Texte intégral
L’HUMANITE : 2 septembre 1997
L’Humanité : Jean-Claude Gayssot, vous sentez-vous un ministre bien dans sa peau, à l’aise dans le gouvernement ?
Jean-Claude Gayssot : Si les communistes ont décidé très majoritairement la « participation » au gouvernement, c’est – vous vous en souvenez – après un débat sérieux et approfondi. J’étais de ceux qui considéraient cette présence justifiée. Je suis donc bien dans ma peau, comme vous dites, sans nier la complexité de la situation.
Beaucoup est à faire pour que les choix fondamentaux en faveur de l’emploi, de la justice sociale, du service public, de la jeunesse, de la construction européenne… répondent aux exigences de changements et aux nécessités. Le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale – approuvée par la majorité nouvelle – s’est engagé en ce sens, sur la durée.
Le pire serait de se résigner ou de regarder l’action gouvernementale en se contentant de distribuer les bons et les mauvais points. Notre plus mortelle ennemie, tueuse d’espoir et d’action, est l’idée même de fatalité. On attend autre chose de nous. C’est d’ailleurs ce que le mouvement social et les élections législatives anticipées ont exprimé.
Certes, le libéralisme à tous crins est devenu pour beaucoup d’interlocuteurs français ou étrangers le seul livre de chevet. Ce n’est pas mon choix ni celui exprimé par le gouvernement. Face aux pressions des tenants des seuls critères de la rentabilité financière capitaliste et de l’hégémonie de l’idéologie ultralibérale, la question ne se pose pas seulement en termes de résistance, pour limiter la casse, mais en termes offensifs. Comment inverser, comment commencer à inverser les dérives négatives qui ont prévalu trop longtemps ? Comment redonner un contenu concret, confiance et espoir à la fois pour la France, pour sa place dans la construction européenne et dans le monde ? Participer à ce vaste et immense chantier suppose, vous vous en doutez, une adhésion, une intervention majoritaire des forces vives et de la jeunesse fondée non sur l’attente ou l’illusion mais sur l’engagement et la démocratie.
L’Humanité : Vous avez invoqué, à votre endroit, « un devoir d’intention ». Est-ce cela la méthode Gayssot ?
Jean-Claude Gayssot : C’est surtout la méthode de la vie, de l’incessante transformation de l’humanité. Faisons-en sorte que cette transformation soit positive, humaine. Le « devoir d’invention » concerne chacun de nous, pas seulement les ministères, mais partout où nous sommes confrontés aux besoins immenses de progrès. L’ultralibéralisme entraîne les peuples dans la guerre économique et la concurrence effrénée entre les êtres humains. Les vieilles réponses étatiques et bureaucratiques ont démontré qu’elles avaient définitivement échouées. Travaillons donc, sans traîner les pieds, à une autre voie pour changer réellement les choses. C’est aussi cela la mutation dans laquelle mon parti est engagé.
J’ai la conviction qu’en soumettant nos propositions et réflexions au débat, en étant créatifs, en sachant entendre et comprendre, de réelles potentialités démocratiques d’intervention et de mobilisation s’exprimeront pour que les citoyens inventent ensemble des réponses nouvelles.
Evidemment, comme ministre de l’Équipement, des Transports et du Logement, je serais bien mal placé pour prétendre qu’on peut se passer de la compétence des experts – mais je suis tout aussi convaincu que seule, elle ne peut suffire. Il faut apprendre à croiser leurs avis, leurs propositions avec celles de tous les acteurs de la vie, des citoyens. Personnellement, je veux privilégier la concertation, la transparence et la confrontation d’idées afin que les choix – car gouverner c’est faire des choix – soient les meilleurs possibles.
L’Humanité : La pollution de l’air des grandes villes a remis sur la sellette le débat sur la place respective de l’automobile et des transports en commun. Vous avez immédiatement réagi en décidant une réduction de moitié du ticket de métro. Avez-vous d’autres mesures en préparation ?
Jean-Claude Gayssot : Tout le monde peut le mesurer : si nous laissons les choses aller en l’état, la société et notre planète n’y résisteront pas. L’exclusive loi du profit de la seule rentabilité financière, mais aussi le refus de faire de l’environnement un des critères essentiels ont conduit et conduisent à des effets désastreux pour la vie.
Une prise de conscience commence à grandir en faveur d’un développement durable plus respectueux de la nature et de la vie des hommes et qui en matière de transports suppose un meilleur développement des transports collectifs, du fer, de la voie d’eau. Je me suis engagé en ce sens. Je crois globalement qu’il faut jouer la complémentarité des avantages de chaque mode et non la seule concurrence aveugle.
Mais le chemin pour y parvenir passe là aussi par l’intervention des salariés. Ainsi, la place nouvelle prise par les syndicats des salariés dans le transport routier est un facteur essentiel d’amélioration des conditions sociales et de travail dans ce secteur. Elle constitue un gage important d’évolution.
Ce qui veut dire qu’il faut faire des choix et mesurer dans la durée l’impact, les conséquences de ces choix. Par exemple, nous devons tenir compte des effets immédiats qui résulteraient de décisions mettant nos transporteurs routiers en situation défavorable en ce qui concerne le prix des carburants.
C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier la volonté du gouvernement de sortir des constats pour agir. La décision que j’ai prise et que vous rappelez s’inscrit dans l’action de mon ministère sur le long terme.
Il s’agit, en premier lieu, de développer l’offre du transport collectif. Dans Paris intra-muros où il y a une bonne accessibilité en transports en commun, ces derniers représentent les deux tiers des déplacements en banlieue, la situation est totalement inversée puisque 80 % des déplacements sont effectués en automobile.
L’offre crée sa propre demande et ces quelques chiffres le montrent bien. Il faut positiver la démarche ; développer les transports en commun, voilà le meilleur moyen de réduire l’usage de la voiture au centre-ville. D’autres actions complémentaires sont également souhaitables. Je pense notamment aux parkings de rabattement en périphérie et à un meilleur partage de la voirie en faveur des bus et des taxis.
Cela dit, je peux vous dire que la direction de la SNCF a enregistré, pour les deux jours concernés par la réduction de moitié des tarifs, une augmentation des ventes de 40 % le jeudi et de 50 % le vendredi.
L’Humanité : Vous vous êtes donc élevé contre le « tout routier » et vous avez prôné une complémentarité des modes de transport. Mais vous avez aussi mis en cause la priorité donnée aux autoroutes à péage.
Jean-Claude Gayssot : Une action décisive est entreprise en faveur d’une meilleure répartition entre les modes de transports, fer, voies d’eau, routes. Elle suppose également que l’on travaille sur le secteur routier, le système actuel a atteint ses limites. Nous savons réaliser de belles autoroutes à péage mais dans le même temps, les ressources consacrées à l’entretien du réseau existant à l’exploitation, à la sécurité routière (notamment liée au développement des nouvelles technologies) s’avèrent très insuffisantes. La protection contre le bruit, si nécessaire à des milliers de logements, n’est pas dotée à un niveau convenable.
Le système actuel qui pour tout besoin de liaisons nouvelles a tendance à proposer la concession autoroutière, même si elle est plus chère, est à revoir. Non pour arrêter de faire des autoroutes quand elles sont nécessaires, mais pour une approche plus équilibrée. Je travaille donc à l’élaboration de nouvelles orientations où le service à l’usager et au citoyen primera.
L’Humanité : « Pas de privatisation d’Air France », avez-vous déclaré. Alors, voulez-vous maintenir le statu quo ? Et serait-il de nature à assurer à la compagne son rang dans le monde ?
Jean-Claude Gayssot : Le but que je m’assigne est justement celui du développement d’Air France, de cette entreprise publique, de son rayonnement élargi au plan international. Cela ne suppose à mes yeux ni privatisations ni statu quo.
Le gouvernement de droite, celui de M. Balladur, puis celui de M. Juppé s’étaient engagés dans la voie de la privatisation. On sait ce que les électeurs ont pensé de leur politique. La gauche plurielle avant les élections, puis le gouvernement lui-même ont à plusieurs reprises exprimé leur détermination à porter un coup d’arrêt aux processus de privatisations.
Je ne dérogerai pas à cette parole donnée. Le respect des engagements s’inscrit à mes yeux aussi dans une manière nouvelle de faire de la politique.
Évidemment, la valeur de cet engagement prend sa pleine signification dans la perspective de renforcer encore l’efficacité économique et sociale de l’entreprise.
Dans le cadre du statut public actuel, Air France enregistre des résultats plus favorables que par le passé. Ce n’est pas le moment de gâcher cette tendance alors qu’intervient officiellement la fusion avec Air Inter.
Cela ne signifie pas à mes yeux le statu quo. Dans ce domaine comme dans d’autres le statu quo est synonyme finalement de risque de repli. C’est pourquoi j’agis au plan international pour permettre qu’Air France noue des alliances et il n’est pas vrai que telles alliances supposent la privatisation. C’est pourquoi aussi, qu’il s’agisse de la place et du rôle des salariés dans la gestion de l’entreprise et de celle d’autres entreprises dans le cadre d’alliances, qu’il s’agisse du service public de transport aérien, un véritable débat devra s’ouvrir dans les mois à venir afin de tourner résolument l’entreprise publique Air France vers l’avenir.
L’Humanité : Personne ne semble satisfait de la réforme de la SNCF, engagée par le précédent gouvernement, hormis peut-être de revenir en arrière sur ces projets, ou bien de « réformer la réforme » ?
Jean-Claude Gayssot : Vous dites que personne ne semble satisfait de la réforme de la SNCF. Je vous confirme que telle est bien ma disposition d’esprit. J’ai pu affirmer qu’à ce sujet ma conception n’était pas le retour en arrière. Elle n’était pas non plus, vous vous en doutez, le statu quo. Il faut assurer l’unicité et le développement de l’entreprise publique.
La simple abrogation reviendrait à remettre la dette dans son ensemble dans les comptes de la SNCF. C’est le contraire qu’il faut faire. C’est pourquoi, dès mon arrivée, j’ai décidé d’agir pour réduire la dette de la SNCF de 20 milliards supplémentaires, avec comme corollaire des effets immédiats et positifs sur l’emploi. Ce qui ne s’était pas produit depuis quinze ans. Sans le mouvement de l’automne et de l’hiver 1995, où les cheminots ont joué le rôle que l’on sait, cela n’aurait pas été possible.
La nécessaire réforme de la réforme aura lieu après une réflexion démocratique. Mais, je le répète, elle ne saurait à mes yeux conduire à un retour en arrière. En attendant, ce qu’il faut faire, c’est assurer la convergence de tous les efforts pour que l’entreprise se développe et reconquière des trafics et que les décisions en matière de recrutement (plus de1 000 emplois statutaires) s’inscrivent résolument dans cette perspective.
Mes orientations sont claires :
- refuser catégoriquement les perspectives du Livre blanc de la Commission européenne de démanteler le service public ;
- garantir l’unicité du service public ferroviaire ;
- permettre un véritable contrôle de la nation sur le développement du réseau ferroviaire.
L’Humanité : Concernant le plan emploi-jeunes, votre ministère avait « tiré le premier » en annonçant 1 000 postes à la SNCF. D’autres vont-ils suivre ?
Jean-Claude Gayssot : Bien évidemment. Tout d’abord dans le secteur des transports publics, où de fructueux contacts sont pris avec l’UTP (Union des transports parisiens), la fédération des SEM (sociétés d’économie mixte), le GART (Groupement des autorités responsables du transport), les entreprises publiques du secteur ; dans celui des transports urbains, péri-urbains et interurbains, le besoin est grand d’une vraie humanisation, où à côté des métiers classiques du transport (commerciaux et techniques) émergent de nouvelles fonctions d’assistance aux voyageurs, aux usagers, d’accueil et de présence tout au long de la chaîne de transport : parkings, moyens de transport, gares, stations…
Naturellement, nous travaillons ensemble sur les transports en commun en région Ile-de-France et, dans les grandes métropoles, nous avons également l’objectif d’avancer des propositions dans le domaine des transports scolaires, des transports de groupes de jeunes, en zones urbaines et rurales.
Et le plan jeunes concerne aussi des secteurs dépendant de l’équipement comme les ports et le littoral, les gestionnaires d’aéroports, les voies navigables.
Des discussions sont engagées avec les entreprises de transports, les autorités organisatrices, les unions et fédérations, les organisations syndicales, les collectivités territoriales afin que les accords-cadres, puis des conventions avec les opérateurs puissent être signés dès l’adoption de la loi par le Parlement.
Au bout du compte, ce sont des milliers d’emplois qui pourront être créés. Mais je vous en reparlerai…
RTL : vendredi 5 septembre 1997
J.-Y. Chaperon : On entend beaucoup de gens, de droite - c'est prévisible - de gauche aussi, regretter le départ de C Blanc. Est-ce que c'est votre cas ?
J.-C. Gayssot : Oui, je regrette son renoncement. Vous savez, j'ai eu plusieurs discussions avec lui. Je sais ses convictions, j'ai apprécié sa personnalité, je respecte l'homme, mais le président Blanc a choisi de rester lié à la logique de MM. Balladur et Juppé. Chacun sait - ça a été dit avant moi - ce qu'il en est advenu au mois de juin dernier.
J.-Y. Chaperon : Ça veut dire que c'est un symbole politique qui tombe ?
J.-C. Gayssot : Non, il ne s'agit pas de symbole. Je crois que la démarche du Gouvernement, de l'ensemble Gouvernement, est la suivante : il faut qu'Air France, qui a commencé à redresser la situation grâce aux salariés - il faudrait en parler un peu plus, grâce à leurs efforts, au travail qu'ils mènent pour que cette compagnie non seulement se défende mais aussi qu'elle se développe - rayonne dans le monde. Il faut donc que le Gouvernement, ça a été son choix, fonde son action sur le développement d'Air France. C'est notre volonté. Nous avons une seule grande compagnie nationale, et je crois ... que cette raison est suffisante, en pensant aux salariés, à l'intérêt économique et au rayonnement dans le monde, pour que l'on fasse tout pour son développement.
J.-Y. Chaperon : Vous aviez là l'homme qu'il vous fallait pour ça. Ne trouvez-vous pas absurde de vous priver d'un homme dont les qualités sont reconnues unanimement ?
J.-C. Gayssot : Je viens de vous dire que ce n'est pas nous qui avons décidé de nous priver de cet homme-là. Nous respectons, je respecte, son choix.
J.-Y. Chaperon : Quand vous vous êtes vus, il y a trois jours avec C. Blanc, que vous êtes-vous dit ?
J.-C. Gayssot : Nous nous parlons depuis mon installation comme ministre des Transports de l'Équipement et du Logement. La question qui était posée c'est que M. Blanc voulait absolument la privatisation. Or, ce ne sont pas les choix qui ont été proposés par le Gouvernement. Tout le monde le sait, il ne s'agit pas là d'une surprise. Qu'il s'agisse du Premier ministre, qu'il s'agisse du ministre des Transports, les choses ont été dites clairement à M. Blanc. On ne s'est pas contenté de dire : pas e privatisation. Nous avons également posé Je problème, non pas du statu quo - j'ai eu l'occasion de le dire dans une interview qui a fait beaucoup parler la semaine dernière - mais qu'il faut travailler aux ouvertures nécessaires dans le cadre de l'entreprise publique, pour son rayonnement et son développement. Et nous allons y arriver !
J.-Y. Chaperon : Ça veut dire une ouverture du capital ?
J.-C. Gayssot : Tout cela. Qu'il s'agisse de la participation des salariés, qu'il s'agisse des alliances qui peuvent être soit commerciales, soit des croisements de participation, qu'il s'agisse d'autres formes, eh bien tout cela n'était pas fermé, ni dans ma tête ni dans celle du Gouvernement. Je ne crois pas que ça se règle en quelques jours - d'ailleurs les salariés Je disent Ils n'en ont même pas discuté une seule fois -, mais il faut écouter tous les intéressés et voir comment faire. Moi, je ne suis pas pour une méthode de tergiversations, je ne suis pas pour perdre du temps, mais je suis pour écouter aussi tous les intéressés.
J.-Y. Chaperon : Sans tergiverser, il y aura ouverture du capital ? À quelle hauteur peut-on l'estimer ?
J.-C. Gayssot : Si aujourd'hui je vous dis comment va se composer le capital de l'entreprise qui va rester publique, j'aurai un a priori qui mérite toutes les discussions, toutes les concertations nécessaires pour la meilleure efficacité.
J.-Y. Chaperon : En tout cas vous n'excluez pas - D. Strauss-Kahn le disait cet après-midi - l'ouverture du capital. Ce n'est pas banal qu'un ministre communiste ouvre le capital d'une entreprise publique.
J.-C. Gayssot : Oui, c'est vrai qu'il y a dans la position du Gouvernement, non pas une attitude de repli sur cette question mais, au contraire, une attitude d'ouverture. C'est mon cas, et je crois que cela fait partie des choses - y compris dans mon parti - que nous approfondissons, que nous discutons et, sûrement, il y a une évolution par rapport à ce qu'elles étaient dans le passé.
J.-Y. Chaperon : Est-ce que, par exemple, vous prendriez l'engagement que, d'ici un ou deux ans, Air France ne sera pas privatisée ? Est-ce que cela ne va pas finir comme ça, finalement ?
J.-C. Gayssot : Non, mais je crois que vous êtes défaitiste, parce que je crois que l'entreprise publique peut se développer. D'ailleurs vous venez de dire une chose et, en même temps, vous me dites son contraire. On parle du début du redressement d'Air France, c'est une entreprise publique ! Ce sont des salariés qui ont un statut, qui sont dans une entreprise publique ; c'est l'État actionnaire qui a recapitalisé de 20 milliards de francs, ce qui a été un des éléments très fort du début de redressement. Il existe déjà des capacités d'alliances d'Air France de par le monde, y compris aux États-Unis, aujourd'hui, avec Delta et Continental. Je me bats pour qu'il y en ait de nouvelles et qu'elle sorte renforcée (la compagnie Air France, ndlr). Avec Air France et avec son PDG, depuis plusieurs années, nous négocions avec les Américains sur l'accord bilatéral. Grâce d'ailleurs à ces négociations, contre l'ultra-libéralisme - c'est-à-dire la privatisation à tous crins -, le trafic d'Air France -sur l'Atlantique-Nord est passé de 26 %, en 1992 à 46 0/o aujourd'hui. C'est avec l'entreprise publique ! Pourquoi toujours vouloir dire que cela passe par le privé ?
J.-Y. Chaperon : Ce sont aussi les engagements européens.
J.-C. Gayssot : Là, vous venez de dire une chose qui n'est pas tout à fait conforme à la réalité. Il s'agissait d'engagements de M. Balladur. Je vais vous donner une information qui vient de tomber : la déclaration de la Commission européenne, à l'instant, dit que son problème n'est pas le statut de l'entreprise, mais qu'elle respecte les règles de la concurrence.
J.-Y. Chaperon : Cela vous semble conforme ?
J.-C. Gayssot : Absolument dans la mesure où il y a en même temps des missions de service publique - mais ça c'est vrai pour toutes les entreprises de par le monde. Actuellement nous avons une seule entreprise nationale, c'est Air France. C'est la libéralisation partout en Europe, voilà la situation ! Les Américains veulent la libéralisation partout sauf aux États-Unis ! À l'intérieur des États-Unis il n'y a pas de libéralisation. On ne peut pas faire ce qu'on veut. Eh bien moi je pense qu'il faut défendre ce secteur public, défendre l'entreprise publique. C'est un gage du succès de son développement, et j'y crois.
J.-Y. Chaperon : Quel genre de satisfaction éprouvez-vous ce soir à voir le Parti communiste infléchir ainsi la politique gouvernementale ?
J.-C. Gayssot : D'abord, ce soir, je n'éprouve pas une satisfaction particulière à l'annonce de M. Blanc. Je vous dis que cette position est celle du Gouvernement, et vraiment, de ce point de vue, il n'y a eu aucune pression ou aucune hésitation.
J.-Y. Chaperon : Il n'y aura rien en échange ?
J.-C. Gayssot : En aucune façon. Il ne s'agit pas d'un problème de caractère dogmatique ou politique. Il s'agit de la vie et du développement d'une entreprise, et nous sommes décidés, dans le Gouvernement, à nous battre pour que la croissance reparte, que l'emploi reparte, que les salariés aient plus de moyens, plus de pouvoir d'achat, et aussi plus de moyens d'être associes aux décisions. C'est à cela que nous travaillons. Nous travaillons y compris pour Air France.
J.-Y. Chaperon : Qui sera le successeur de C. Blanc ?
J.-C. Gayssot : La décision sera prise très prochainement. Aujourd'hui je ne peux pas vous en dire plus.
J.-Y. Chaperon : Un homme sans doute moins indépendant ?
J.-C. Gayssot : Ah, je pense que s'il y a une règle qu'il faut absolument respecter, y compris quand l'État est actionnaire et même très largement majoritaire, c'est la règle de l'autonomie de gestion.
J.-Y. Chaperon : Un tiers du capital de France Télécom va être ouvert au public. Est-ce que cela vous choque ?
J.-C. Gayssot : Là aussi, cela s'est fait après plusieurs semaines, la proposition ...
J.-Y. Chaperon : C'est un peu plus. C'est un peu plus qu'une proposition.
J.-C. Gayssot : La proposition qui est annoncée a été prise à l'issue de plusieurs semaines de discussions. Pour France Télécom, c'est comme pour d'autres entreprises, en particulier dans la mesure où l'entreprise publique reste une entreprise publique, la condition d'ouverture devant permettre son développement sans mettre en cause les statuts et les possibilités de participation des salariés. Je crois que c'est une bonne chose.
J.-Y. Chaperon : Donc, quand la CGT envisage une grève massive à France Télécom ?
J.-C. Gayssot : Cela confirme que, pour tout ce qui touche aux évolutions et aux transformations, il est absolument nécessaire, non seulement d'avancer des propositions qui correspondent à l'intérêt des salariés et à l'intérêt général, mais aussi de concerter au maximum.
J.-Y. Chaperon : Ce n'est pas facile tous les jours d'être ministre communiste au Gouvernement ?
J.-C. Gayssot : Disons que c'est complexe.
J.-Y. Chaperon : Il faut slalomer, il faut surfer.
J.-C. Gayssot : Je suis dans un secteur qui, de ce point de vue, a un côté assez extraordinaire : il s'agit de la vie de tous les jours. Vous prenez le métro, vous prenez votre voiture pour aller sur la route, vous rentrez dans votre logement, vous prenez l'avion cela dépend de mon ministère. Cela fait que j'ai beaucoup de soucis, effectivement, mais je sais que ce sur quoi je travaille concerne l'ensemble des Français, et c'est d'abord à eux que je pense et y compris aux choix qu'ils ont faits pour que le chômage ne continue à empirer comme c'était le cas sous l'ancienne majorité, et pour qu'on les respecte.
La Tribune : 10 septembre 1997
La Tribune : L'ouverture du capital d'Air France est-elle aujourd'hui acquise ou doit-elle encore être discutée ?
Jean-Claude Gayssot : Le principale de l'ouverture est acquis. Mais, effectivement, les conditions de cette ouverture doivent être discutées.
La Tribune : On a parlé d'une ouverture à 49% ...
Jean-Claude Gayssot : Rien n'a été décidé. À ce stade, je peux juste dire que, à mon avis, l'actionnaire public doit être très largement majoritaire, et l'actionnariat privé, dans le cadre d'alliances, très largement minoritaire.
La Tribune : Comment, économiquement et compte tenu de l'environnement concurrentiel, justifiez-vous le choix d'une ouverture de capital de préférence à une privatisation ?
Jean-Claude Gayssot : Il ne s'agit pas d'un dogme. Je trouve que le dogme est du côté de la privatisation, de la pensée unique, et je n'ai pas entendu d'argument suffisamment solide pour la justifier. À contrario, je considère que le fait qu'Air France soit une entreprise publique est un atout pour le transport aérien français. Cela, par exemple, a permis au pavillon français de revenir à 42 % de part de marché sur l'Atlantique Nord face aux américains, contre 26 % en 1992.
La Tribune : L'ouverture de capital laisse-t-elle, selon vous, suffisamment de marge de manœuvre à un dirigeant d'entreprise publique ?
Jean-Claude Gayssot : Dès mon arrivée à ce ministère, J'ai évoqué la possibilité de « respiration » qu'on présente aujourd'hui comme une évolution du ministre communiste. Pourquoi ? Parce que je crois qu'il y a à la fois des besoins financiers, d'alliances, de gestion sociale plus efficace, et de participation nouvelle des salariés. Or, l'essentiel des alliances, ce sont - pour 85 % d'entre elles dans le monde - des alliances commerciales, sans échanges de participations. J'y suis tout à fait favorable, au titre de l'efficacité. Par ailleurs, je ne suis pas hostile à des croisements de participations si c'est une des conditions pour ne pas perdre ces alliances, voire pour les renforcer. Mais ceci ne doit pas être systématique et ne porte en général que sur quelques pour cent du capital. L'ouverture du capital peut aussi être réalisée avec d'autres entreprises publiques, voire des institutions comme la Caisse des dépôts. Et bien sûr avec les salariés.
La Tribune : Dans le cas d'Air France, ne placez-vous pas la France en porte à faux vis-à-vis de Bruxelles dans le cas d'une simple ouverture du capital de la compagnie ?
Jean-Claude Gayssot : L'article 222 du traité de Rome est précis et « ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ». Cela signifie que, à aucun moment, il n'a pu y avoir d'engagement valable pour privatiser la compagnie. Vendredi dernier, la Commission de Bruxelles a d'ailleurs précisé : « Nous ne demandons pas qu'une entreprise soit privée ou publique, mais qu'elle soit concurrentielle et qu'elle suive les règles du marché ». Ainsi, on n'est pas dans le cadre d'un engagement, mais d'un choix fait par le gouvernement Balladur, confirmé ensuite par le gouvernement Juppé, qui est celui de la privatisation.
La Tribune : Mais Bruxelles n 'autorise les aides aux entreprises publiques que pour solde de tout compte. Air France ne pourra donc plus compter sur son actionnaire public. Cela n'implique-t-il pas que l'ouverture du capital n'est qu'une étape sur la voie de la privatisation ?
Jean-Claude Gayssot : Élargissons notre analyse du rôle de l'actionnaire. Lorsqu'il s'agit de sortir une entreprise du gouffre, ce qui ne peut être qu'exceptionnel, il est normal que la Commission européenne pose des conditions. Mais le rôle de l'actionnaire, c'est autre chose. Si Air France a besoin de conforter son développement et sa modernisation, l'actionnaire public a le droit de faire ce qu'il faut.
La Tribune : Pensez-vous que le groupe Air France assure une mission de service public ?
Jean-Claude Gayssot : Oui. Il existe un fonds de péréquation en faveur de certaines lignes déficitaires. Mais des évolutions sont possibles, au titre de l'aménagement du territoire ou bien des dessertes de capitales étrangères pour des raisons de relations internationales. Mais ce n'est pas l'entreprise publique - Air France - qui doit supporter la charge de ces missions de service public. Dans la mesure où elle n'est pas sauvage et aveugle comme dans l'ultra-libéralisme, je ne suis pas contre la concurrence. Mais une entreprise ne doit pas être désavantagée parce qu'on lui confie des missions de service public.
La Tribune : En faisant le choix de l'ouverture du capital, le gouvernement ne prend-il pas le risque de déplaire à tout le monde, aux partisans de la privatisation comme aux tenants de l'entreprise publique ?
Jean-Claude Gayssot : Le choix du gouvernement français n'est pas celui d'un seul ministre, mais un choix d'efficacité cohérent avec les engagements pris devant le pays. Notre choix a donc été la non-privatisation. Et cette ouverture n'est ni un sas, ni une étape vers la privatisation, ainsi que Christian Blanc l'a bien compris ; sinon, il serait resté. Si on parle du passé, on peut démontrer que le secteur public a été un atout. Maintenant, il faut faire une démonstration identique pour l'avenir.
La Tribune : « Ni privatisation, ni statu quo » ; cette attitude ainsi définie par vous-même à propos d'Air France doit-elle être extrapolée à d'autres entreprises publiques ?
Jean-Claude Gayssot : Non. Gardons-nous de généraliser. Chaque entreprise a sa spécificité. Il est évident que la question ne se pose pas pour la SNCF ou la RATP par exemple. Ma vision n'est pas dans une conception figée des choses - et je ne parle pas d'ouverture de capital - mais dans une réflexion renouvelée pour moderniser, démocratiser, développer le secteur public.
La Tribune : Quel est, selon vous, le domaine de compétences de l'État vis-à-vis des entreprises publiques ?
Jean-Claude Gayssot : Je suis favorable à l'autonomie de gestion. Mais je ne connais pas un actionnaire au monde, à fortiori lorsqu'il est majoritaire, qui ne s'intéresse pas à la stratégie de son entreprise. Toutefois, je remarque que l'actionnaire public est souvent moins directif que l'actionnariat privé. Et ses choix, qui doivent intégrer efficacité et justice sociale, laissent une suffisante marge pour qu'on ne puisse pas dire que l'entreprise est administrée.
La Tribune : Quelles options stratégiques allez-vous définir au successeur de Christian Blanc ?
Jean-Claude Gayssot : Il faudra respecter l'équilibre financier et, à ce titre, poursuivre l'œuvre de redressement d'Air France. Car je n'associe pas secteur public avec déficit. Mais je ne considère pas non plus que la rentabilité financière soit la condition exclusive d'une bonne gestion économique. Je reconnais le mérite de Christian Blanc dans ce redressement, mais surtout des salariés d'Air France et aussi celui de l'État actionnaire qui a mis 20 milliards de francs dans l'opération. Pour la suite, il faut travailler dans la sérénité, et sans perdre de temps concernant les alliances avec d'autres compagnies. Car l'objectif consiste à développer la compagnie au plan national, européen et mondial, en intégrant la dimension sociale et sans s'aligner sur les effets d'une déréglementation à tout crins.
Air France a des atouts. J'ai confiance dans son personnel et son encadrement pour poursuivre le redressement et le développement de la Compagnie nationale.