Texte intégral
Le Nouvel observateur : Dominique Voynet, confiant qu’elle a fumé un joint, plusieurs ministres réagissant de manière contradictoire, le débat sur la dépénalisation des drogues dites douces est devenu une affaire politique…
Bernard Kouchner : Le problème des drogues mérite mieux que des polémiques et des réflexions trop rapides. Ce n’est pas ainsi que s’ouvriront l’esprit et le cœur des gens. La situation est trop grave. Les toxicomanes ne sont pas des délinquants mais, très souvent, des malades. La toxicomanie est un problème de santé publique majeur et nécessite information, prévention et réduction des risques. La France oscille trop souvent entre l’idéologie et la vindicte !
Le Nouvel observateur : Êtes-vous favorable à la dépénalisation des drogues douces ?
Bernard Kouchner : La loi en vigueur date du 31 décembre 1970. Est-elle adaptée aux situations que nous connaissons ? Non. Du Comité national d’éthique à la Commission Henrion, tout le monde est d’accord. Cette loi condamne le simple usage de drogues illégales, sans autre distinction, drogues dures ou drogues douces. Je constate que certains procureurs envoient des jeunes qui ont fumé un joint à la Dass pour « injonction thérapeutique ». Quelle confusion ! Et tout cela finit hélas, le plus souvent, dans le pire milieu pour les toxicos : la prison ! En près de trente ans, l’épidémiologie, les comportements, les types de produits toxiques et l’ampleur du phénomène se sont très largement modifiés.
Le Nouvel observateur : D’où l’urgence d’une réforme ?
Bernard Kouchner : Réformer la loi sans innover profondément serait illusoire. Ce serait même un non-sens. Sécurité et santé publique ne s’opposent pas. En Grande-Bretagne, sous Mme Thatcher, qui n’avait pas la réputation d’être laxiste, les pouvoirs publics ont fait le choix de la santé. La sécurité est venue de surcroît. L’urgence, pour moi, c’est que l’usage de drogues illégales ou légales régresse dans notre pays. Et qu’en cas d’usage, on n’y surajoute pas des risques de mort, qu’il s’agisse d’accidents sur la voie publique ou de transmission des hépatites et du sida. La nécessité de poursuivre les trafiquants ou ceux qui blanchissent l’argent de la drogue est un autre problème. Ne mélangeons pas les deux. Cette attitude moralisante a été cause, en France, de vingt ans de retard dans la politique de réduction des risques.
Le Nouvel observateur : Êtes-vous favorable à la généralisation des traitements de substitution ?
Bernard Kouchner : Ces traitements ne concernent que la dépendance à l’héroïne. Quand je suis arrivé au ministère de la Santé en 1992, il n’y avait que 52 patients sous méthadone ! L’effort a été poursuivi par mes successeurs, Simone Veil et Philippe Douste-Blazy. Aujourd’hui, près de 5 000 héroïnomanes ont accès à la méthadone et 30 000 à un autre traitement de substitution, le Subutex. Mais le recours à ces médicaments n’est pas la solution miracle. Il favorise seulement une prise en charge globale associant un suivi psychosocial, un accès aux soins, et surtout il préserve des hépatites et du sida. Un récent rapport permet de dresser un premier bilan de cette politique : diminution du nombre des morts par overdose, diminution de la criminalité. Dans le même temps, le nombre des toxicomanes infectés par le sida diminue enfin. Est-ce suffisant ? Je ne le crois pas. Notre dispositif n’est pas adapté aux nouveaux usages et aux nouvelles drogues qui touchent désormais les plus jeunes, parfois dès l’âge de 12 ans !
Le Nouvel observateur : Pratiquement, que préconisez-vous ?
Bernard Kouchner : Je vais amplifier la politique de réduction des risques. Faire un effort particulier sur la prévention et la prise en charge des jeunes. J’aimerais également développer les « points d’écoute » dans les quartiers difficiles. Mais surtout, notre pays a besoin, comme la semaine dernière en Suisse, d’un large échange d’informations sur l’ensemble des enjeux de la toxicomanie et des expériences étrangères trop souvent caricaturées. De nombreux travaux à travers le monde ont démontré les dangers relatifs du cannabis. Par ailleurs, les ravages dus à l’alcool et aux médicaments psychotropes sont considérables. De nouveaux produits sont utilisés chaque week-end par de très nombreux jeunes dans des rave parties. Tout cela mérite autre chose qu’une polémique de peu d’envergure.