Texte intégral
Le Monde : Vous avez présidé, avant d’entrer au gouvernement, la commission d’enquête parlementaire sur la Corse. Vous aviez alors rencontré à plusieurs reprises le préfet Bonnet. Aviez-vous conscience des dérives qui se sont manifestées par la suite ?
Jean Glavany : Je vois encore Claude Érignac, dans le jardin du palais Lantivy, à Ajaccio. Il m’avait dit : « Ici, tout est aussi pourri. Il n’y a pas un dossier qui ne révèle des horreurs ». Lorsque Bernard Bonnet est arrivé, j’ai bien noté, comme tout le monde, la raideur du personnage, mais je me suis souvenu de ce « tout est pourri » d’Érignac, et il devenait évident que l’arrivée de M. Bonnet et la politique dont il était porteur étaient comme un pavé dans la mare. Compte tenu des circonstances, les ondes de choc m’ont paru, comme à tous, naturelles. Il dérangeait tant !
Le Monde : Était-il de taille à incarner l’État en Corse ?
Jean Glavany : Au fond, je pense que l’épouse de M. Bonnet a raison lorsqu’elle dit que le système corse, parce qu’il ne pouvait assassiner physiquement un deuxième préfet, l’a éliminé par d’autres moyens. Il y eut d’abord les menaces de mort : j’ai vu ce mur humain de gendarmes, qui protégeait physiquement M. Bonnet, mais qui, aussi, le coupait du monde. Il constatait, chaque jour, que des hommes ayant du sang sur les mains exerçaient des responsabilités professionnelles très officielles ; que d’autres, qui avaient violé la loi, étaient remis en liberté parce qu’ils avaient les moyens de payer une caution ; que d’anciens ministres s’opposaient à l’application des décisions de justice. Un préfet, en Corse, est provoqué, nargué, au quotidien, par une minorité. Il faut des fonctionnaires au caractère exceptionnel pour le supporter. S’il a failli, je suis convaincu que c’est sous cette pression. Il faudra des années pour restaurer l’État de droit, et il y aura sans doute bien d’autres obstacles à franchir.
Le Monde : Les revendications d’autonomie, voire d’indépendance, sont revenues en force à la faveur de cette affaire. Pensez-vous qu’il faut d’abord rétablir l’État de droit avant de les aborder ?
Jean Glavany : De toute façon, nous n’avons pas le choix. Comment voulez-vous développer économiquement l’île si le racket se poursuit, si l’on détourne des fonds publics, si certains ne payent pas leurs impôts ? L’État de droit n’est pas une lubie, c’est une condition de vie en commun en République.
Lorsqu’on parle d’autonomie, il ne faut pas oublier que le statut de 1991 accorde déjà une large autonomie à la Corse. Je connais bien des présidents de région, en France, qui aimeraient avoir autant de pouvoir que les élus corses. Or, ceux-ci n’ont pas tiré toute la substantifique moelle de ce statut, c’est le moins que l’on puisse dire. Qu’ils le fassent et qu’ils fassent ainsi la preuve d’une capacité d’autonomie ! Enfin, qui de responsable, de raisonnable, de sérieux, peut soutenir que le problème corse est aujourd’hui un problème statutaire ? Cela n’a aucun sens. Lancer ce débat, c’est lancer un rideau de fumée sur certaines turpitudes ou, pire, tenter une nouvelle concession aux poseurs de bombes…
Le Monde : Que pensez-vous de la motion de censure ?
Jean Glavany : Elle fait partie de l’arsenal constitutionnel à la disposition de l’opposition. Libre à elle d’en user, mais libre au gouvernement et à sa majorité de lui répondre. Et elle ne sera pas déçue... Car si une paillote brûlée par des fonctionnaires défaillants et aussitôt sanctionnés est une affaire d’État, que dire de Tralonca et de Sperone, pour ne citer que ces deux affaires où la justice n’a pas pu faire son travail, sur ordre des gouvernants de droite ? Je n’ai pas, moi, la mémoire courte. Que dire, je le répète, de ces deux anciens ministres s’opposant publiquement à l’application d’une décision de justice ? Tout cela, ce n’étaient pas des « affaires d’État » ?
Le Monde : Où en sont les enquêtes concernant l’agriculture ?
Jean Glavany : Le gouvernement a donné toutes les suites administratives qui convenaient aux différentes missions d’inspection. Le conseil d’administration de la Mutualité sociale agricole (MSA) a été suspendu, et un administrateur provisoire nommé. La situation s’améliore d’ailleurs nettement, puisque le taux de recouvrement des cotisations de l’année est passé de 47 % en 1997 à 56 % en 1998 et devrait dépasser 65 % en 1999.
Les instances élues de la chambre d’agriculture de Haute-Corse ont été dissoutes. Nous préparons le retour à un fonctionnement normal de ces institutions. Des élections auront lieu le 8 juillet à la chambre et à la fin de l’année à la MSA. À l’issue de ces échéances, les agriculteurs corses retrouveront la maîtrise de leurs institutions ; ils devront alors, avec l’aide de la collectivité territoriale et de l’État, assumer leurs responsabilités pour en assurer l’équilibre et la pérennité. Pour ce qui concerne le Crédit agricole, je ne peux que me féliciter que la caisse nationale ait décidé de prendre les choses en main. Là aussi, la situation s’améliore progressivement.
Le Monde : La France a-t-elle été contrainte par la Commission de Bruxelles de rembourser des aides versées, à tort, en Corse ?
Jean Glavany : La situation est parfaitement connue. En 1994, une mission d’inspection de l’Union européenne avait mis en évidence une fraude aux primes animales en Haute-Corse. C’est la seule affaire spécifiquement corse en la matière. La France a eu à subir un redressement de 25 millions de francs sur les différentes aides concernées.
Depuis, les moyens de contrôle ont été renforcés, le niveau des aides versées à ce titre a baissé de 20 %, une mission de la Commission s’est récemment rendue sur place et semble avoir considéré que la situation était devenue satisfaisante. Cessons donc de ne voir en Corse que fraudes et tripatouillages ! Je souhaite faire le tri entre le bon grain et l’ivraie pour permettre aux vrais agriculteurs de conforter leur situation. Cette clarification s’opère à leur bénéfice ; elle s’achèvera dans la révision en cours des immatriculations à la MSA et des listes électorales aux chambres d’agriculture.
Le Monde : Y a-t-il, en dépit du faible revenu des exploitants dans l’île, des secteurs prometteurs et des raisons d’optimisme ?
Jean Glavany : Je distingue trois enjeux : valoriser les atouts de l’île et les productions traditionnelles de qualité ; contribuer à l’occupation et l’aménagement de l’espace rural, et, notamment, de la montagne ; mieux couvrir les besoins agricoles du marché intérieur. Il est possible de relever avec succès ces trois défis. Les AOC miel, vin et, bientôt, fromage montrent une voie possible. Le contrat territorial d’exploitation peut être un bon outil pour contribuer à conforter l’élevage en zone de montagne. La plaine orientale garde un potentiel important pour développer les agrumes et les productions légumières. Mais il faut, à chaque fois, réunir les mêmes conditions pour réussir : l’excellence professionnelle, l’organisation collective, la qualité des produits, la rigueur financière, une bonne stratégie de commercialisation.
Aux agriculteurs d’aller dans ce sens, à la collectivité territoriale de prendre ses responsabilités ! L’État répondra « présent », dans ce cadre, pour accompagner le redressement des institutions agricoles et élaborer un volet agricole du contrat de plan ambitieux. Pour le ministère, la Corse sera une priorité du contrat de plan si nous avons des partenaires sérieux, fiables et organisés.