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Le Figaro Magazine : Où en est votre camp, avec Jacques Chirac ?
Nicolas Sarkozy : Le Président de la République demeure naturellement une référence pour l’opposition en général et pour le RPR en particulier, même s’il n’est pas question de ramener Jacques Chirac au rang de chef d’une minorité, fût-elle l’opposition, puisqu’il a vocation à rassembler les Français. Par ailleurs, le RPR soutiendra le chef de l’État durant une cohabitation qui s’annonce moins facile et plus dogmatique qu’on ne l’imagine. Voilà qui semble clair, simple et précis.
Le Figaro Magazine : Jean-Marie Le Pen affirme en substance qu’« entre les socialistes et le Front national, bientôt, il n’y aura plus rien ». N’est-ce pas en effet le danger qui vous menace ?
Nicolas Sarkozy : L’échec des dernières élections législatives n’avait rien d’un simple accident de parcours. Il est survenu après une succession de scrutins et d’avertissements qui ont manifesté la défiance, voire l’agacement, pour manier la litote, d’une grande partie de notre électoral.
Deux chiffres illustrent cette déception : 4 300 000 des électeurs qui se sont portés sur Jacques Chirac, Édouard Balladur et Philippe de Villiers, au premier tour de la présidentielle, ont fait défaut aux candidats de l’ancienne majorité lors des dernières élections législatives. D’autre part, 1 200 000 électeurs se sont rendus aux urnes pour voter blanc ou déchirer leur bulletin. Le constat est sévère. Nous sommes depuis de nombreuses années sur une pente qu’il nous faut aujourd’hui remonter, ce qui exigera de la ténacité, et plus de temps qu’on ne l’imagine. Nous ne récupérerons pas les électeurs partis au Front national en claquant simplement des doigts, en les diabolisant ou en nous laissant aller à une surenchère dangereuse. Rien ne peut remplacer le travail patient de réaffirmation de l’identité de la droite, qui ne doit pas craindre de s’appeler la droite, et encore moins s’excuser de défendre ses idées et d’assurer ses valeurs.
Le Figaro Magazine : Il y a quelques années, Tony Blair, plaidait devant son parti, Le Labour, qu’il n’y avait pas d’autre choix que de se moderniser ou de mourir…
Nicolas Sarkozy : Cette analyse est parfaitement d’actualité même si, pour le RPR, cette modernisation s’incarne dans un triple effort de refondation, de rénovation et de réconciliation.
La refondation parce qu’il ne peut s’agir d’un simple « ripolinage » de notre projet politique… la rénovation parce qu’on ne dirige pas aujourd’hui une formation politique comme il y a vingt ans. Quant à la réconciliation, il ne doit pas s’agir d’un simple slogan. Pour gagner des élections, mieux valent les additions que les soustractions ! Il est encore trop tôt pour élaborer un projet politique financé, léché, labellisé, techniquement achevé car les Français seraient en droit de nous répondre : « Que ne l’avez-vous fait avant ! » En revanche, il est urgent de définir les valeurs qui seront à l’origine et au cœur de ce futur projet.
Le Figaro Magazine : Quelles valeurs, justement ?
Nicolas Sarkozy : Nos valeurs ne sont naturellement pas celles de la gauche, ni celles du socialisme, ni même celles de la social-démocratie. Je crois sincèrement que de profonds clivages nous séparent de l’idéologie du gouvernement actuel. Dans une démocratie moderne, cela est sain car disparaît ainsi la confusion qui nourrit les extrêmes.
Permettez-moi de retenir tout d’abord notre conception du travail : pour la gauche il aliène, tandis que pour nous au contraire, il émancipe. Pour la gauche, il ne s’agit le plus souvent que d’un passage obligé et subi, alors que, pour nous, il est un moteur d’intégration et un facteur d’équilibre personnel et familial. Pour faire face aux maux de notre société, la majorité actuelle propose de travailler moins. Nous, nous affirmons qu’il faut travailler mieux, car c’est le travail qui donne sa dignité à l’homme et le chômage qui le prive de liberté.
Le Figaro Magazine : Les socialistes préfèrent redistribuer…
Nicolas Sarkozy : La redistribution est un principe nécessaire : elle permet de financer la politique sociale ou de payer les services publics. Mais la perversion apparaît lorsque l’obsession de la redistribution conduit à oublier qu’avant de distribuer, il faut prendre la peine de créer des richesses. Or la France a aujourd’hui davantage besoin de liberté pour tous ceux qui veulent susciter de la croissance et de l’emploi plutôt que d’une redistribution sans cesse plus confiscatoire, qui est progressivement devenue un frein et une entrave.
Le Figaro Magazine : La famille est aussi une de vos valeurs ?
Nicolas Sarkozy : Indépendamment de tout jugement moral, force est de constater que rien n’égale l’attachement mutuel des parents et des enfants, pour l’organisation et la stabilité d’une société. La tradition familiale, séculaire, devrait largement dépasser les clivages politiques. Pourtant, voyez les dernières décisions prises par le Gouvernement Jospin : c’est à croire que l’on veut décourager les gens d’avoir des enfants !
Que l’on créé, par exemple, des avantages fiscaux pour les couples homosexuels ne me choque pas d’un point de vue moral, politique ou sociétal. Mais comment accepter de donner des avantages fiscaux aux couples homosexuels l’année même où on les supprime aux familles ? Revenons à l’esprit de l’immédiat après-guerre : la nation avait besoin d’enfants, on a donc fait en sorte que la naissance d’un enfant soit neutre financièrement. Or, qu’observe-t-on aujourd’hui ? On élabore une fiscalité pénalisant les familles ! Une autre valeur doit être, à mes yeux, au cœur de nos projets : l’équité. Je revendique l’égalité sur la ligne de départ de la vie, je veux que chaque enfant ait les mêmes chances. Mais sur la ligne d’arrivée, on se doit de tenir d’avantage compte du mérite, du travail, du courage, de sa capacité d’initiative individuelle. C’est la seule façon d’assurer une justice sociale. On n’a jamais rien fait de mieux pour inciter les gens à créer des richesses que de les assurer qu’ils en recevront la juste récompense. La notion de mérite explique les plus belles réalisations de l’humanité depuis son origine.
Le Figaro Magazine : Récapitulons : travail, famille, équité, voilà les nouvelles valeurs du RPR ?
Nicolas Sarkozy : Avec la liberté qu’il ne faut en aucun oublier. Il s’agit de faire confiance à la personne humaine. C’est parce qu’on fait confiance que la liberté devient un droit.
Je n’imagine pas que l’alpha et l’oméga de l’organisation de notre société consiste à placer derrière chacun de nous, lorsqu’il s’engage par contrat, un inspecteur du travail, un agent du fisc, un douanier, un magistrat, un policier, voire un gendarme.
L’idée, par exemple, de rétablir l’autorisation administrative de licenciement témoigne d’une vision des rapports sociaux parfaitement archaïque. Par principe, le chef d’entreprise qui licencie serait animé de mauvaises intentions ? Je ne conteste certes pas la règle, mais il ne faut pas en pervertir la finalité : elle sert à prévenir ou à régler les conflits. Dans la vision socialiste, elle est là à tout propos jusqu’à se substituer à notre consentement.
Le Figaro Magazine : Lionel Jospin proclame : « Les classes moyennes avec moi ! » Et vous, à qui vous adressez-vous ?
Nicolas Sarkozy : À tout le monde. Et précisément, j’ai trouvé inadmissible la présentation des dernières mesures fiscales. Lionel Jospin nous a expliqué que 65 000 personnes « seulement » seraient touchées par la suppression de l’allocation de garde à domicile pour les jeunes enfants. C’est parfaitement incomplet. Le seul plafonnement de la demi-part pour les personnes seules ayant élevé des enfants frappe un million de personnes ! Lionel Jospin, sans doute plus littéraire que scientifique, a du mal à assumer un certain nombre de calculs…
La seule affaire du démantèlement de la fiscalité pour les emplois familiaux touche 500 000 familles directement bénéficiaires, mais aussi des dizaines de milliers de personnes qui, auparavant employées légalement, vont se retrouver travailleurs au noir.
Si l’on isole chaque mesure, on peut, l’espace d’un instant, limiter artificiellement le nombre de personnes touchées. Mais un effort de synthèse permet, hélas, de vérifier que ce sont les classes moyennes – n’en déplaise à Lionel Jospin – et les familles qui seront frappées.
Le Figaro Magazine : Elles sont aussi frappées dans leur épargne…
Nicolas Sarkozy : Bien sûr. Connaissez-vous un couple qui ne mette pas de l’argent de côté, de crainte du chômage ? Comment peut-on sérieusement opposer les épargnants et les salariés ? C’est absurde. Tous les salariés sont des épargnants en puissance, or la fiscalité sur l’épargne va augmenter dans des proportions considérables. Les griefs de reniement adressés à Lionel Jospin sont bien mal venus. Son gouvernement n’est pragmatique que dans les mots : chaque fois qu’il a décidé d’une mesure, elle était d’inspiration partisane et idéologique. On sacrifie Christian Blanc pour ne pas faire de peine à M. Gayssot, on fait voler en éclats la filière surrégénérateur Phénix – en oubliant qu’il faudra verser 30 milliards d’indemnités, excusez de peu, à nos partenaires parce que Mme Voynet a son congrès la semaine suivante. Peut-on démanteler en deux jours Super-Phénix parce que se tient un congrès des Verts ?
Et que va-t-on faire des déchets de toutes les centrales nucléaires de France ? Il existait un projet prometteur : la transformation du surgénérateur en une super chaudière destinée à la digérer les déchets des autres centrales. Désormais, la seule solution sera le stockage. Face au refus des autres pays de recevoir nos résidus, certaines régions françaises devront s’apprêter, grâce à Mme Voynet, à accueillir des déchets nucléaires.
Le Figaro Magazine : La côte de popularité du gouvernement demeure cependant excellente…
Nicolas Sarkozy : Rendez-vous dans quelques semaines ! Ce n’est pas polémiquer que de constater qu’il n’a rien fait pendant trois mois – dont juillet et août, durant lesquels les Français ont, il est vrai, d’autres préoccupations. Sa première décision a consisté à mettre le Parlement en vacances ! Les choses sérieuses ont commencé il y a seulement quelques jours, et les actes sont plus parlants que les discours. Lionel Jospin déclare défendre l’intérêt général, mais en quoi le défend-il quand il démantèle la politique familiale, pénalise les familles et taxe les entreprises engagées dans la compétition internationale ?
On doit poser la question : le démantèlement de la politique familiale doit-il être considéré comme les prémices d’une nouvelle politique en matière d’assurance maladie ? Quand dira-t-on aux assurés sociaux qu’ils ne seront plus remboursés, dès lors qu’on estimera qu’ils gagnent trop d’argent ? Quand dira-t-on à ceux que l’on considère comme faisant partie des classes moyennes et supérieures qu’il n’y aura plus de remboursement pour eux ?
Tout l’édifice de la sécurité sociale serait alors gravement mis en cause. L’équilibre vient du fait que chacun paie des cotisations différentes en fonction de ses revenus pour un remboursement identique. Le coût d’une maladie demeure le même pour tous, il ne varie pas selon les revenus ! Un jour, nous aurons des gens qui refuseront de cotiser, qui s’assureront dans le privé, et la sécurité sociale en mourra.
Quant au plafonnement, dire que l’intérêt général se décide à partir d’un certain niveau de revenus, faites confiance aux gouvernements successifs, de gauche sans doute, mais hélas parfois de droite, pour expliquer qu’il n’y a rien de plus urgent que d’abaisser le plafond.
J’ai été étonné, enfin, que le remboursement de la dette sociale soit prolongé de cinq ans, sans que personne ne dise quoi que ce soit… L’impôt est pérennisé sans qu’à aucun moment ne soit posé le problème de la maîtrise des dépenses.
Le Figaro Magazine : À Neuilly, serez-vous tenté, à l’instar de beaucoup de maires, de faire appel aux emplois-jeunes ?
Nicolas Sarkozy : On propose aux maires d’embaucher des « sous-fonctionnaires » avec une subvention de l’État de 80 %, et vous voudriez qu’ils ne le fassent pas ? Mais voyez la contradiction : on crée des emplois de « sous-fonctionnaires’, de faux emplois (Martine Aubry se donne beaucoup de mal pour créer des agents d’ambiance dans les cages d’escaliers !) sponsorisés par l’État, financés par les contribuables, au moment même où l’on interdit à des dizaines de milliers de familles de créer des emplois familiaux ! Songez aussi aux fonctionnaires : avez-vous idée de la difficulté du concours pour être attaché ou rédacteur dans la fonction publique d’une collectivité territoriale ? Ces fonctionnaires vont, stupéfaits, voir arriver 350 000 jeunes qui, précisément parce qu’ils sont jeunes, seront exonérés de tout concours.
Le Figaro Magazine : Comment le gaullisme pourrait-il être présenté comme une idée neuve ?
Nicolas Sarkozy : Le gaullisme est un refus de l’acceptation de trop faciles évidences : la France, 58 millions d’habitants, 550 000 kilomètres carrés, vous connaissez… Le gaullisme dépasse et transcende ces réalités pour donner une autre dimension à notre nation.
Mais c’est surtout une méthode moderne consistant à se saisir de convictions apparemment contradictoires pour en assurer la synthèse : profondément patriote et européen, profondément attaché au libéralisme en matière économique sans jamais nier l’État, profondément persuadé que le mérite personnel doit être récompensé sans abandonner la solidarité à l’endroit de ceux qui ont du mal à suivre…
Le Figaro Magazine : Ces idées peuvent-elles former un tronc commun pour l’opposition tout entière ?
Nicolas Sarkozy : Ce que nous devons faire aujourd’hui, c’est élaborer un discours fort, porter des valeurs qui sont les nôtres, montrant que nous avons retenu la leçon des élections et qu’une espérance est possible, avec d’autres idées que les idées sociaux-démocrates ou socialistes.
Autour de Philippe Séguin, nous devons réussir la synthèse des deux grandes traditions que sont le gaullisme social et le gaullisme libéral.
Le Figaro Magazine : On a évoqué tout l’été l’éventualité d’une fusion RPR-UDF…
Nicolas Sarkozy : Je ne suis ni pour la fusion, ni pour le statu quo. Dans une fusion précipitée, chacun devrait gommer ses spécialités. Il en sortirait un discours que personne n’entendrait parce qu’il serait inaudible. J’en veux pour preuve la plate-forme pour les dernières élections législatives : les contraintes de « l’union à tout prix » ont conduit à gommer toutes spécificités.
À l’évidence, le statu quo non plus n’est pas satisfaisant. La France souffre de n’avoir pas un grand parti de droite, gaulliste, libéral et républicain. Il faudra créer les conditions d’un nouveau rassemblement, plus large et plus divers, qui puisse mobiliser au-delà de nos frontières traditionnelles. Mais une fois encore, la rénovation passe pas l’affirmation de nos valeurs et de notre identité.