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Étonnante Europe ! Au moment où lui est offerte la chance d'organiser sa renaissance et de réaffirmer au monde qu'elle est porteuse de civilisation, elle se prend à douter. Elle retrouve et caresse ses démons traditionnels, et semble hésiter à faire finalement le saut qu'elle-même a défini comme nécessaire à son avenir.
Le traité de Maastricht est imparfait ? Soit ! Tous les traités le sont. Et si l'on avait pris ce prétexte pour ne pas les approuver, le monde ne serait encore à l'âge de pierre. C'est pourquoi, au-delà de toute subtilité rhétorique, de toute frilosité nostalgique, je suis convaincu que Maastricht, par une procédure ou une autre, sera ratifié, non seulement parce qu'il serait dramatique qu'il ne le soit pas mais, tout simplement, parce qu'il mérite cette pleine adhésion.
Grâce aux trois principaux parrains du traité – Helmut Kohl, François Mitterrand et Jacques Delors – dont je me félicite que deux soient français, considérons donc cette évidence comme acquise. Alors, une seule question m'importe désormais : vers quel avenir pouvons et devons-nous aller grâce à Maastricht et pourquoi ?
Le premier trait commun qui rassemble les pays d'Europe, qui les distingue du reste de la planète, réside dans l'importance de leur système de protection sociale. D'autres ont également la démocratie, également la prospérité, mais si, au total, il fait meilleur vivre en Europe, si le degré de violence dans la vie sociale y est moindre qu'ailleurs, c'est au système européen de protection, sociale que nous le devons. Et je n'ai pas peur de dire que même avec un chômage plus élevé qu'aux États-Unis ou au Japon, il vaut mieux à tout prendre être chômeur en France, au Danemark ou en Allemagne qu'à Tokyo ou New York.
Or notre protection sociale est, d'une certaine manière, une charge, un handicap dans la compétition économique. La volonté légitime d'assurer plus de croissance, par un approfondissement constant du libre-échange et de la compétition, se traduit par une pression tout aussi constante pour réduire le niveau de sécurité auquel les peuples sont en droit d'aspirer. Or la voie du progrès humain est exactement inverse ; elle voudrait que, partout, la protection sociale se répande et multiplie ses effets personnellement sécurisants et justes, socialement apaisants.
Mais pour imposer une telle orientation dans les règles du jeu mondiales, il faut une Europe non seulement puissante mais très déterminée. Je crois donc que c'est de la préservation d'un mode de vie qu'il s'agit.
Quel que soit l'attachement que nous, Européens, témoignons à notre mode de vie, quels que soient le respect et même l'envie qu'il suscite ailleurs, il sera inévitablement mis en cause si l'Europe n'en assure pas l'extension bien plus que la simple défense.
Il y a davantage encore, bien davantage. Car à nos espoirs j'ajoute nos responsabilités. À l'égard de l'Est, pour contribuer à orienter ces pays vers plus de démocratie, de stabilité et de prospérité, des efforts soutenus seront nécessaires et ils ne seront pas que financiers. Il doit émaner de l'Europe de l'Ouest une autorité politique, diplomatique, résolue et convaincante, créatrice de nouvelles normes internationales, notamment dans le domaine social. Nous n'y parviendrons qu'avec une cohésion renforcée, celle que permet la mise en commun de nos souverainetés, de sorte qu'aux plans politique et économique nous puissions faire, en équipe, ce qu'aucune de nos nations ne peut plus faire individuellement. Cela suppose en outre qu'on ne donne pas à ces peuples – et de quel droit le ferions-nous ? – le sentiment que nous les jugeons européens de seconde classe. Qu'on ménage toutes les transitions nécessaires, soit ! Longues au besoin ou indéterminées quant à leurs échéances, soit encore ! Mais je crois juste et sage de proclamer leur vocation naturelle, leur droit, à rejoindre l'Union dès qu'ils y seront objectivement prêts.
Un regard vers le Sud fait apparaître des enjeux plus grands encore. Il s'est passé tant de choses en Europe depuis quatre ans que nous ne nous sommes occupés que de nous-mêmes, et avons pratiquement cessé de porter intérêt aux quelque quatre milliards de nos semblables qui vivent en dehors des nations développées. Or si quelques pays ont récemment rejoint ce club trop fermé, ou sont en passe de le faire (surtout en Asie et en Amérique latine), il reste qu'en moyenne les écarts, non seulement de niveau de vie mais tout simplement d'espérance de vie, se sont accrus. Là est la principale menace qui pèse sur le vingt et unième siècle.
Là encore, la réponse sollicite à la fois Europe, économie et politique. Sans revenir sur l'échec avéré de l'économie administrée, l'Iran ou l'Amérique du Sud ont montré que le développement par l'économie de marché n'est durable qu'accompagné de solidarité sociale. L'aide du monde développé doit donc porter simultanément sur ces deux préoccupations. Or elle est aujourd'hui qualitativement et quantitativement inadaptée. Ceux qui demeurent pour quelque temps encore les principales puissances économiques – États-Unis et Japon – font preuve d'un égoïsme national excessif, limitent leur aide à des pourcentages de leur produit national qui sont parmi les plus bas (malgré quelques efforts récents du Japon) et font preuve d'une inexpérience et d'une indifférence confondantes en ce qui concerne les effets induits par les formes d'aides sur les chances de développement. L'Europe, déjà, est plus experte et plus solidaire.
Assurer la paix dans le monde, prévenir, grâce à un rythme de croissance assez vif, d'immenses mouvements migratoires futurs, exige une Europe ayant la puissance et la cohésion nécessaires pour peser de manière efficace et positive sur les affaires du monde. Or c'est, ni plus ni moins, de la survie de l'humanité qu'il s'agit ici.
La puissance de la monnaie unique
L'Europe communautaire, Maastricht étant ratifié, a-t-elle, et à quelles conditions, les moyens de constituer une zone de croissance forte avec la cohésion d'une véritable nation et les institutions démocratiques qui la rendent pérenne et respectable ? J'en suis convaincu.
L'essentiel des drames et des difficultés du monde vient du ralentissement général de la croissance économique. Il y a à cela beaucoup de raisons dont certaines sont hors de notre portée. Mais il en est d'autres sur lesquelles nous pouvons agir ; le niveau excessif des taux d'intérêt réels et la perte de croissance que représente la multiplicité de nos monnaies et les charges qu'elle entraîne.
La plupart des pays de la Communauté participent au commerce international pour des volumes variant entre le cinquième et le quart de leur produit brut. Mais parce que tous ont des monnaies nationales et des balances des paiements à défendre, chacun freine ou limite la croissance à seule fin d'importer moins. Nous-mêmes, Français, et à juste titre en l'état, nous veillons à importer moins en florins, en lires, en pesetas, en marks comme en livres. Chacun de nos partenaires fait de même et on peut évaluer à près d'un point de croissance la perte que provoquent ces freinages mutuels. Si Louis XI n'avait pas eu raison de Charles le Téméraire, la Bourgogne d'aujourd'hui vivrait dans la hantise de voir se détériorer sa balance des paiements avec l'Île-de-France ou avec l'Aquitaine ! C'est de ce genre d'archaïsme, entrave à la croissance, que la monnaie unique, enfin, nous débarrassera. Et je n'oublie pas, au passage, la disparition à venir des frais et commissions de change qui sont loin d'être négligeables.
Surtout, en ramenant ainsi à 10 % ou 15 % du produit national le flux des échanges avec le reste du monde, l'Europe se trouvera beaucoup moins soumise aux effets des déséquilibres financiers – déficit américain comme excédent japonais – et plus apte à un pilotage interne cohérent. Il faut la puissance de la monnaie unique – dès le jour de sa création, l'écu sera plus fort que le dollar ou le yen – pour entreprendre avec succès le combat contre des taux d'intérêt réels excessifs. Leur niveau actuel est tout simplement suicidaire en ce qu'il interdit pratiquement le financement de l'avenir. Mais la monnaie n'est que l'un des instruments que je crois nécessaires. Nous ne vaincrons le chômage, en effet, que par une croissance significativement plus forte. Et une croissance significativement plus forte implique que dans un ensemble vaste mais territorialement défini puisse intervenir une puissance publique unique et cohérente. Le dérapage dans l'inflation, lorsqu'il se produit, n'est que le résultat de l'absence d'une telle capacité de pilotage. Et je considère aujourd'hui qu'une véritable révolution intellectuelle est nécessaire pour retrouver l'usage des règles qui nous apportèrent la forte croissance continue des « trente glorieuses » et qui supposent le recours réfléchi aux instruments non seulement monétaires mais aussi budgétaires, douaniers, réglementaires et surtout fiscaux.
Or, comme tout se tient, c'est à ce prix et à ce prix seulement, celui d'une croissance forte, que nous pourrons donner à l'écologie toute l'importance qu'elle a effectivement. Dépolluer coûte très cher. Concevoir et mettre en œuvre des modes de production non polluants coûte très cher, au moins dans un premier temps. Généraliser ces exigences à l'échelle de la planète coûte plus cher encore. La forte croissance n'est donc pas le contraire de la protection de l'environnement. C'en est la condition. Le plus important, à mes yeux, des concepts récemment apparus, celui du « développement durable », que les Français apprendront à connaître, l'a bien compris. Cette bannière est la mienne car en elle se nourrissent mutuellement la possibilité de durée – vitale pour les générations futures – et l'exigence de développement qui soulage les générations présentes et permet seule de financer vraiment l'écologie.
Ce qui est bon pour le développement est donc bon pour l'écologie, à condition qu'il ne s'agisse pas de n'importe quel développement. Parce que l'Europe est bonne pour cette croissance-là, elle le sera donc aussi pour l'environnement.
L'achèvement de l'espace unique dans une monnaie unique, enfin, devra être l'occasion d'une maîtrise retrouvée sur l'aménagement de notre territoire. Les forces du marché poussent sans contrôle à l'apoplexie des uns et à l'amaigrissement des autres. De ce modèle de développement les gens ne veulent plus mais, là encore, la réponse exige une action publique cohérente, quel que soit le partage des tâches entre l'Europe et ses nations constitutives.
Telle est mon ambition pour le devenir européen. Il n'y suffira pas d'une gestion économique audacieuse et inventive dans le respect des prudences toujours nécessaires. Il y faudra aussi, en tout état de cause, les capacités de décision, d'adaptation et de négociation que possèdent les États-Unis ou le Japon, demain la Russie, la Chine ou le Brésil. Il y faudra donc la cohérence d'une véritable puissance publique.
Est-ce possible ? Oui. Cela ne peut-il se faire qu'au détriment de nos identités nationales ? Non. Ma conviction est au contraire que cela exige que nos propres valeurs nationales regagnent en vitalité. Pas plus que quiconque, je ne veux d'une Europe qui ne saurait s'enraciner dans sa réalité historique et sociale, et dans laquelle ses citoyens ne se reconnaîtraient pas. L'Europe doit donc de plus en plus, dans l'avenir, se conduire comme une nation.
Sous quelle forme ? J'avoue être assez indifférent à la controverse irréelle entre les tenants de l'Europe fédérale et ceux de l'Europe des États. Ce que nous construisons, en effet, n'a à la face du monde aucune espèce de précédent connu. L'union volontaire, en temps de paix, de douze nations parlant presque autant de langues, qui n'ont ni à conjurer une guerre prévisible, ni à se libérer d'une domination coloniale, ni à mettre fin à un système oppressif, cela ne s'est jamais vu et donc ne ressemblera à rien d'autre. Seule la Suisse, sur une période bien plus longue et avec moins d'ampleur, s'est façonnée selon un processus un peu analogue. Alors parlons donc de l'Europe et attendons qu'elle soit achevée pour la qualifier, pour rechercher dans quelle catégorie du droit public elle trouve le mieux sa place. Je gage d'ailleurs qu'à ce moment-là on conclura qu'il s'agit d'une catégorie nouvelle existant que par cet unique exemplaire. L'essentiel, c'est qu'il y ait cohésion et pouvoir de décision.
La citoyenneté européenne
Je suis bien plus sensible au ciment culturel qui fera émerger la citoyenneté européenne. Et c'est en ce domaine que la France me semble disposer d'une chance historique extraordinaire. Il est en effet en Europe des nations qui s'identifient avant tout comme des peuples et dont la communauté de langue et de culture a fini, plus ou moins vite, par produire un État. C'est à l'évidence le cas anglais, ou italien, mais c'est plus encore le cas allemand. On a chez nos voisins d'outre-Rhin beaucoup théorisé (et dans le passé on a dramatiquement agi) sur le peuple et la nation. La nation s'y définit par l'appartenance au peuple, transcendant les frontières des États. Le droit de nationalité est régi par le sang et l'appartenance à l'État est somme toute peu de chose par rapport à l'appartenance au peuple.
La France s'est faite tout autrement. Dès avant la Révolution, l'État faisait vivre ensemble nombre de peuples aux langues et aux cultures fort distinctes (de Gaulle, dans ses Mémoires, parle au pluriel des peuples qui composent la France). La Révolution a systématisé et parachevé la construction et l'a en outre dotée d'un corps de principe – la Déclaration de 1789 – qui, au demeurant, avait à ses yeux vocation universelle.
Dans cette même logique, le principe, plus moderne encore, de la laïcité, a assuré, par la neutralité active de l'État, un respect égal et absolu de l'identité de chacun, quelles que soient sa langue, sa religion ou la couleur de sa peau. Et c'est cette laïcité même qui a permis à l'État ainsi construit de respecter chacun tout en ne reconnaissant de droits qu'aux individus et jamais aux minorités, vouées à se structurer ou s'ossifier ou se combattre dès qu'elles sont reconnues telles. Et il y a là, je crois, le seul corps de principes compatible avec la nécessité d'intégrer rapidement tous les Européens à une communauté nouvelle. Les principes qui ont fondé la nation française inspireront l'émergence de la citoyenneté européenne non parce qu'ils sont français, évidemment, mais parce qu'ils répondent aux besoins de l'Europe. Il reste que le rayonnement de notre identité sera confirmé par la nécessité où d'autres se trouveront de s'appuyer sur notre propre système de valeurs, plus ouvert à la diversité des destins et moins marqué du souci de différencier ou d'exclure.
Pour une Europe compréhensible
Il est une dernière condition : point de volonté commune ni de citoyenneté commune qui se traduisent hors d'institutions respectées. L'Europe a maintenant devant elle la question de l'organisation de sa démocratie. Les négociateurs de Maastricht en étaient assez conscients pour prévoir la réouverture de la discussion dans cinq ans.
Pour l'avoir personnellement vécue et pratiquée, je sais combien la construction européenne est d'une complexité extrême. Mais au moins pouvons-nous veiller, d'une part, à n'accepter que les complexités inévitables et, d'autre part, à les expliquer. Une Europe incompréhensible serait une Europe menacée.
Déjà Maastricht a permis un progrès en soumettant à approbation parlementaire la désignation du président et des membres de la Commission. Leur autorité y gagnera, mais aussi leur souci de rendre compte de leurs actes et d'en assumer la responsabilité. Encore faut-il également mettre fin à ces errements qui la conduisent à toucher à des matières qui ne sont pas vitales pour le destin européen mais sont très sensibles pour certaines cultures nationales. Que la chasse ou la fabrication des fromages demeurent régis par des règles nationales ne me paraît pas remettre en cause les raisons pour lesquelles nous avons tant besoin que l'Europe se fasse.
C'est dans le même esprit que doit être rééquilibré notre vision de relations économiques internationales. Nous ne pouvons continuer à défendre l'échange parfaitement libre sans nous doter simultanément d'une politique de l'industrie et du commerce extérieur. Les citoyens européens n'y voient que des cadeaux faits à d'autres, à nos dépens et sans contrepartie. Le champ est donc immense et l'enjeu le mérite. Oui, nos vieilles nations ont du ressort et de l'avenir. Oui, il ne dépend que de nous que cet avenir, après Maastricht, s'écrive aux couleurs de l'espoir. Les réussites déjà réalisées nous ont rendus légitimement plus exigeants. De l'Europe nos devanciers attendaient la paix, nous l'avons eue. Nos successeurs sont en droit d'attendre plus encore : le rayonnement et la prospérité. C'est à notre génération qu'il appartiendra de les créer. Ce sera son devoir, son honneur, et c'est mon espérance.