversité, miroir d’un monde chaque jours plus ouvert.
Le 19 juin 1997, dans sa déclaration de politique générale, Lionel Jospin s’exprimait en ces termes « La France ce n’est pas seulement le bonheur des paysages, une langue enrichie des œuvres de l’esprit, c’est d’abord une Histoire. Une Histoire où s’est forgé le modèle républicain. »
Qui peut mieux le comprendre que cette France d’outre-mer qui, il y a un siècle et demi, sut conquérir sa citoyenneté au sein de la République ?