Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "Les Echos" du 6 avril 1999, sur le financement des retraites, notamment les durées de cotisations, les prestations sociales, les 35 heures et le financement de la protection sociale.

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Les Échos : Le dernier congrès a montré que la CGT voulait changer. Depuis, vous ne faites pas preuve de beaucoup d'ouverture sur le dossier des retraites ; on vous voit voter avec FO contre le plan Johanet à la Caisse d'assurance-maladie, manifester avec le Parti communiste contre l'intervention de l'OTAN au Kosovo. Où est le changement ?

Bernard Thibault : Ce qui était inacceptable hier l'est toujours aujourd'hui. Nos débats ont porté sur notre démarche syndicale : nous devons être capables d'assortir nos désaccords ou nos refus sur tel ou tel sujet de propositions alternatives construites avec les salariés. Tout simplement, parce que c'est plus efficace pour faire évoluer les choses. C'est d'abord cela le changement.

Les Échos : Prenons l'exemple des retraites. Jusqu'ici on vous a entendu surtout critiquer les propositions du rapport Charpin. Quelles sont vos propositions ?

Bernard Thibault : Nous l'avons d'abord critiqué parce qu'il a outrepassé la mission qui lui avait été confiée. Il devait faire un diagnostic de la situation, mais il a ajouté des propositions qui risquent de constituer la seule base de discussion. Nous souhaitons donc que le gouvernement ouvre un nouvel espace de négociations permettant aux organisations syndicales de s'exprimer sur le contenu du rapport et sur les alternatives qui n'ont pas été forcément étudiées à fond. Peu importe la forme, table ronde ou entretiens bilatéraux.

Les Échos : Continuez-vous à dire que la durée de cotisations des salariés du privé doit être alignée sur celle du public, et non l'inverse ?

Bernard Thibault : L'augmentation de la durée de cotisation pour les salariés du régime général en 1993 a été plus subie qu'acceptée. On ne peut pas, à partir de ce fait accompli, estimer qu'il faut procéder à un alignement par le bas des conditions de départ en retraite.

Les Échos : Le congrès a pourtant montré un décalage important entre les salariés du privé et ceux du public sur la question des retraites et sur d'autre…

Bernard Thibault : Oui, mais ça ne nous conduit pas à conclure qu'il faut faire subir aux salariés du public ce que ceux du privé subissent parce que le mouvement syndical n'a pas été en mesure alors d'empêcher la réforme. Je constate que dans le privé la dégradation des conditions de travail et l'aspiration des salariés à avoir du temps pour vivre va à l'encontre de l'idée d'un allongement de la durée des cotisations.

Les Échos : Rien dans vos propos ne prépare les salariés des régimes spéciaux à des sacrifices inévitables…

Bernard Thibault : Il faut relativiser les privilèges dont bénéficieraient les ressortissants des régimes spéciaux. Il y a un problème global de financement pour l'ensemble des régimes. Le vrai débat est de savoir comment le pays entend assurer l'avenir des retraites à une échéance raisonnable, pas en 2040 mais en 2005 ou 2006. La France est un pays dont la richesse va croissant. Il ne serait pas aberrant de consacrer une part plus importante au financement des retraites. Pour cela, il faut un débat national.

Les Échos : FO appelle de ses voeux un mouvement analogue à celui de décembre 1995 pour défendre les retraites. Est-ce que cela ne va pas vous conduire à des surenchères ?

Bernard Thibault : Non. Nous avons participé à la mission Charpin, exprimé nos différences. Nous espérons bien nous faire entendre auprès du gouvernement. Bref, nous sommes actifs. Quant au gouvernement, j'espère qu'il ne commettra pas l'erreur de la majorité précédente en légiférant dans la précipitation. Tant qu'il y a des possibilités de négociations, nous ne voulons pas précipiter les étapes.

Les Échos : Concrètement, que proposez-vous ?

Bernard Thibault : Le problème des retraites ne peut être dissocié de celui de l'emploi.

Les Échos : Mais toutes les projections ont montré que, même avec une très forte baisse du taux de chômage, le problème financier demeurait quasiment inchangé…

Bernard Thibault : La baisse du chômage l'atténuerait déjà beaucoup. Mais effectivement, d'autres outils seront nécessaires.

Les Échos : Lesquels ?

Bernard Thibault : Certains éléments de la rémunération qui ne donnent pas lieu à cotisations pourraient être pris en compte. Mais plus fondamentalement la question de l'assiette des cotisations patronales doit être posée.

Les Échos : On revient au problème de l'emploi et du financement des prestations sociales ?

Bernard Thibault : C'est un tout indissociable. Il est nécessaire de sortir du système actuel de cotisations patronales qui joue en défaveur de l'emploi, dans la mesure où il incite à supprimer des postes et pèse sur les salaires. Nous souhaitons un système qui tienne compte de la richesse produite.

Les Échos : Vous préconisez donc une taxe sur la valeur ajoutée.

Bernard Thibault : Tout à fait.

Les Échos : Mais êtes-vous favorable parallèlement à un allègement des cotisations sur les bas salaires ?

Bernard Thibault : Une taxe sur la valeur ajoutée relativiserait le poids des charges sur tous les salaires. Nous demandons d'ailleurs un bilan contradictoire des aides publiques distribuées aux entreprises car il ne semble pas que les résultats obtenus en matière d'emploi puissent justifier de telles sommes, distribuées sans grand contrôle. Je pense aux entreprises qui ont empoché des primes et n'ont pas hésité à se délocaliser ensuite.

Les Échos : Précisément, la création d'une taxe sur la valeur ajoutée ne serait-elle pas un encouragement à des délocalisations ?

Bernard Thibault : Elles sont déjà là. On le constate dans les derniers chiffres du chômage. Je refuse ce chantage permanent sur le coût de la main-d'oeuvre. Il devrait inciter les syndicats au niveau européen à aller plus vite sur la définition d'un certain nombre de clauses sociales, faute de quoi les comparaisons immédiates que va permettre l'euro porteront uniquement sur les coûts sociaux.

Les Échos : Venons-en aux 35 heures. Vous avez jugé le bilan « modeste ». Est-ce toujours le cas ?

Bernard Thibault : Les salariés du secteur privé concernés sont encore une minorité. Le volume des emplois créés est très variable d'une entreprise à l'autre, mais au total, il demeure encore modeste, surtout par rapport à la situation du chômage. Il faut donc prendre des mesures plus incitatives en faveur des créations d'emplois. En effet nous craignons aujourd'hui que les suppressions de postes résultant des fermetures de sites, des délocalisations, etc. soient plus importantes que les emplois créés par la réduction du temps de travail. Car il n'est pas facile aujourd'hui dans les négociations de contraindre le MEDEF à accepter que les 35 heures débouchent effectivement sur des créations d'emplois. C'est pour la CGT un énorme sujet de préoccupation. D'autant qu'on assiste dans le même temps à une précarité croissante des emplois. Notre congrès a décidé de mobiliser les salariés dans une grande initiative interprofessionnelle sur l'emploi.

Les Échos : Êtes-vous favorable à l'idée de Martine Aubry de taxer les entreprises qui abusent du recours aux CDD et à l'intérim ?

Bernard Thibault : Une taxation n'est pas le meilleur moyen car les entreprises, notamment les grandes, préféreront s'acquitter d'une pénalité financière plutôt que de modifier leurs pratiques. Il faut que le contrat à durée indéterminée redevienne la norme, même si nous pouvons comprendre que certains secteurs, notamment ceux qui ont des activités saisonnières, puissent avoir recours à d'autres modalités de recrutement. Si la législation actuelle était respectée et si le gouvernement se donnait les moyens de contrôler les entreprises, ce serait déjà un grand pas.

Les Échos : Avez-vous affiné vos propositions sur la seconde loi ?

Bernard Thibault : Le gouvernement a déclaré qu'il tiendrait compte des accords. La CGT souhaite qu'il tienne compte aussi des désaccords exprimés – y compris par les signataires qui, dans plusieurs cas, ont émis des réserves – et de la représentativité des syndicats qui ont paraphé ces textes. Sur le contenu de la loi elle-même, je m'en tiendrai aux points forts. Le SMIC : aucun syndicat ne s'accommodera d'un double SMIC et il sera nécessaire de réévaluer le salaire minimum pour maintenir une rémunération à 35 heures équivalente à celle des 39 heures. Les heures supplémentaires ensuite : leur volume doit être réduit en proportion de la réduction du temps de travail. Une chose est sûre, la proposition du MEDEF de taxer les heures supplémentaires à 5 % seulement n'est pas une base de proposition sérieuse.

Les cadres ensuite : la seconde loi doit dire très clairement qu'ils ne sont pas exclus de la réduction du temps de travail, quitte à retenir des dispositions spécifiques pour eux. Les cinq confédérations devraient parvenir prochainement à une expression commune sur ce sujet. Nous souhaitons également que cette loi corrige les excès de l'annualisation, des modulations du temps de travail imposées par le patronat dans certains accords et qui représentent des contraintes énormes pour les salariés.

Les Échos : Êtes-vous favorable à un régime transitoire, par exemple, en matière d'heures supplémentaires, pour favoriser les négociations ?

Bernard Thibault : Il n'y a pas de raison de reporter les échéances car on ne peut pas juger qu'il est urgent d'infléchir la courbe du chômage et donner des souplesses supplémentaires aux entreprises alors qu'elles ont eu largement le temps de négocier.

Les Échos : Dans la fonction publique, il ne semble pas que les syndicats réclament les 35 heures avec beaucoup d'énergie ?

Bernard Thibault : Le gouvernement doit être logique avec lui-même. Il n'y a aucune raison que la fonction publique reste à l'écart. On ne peut pas juger que les écoles doivent mieux encadrer les enfants, que l'État doit être plus présent pour assurer la sécurité, etc. et refuser de créer des emplois pour ce faire. Il faut admettre que la dépense publique devra augmenter pour faire face à ces besoins au lieu de laisser miroiter, de façon démagogique, une réduction d'impôt.

Les Échos : La CGT a créé la surprise en refusant de voter en faveur du plan Johanet qui permettrait d'économiser des dizaines de milliards à la Sécurité sociale, alors qu'elle avait paru beaucoup plus ouverte la veille.

Bernard Thibault : Nous avions des incertitudes sur la manière dont pourrait se dérouler la réunion du conseil d'administration. Nous pensions qu'un débat de fond allait s'ouvrir sur la manière d'assurer le financement de la protection sociale. Ce qui n'a pas été le cas. Le plan Johanet fait encore porter la majeure partie de l'effort sur les salariés. C'est pourquoi nous ne pouvons l'accepter.

Les Échos : Prenez-vous au sérieux la menace du MEDEF de quitter la Caisse d'assurance-maladie s'il se confirme que les gestionnaires n'ont pas voix au chapitre ?

Bernard Thibault : On ne peut accepter de discuter sur la base du chantage du MEDEF. Je pense que le patronat ne quittera la CNAM que s'il peut tirer ses marrons du feu. En d'autres termes introduire les assureurs privés dans le système de couverture maladie.

Les Échos : La CGT manifestait jeudi dernier avec le Parti communiste contre l'intervention de l'OTAN au Kosovo. Est-ce la meilleure façon de montrer le changement ?

Bernard Thibault : Nous manifestions avec d'autres partis, d'autres associations parce que nous sommes convaincus que les frappes sont le pire des scénarios, que la voie empruntée est sans issue. Nous avons des correspondants syndicaux dans tous les pays de l'ex-Yougoslavie. En Serbie même, ceux qui militent pour la démocratie nous ont dit que l'intervention confortait le régime de Miloševic au lieu de l'affaiblir.