Baccalauréat : la copie de M.Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "Les Echos", le 21 juin 1999, sur le sujet suivant : Dans quelle mesure l'exclusion sociale s'explique-t-elle par l'évolution du marché du travail ?

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Dans quelle mesure l’exclusion sociale s’explique-t-elle par l’évolution du marché du travail ?

Le nombre de personnes mises à l’écart de la société a fortement augmenté depuis la fin des Trente Glorieuses : aujourd’hui, malgré la baisse sensible enregistrée depuis deux ans, le nombre de chômeurs est encore proche de 2,9 millions, dont 1 million le sont depuis plus d’un an. Le nombre de bénéficiaires de minima sociaux est d’environ 2 millions. De nombreux signes indiquent que des pans entiers de la population se sentent marginalisés dans la France d’aujourd’hui. La chute dans l’exclusion de centaines de milliers de personnes nourrit une crainte diffuse dans l’ensemble du corps social : peur de la réapparition des « classes dangereuses », comme on les a appelées au XIXe siècle, angoisse de tomber à son tour dans la pauvreté et la précarité. Ces craintes freinent la prise de risque : certaines fractions des « classes moyennes » peuvent être plus enclines à gérer des rentes de situations qu’à entreprendre des projets qui seraient source de progrès économique et social.

La société du travail issue des révolutions industrielles est ainsi déstabilisée par les évolutions du marché de l’emploi enregistrées depuis une vingtaine d’années. À ses tendances de nature économique, il faut ajouter des facteurs plus sociologiques comme la transformation des structures familiales ou l’apparition des tensions entre les « communautés » ethniques ou religieuses. Les politiques ne sont cependant pas impuissantes devant l’exclusion sociale. La reconstruction des sociétés du travail peut et doit être l’objectif stratégique de la conduite des politiques économiques et sociales des années à venir.

1) Dans les sociétés modernes fondées sur le travail, l’apparition d’un chômage de masse et la segmentation du marché de l’emploi sont certainement des sources majeures d’exclusion sociale.

L’émergence du capitalisme au XIXe siècle a profondément transformé la nature des relations sociales : des sociétés qui trouvaient leurs fondements dans des « valeurs » ont laissé la place à des sociétés basées sur le contrat de travail ; la rupture de ce contrat social par le développement du chômage entraîne alors l’exclusion sociale.

1.1) Le lien social fondé sur le travail est menacé par le chômage.

A) Les sociétés nées avec la révolution industrielle du XIXe siècle reposent principalement sur les liens sociaux créés par le travail.

a) Les sociétés précapitalistes, « primitives » au sens de C. Lévi-Strauss, basaient les relations entre les personnes sur les valeurs autres que l’économie et le travail. K. Marx dit quelque part que le capitalisme « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, et l’enthousiasme chevaleresque (…) dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Il était ainsi le précurseur de tout un courant de pensée qui a ensuite mis en évidence que les sociétés précapitalistes reposaient sur une vision du monde dans laquelle la production de richesse était une activité subordonnée à d’autres valeurs. L’appartenance à une communauté, la place dans cette communauté, pouvait résulter du partage d’un sentiment religieux, d’où par exemple la place des « prêtres » dans nombre de sociétés primitives. Le travail n’y était pas valorisé en tant que tel, comme le montre le sentiment de déroger qui animait nombre de nobles, quand ils ont dû participer à l’activité productive.
Les révolutions industrielles du XIXe siècle ont favorisé l’extinction de ce type de sociétés.

b) L’émergence du capitalisme a impliqué le développement du salariat, c’est à dire de la séparation des moyens de production et de la force de travail.
Le développement du capitalisme s’est effectué en séparant les producteurs d’avec leurs moyens de production. Alors que la disparition du féodalisme avait suscité l’apparition d’une paysannerie propriétaire de ses terres, l’apparition de la « fabrique » s’est accompagnée du salariat, c’est-à-dire de la vente, contre salaire, de la force de travail aux détenteurs des moyens de production. La subsistance et l’appartenance à la société impliquaient désormais un contrat de travail : la société du travail était née.

B) L’intégration sociale qu’avaient finalement su créer les sociétés de marché est remise en cause par le chômage de masse.

a) Les économies industrielles plus instables avaient cependant trouvé un certain équilibre lors des Trente Glorieuses. Polanyi a montré que le capitalisme n’a pas trouvé spontanément les modes de régulation qui permettaient aux sociétés industrielles de se reproduire durablement. La récurrence des crises de surproduction et la fragilité du lien social résultant du contrat de travail entre individus recherchant leurs intérêts égoïstes expliquent sans doute la crise profonde des sociétés occidentales entre 1914 et 1945, « l’âge des catastrophes », selon l’expression d’un historien britannique. Pour que les économies de marchés trouvent un nouvel équilibre, il a fallu qu’émergent des institutions du marché du travail qui régulent la concurrence sur le marché du travail, comme les conventions collectives, et que se construise un système d’assurances sociales qui évite l’exclusion sociale lors des accidents de la vie (maladie notamment). Les Trente Glorieuses d’un point de vue économique apparaissent rétrospectivement aussi comme une période de forte intégration sociale.

b) Depuis vingt ans, la montée d’un chômage de masse durable dissout le lien social.
Il y avait moins de 500 000 chômeurs en 1974 ; il y en avait plus de 3,1 millions lors du pic atteint en juin 1997. Dans une société fondée sur le salariat, la montée du chômage implique la perte des moyens de subsistance habituels, que ne remplacent que partiellement les systèmes d’allocation chômage. Elle entraîne aussi ce que de nombreux salariés ont appelé la perte du « sentiment de dignité ». Dans une société salariale, se séparer de l’emploi signifie se séparer de la communauté légitime, celle du lieu de travail. Un signe brutal de ce sentiment d’exclusion sociale est le taux de suicide chez les chômeurs. Oui, le déséquilibre persistant du marché du travail, dans une société fondée sur la valeur accordée au travail, est une source majeure d’exclusion sociale. Cette exclusion sociale est en outre concentrée sur les actifs les plus démunis dans la concurrence pour l’emploi.

1.2) Les tendances récentes des économies de marché favorisent en outre l’apparition de nouvelles inégalités dans un marché du travail plus segmenté.

A) Les marchés du travail sont aujourd’hui plus segmentés. La vision d’un marché du travail fluide, unifié, ne correspond à l’évidence pas à la réalité des économies modernes. Les obstacles à la mobilité du travail sont en effet nombreux. Les différences de qualifications freinent les mouvements de main-d’œuvre entre les métiers qui disparaissent et ceux qui se développent : le drame qu’ont connu les sidérurgistes, quand leur industrie a connu une profonde restructuration, rappelle la difficulté qui peut exister pour changer de métier.
Il existe aussi des marchés locaux du travail, d’ailleurs souvent liés à une activité. Sortir de son bassin d’emploi a un coût élevé quand des liens étroits vous unissent à une famille, à une ville ou à une région. Dans une économie qui connaît de profondes transformations, les différents segments du marché du travail sont inégalement frappés par le chômage.

B) Les tendances récentes du marché du travail ont particulièrement frappé les salariés les moins qualifiés.
La nouvelle division internationale du travail qui est apparue depuis une vingtaine d’années a permis l’entrée dans la société du travail de centaines de millions de salariés dans les économies émergentes. Très naturellement, le développement économique, dans ce qu’on a d’abord appelé les nouveaux pays industriels, s’est effectué en premier lieu dans les activités les moins « élaborées », par exemple certaines productions du secteur textile-habillement. Cette nouvelle division internationale du travail implique la spécialisation croissante des pays plus développés vers des métiers plus qualifiés. Mais dans le même temps, la segmentation des marchés du travail fragilise les personnes les moins bien armées sur le marché du travail.
Certaines formes de progrès technique peuvent aussi avoir des effets différenciés sur les différentes catégories des salariés. Les salariés les moins qualifiés, ici encore, peuvent avoir des difficultés à s’adapter aux nouveaux métiers qui apparaissent. À défaut du développement d’une « formation tout au long de la vie », la réduction de la demande pour certaines qualifications risque d’exclure du marché du travail de nombreux salariés, alors qu’elle fournit de nombreuses opportunités aux actifs les mieux formés.
Dernière transformation majeure du marché du travail, le développement des services dans l’économie favorise une plus grande variabilité de l’activité. Parce qu’ils ne peuvent souvent pas être stockés, les services connaissent une plus grande amplitude des fluctuations de la production. Cette « flexibilité » nouvelle se répercute sur les salariés : le développement des emplois « précaires » trouve ici une partie de son explication. En définitive, ce que montrent ces développements, c’est le rôle éminent que jouent les évolutions des marchés du travail dans l’apparition de l’exclusion sociale. Dans une société salariale, la rupture du contrat de travail, sa fragilité, peuvent séparer de la société des centaines de milliers d’actifs potentiels.

Il) Mais l’exclusion sociale ne se réduit pas à l’évolution du marché du travail.
D’abord parce que l’exclusion sociale se nourrit d’autres facteurs non économiques, ensuite parce que les politiques économiques et sociales peuvent contribuer à réduire, réellement, les fractures sociales.

2.1) Des facteurs non économiques ont nourri la spirale de destruction des liens sociaux et étendus à la France des facteurs de ségrégations, qui étaient plus anciens dans les économies anglo-saxonnes.

A) L’exclusion sociale peut se nourrir de facteurs non économiques.
Dans toutes les sociétés, des accidents interviennent dans la vie des individus qui peuvent les rejeter hors de la communauté : longtemps des problèmes de santé ont pu signifier la paupérisation des personnes qui en étaient victimes. La mise en place d’un système d’assurance-maladie, après la Seconde Guerre mondiale, a réduit sensiblement la portée de ce risque.
Cependant, parce qu’ils s’inséraient dans une société salariale, ces mécanismes ont été fragilisés par le développement du chômage. Le principe d’une « couverture maladie universelle » récemment retenu par le Gouvernement supprimera ainsi une source d’exclusion sociale.
La transformation des structures familiales a été profonde dans les pays développés. La famille nucléaire durable n’est plus la norme unique. Le nombre de familles monoparentales s’est sensiblement accru : des solidarités traditionnelles sont ainsi plus faibles et leur disparition conduit parfois à l’isolement, voire à l’exclusion sociale. Dans certains quartiers urbains, l’évanouissement de l’autorité parentale est parfois mise en cause dans le développement de la délinquance juvénile.

Contrairement aux sociétés anglo-saxonnes, la société du travail en France a longtemps refusé les ghettos et encouragé une forte mobilité sociale. La faible croissance de l’économie française depuis vingt ans a profondément affecté cette logique. Les discriminations à l’embauche, sur une base « raciale » ont pu se développer dans un marché du travail globalement déséquilibré. Paradoxalement, la suppression des flux migratoires a ainsi mis fin à des mécanismes les plus puissants de mobilité sociale de la société française : depuis un siècle, les vagues d’immigration successives permettaient aux résidents plus anciens de monter dans l’échelle sociale. Immigration et cohésion sociale avaient ainsi partie liée.

B) Les facteurs non économiques de l’exclusion sociale peuvent se cumuler avec l’exclusion du marché du travail.
Il n’est pas nécessaire de développer longuement les interactions qui ont pu se nouer entre ces facteurs non économiques et les tendances du marché du travail pour nourrir une spirale d’exclusion sociale. Les données de l’Insee présentées dans les documents, joints au sujet, rappellent, par exemple, que les personnes qui ne bénéficient pas de liens familiaux solides (personnes dites « vulnérables ») sont aussi celles qui sont le plus menacées par le chômage et la précarité. Les inégalités se cumulent et se reproduisent.

2.2) L’évolution à venir du marché du travail grâce à la croissance et à une politique qui privilégie le retour à l’emploi plutôt que l’assistance permettra de faire reculer l’exclusion sociale.
A) L’exemple américain depuis sept ans montre les vertus d’une croissance durable. La forte réduction du chômage est l’effet le plus notable de cette vague d’expansion. Dans de très nombreuses régions, le chômage ne touche plus que 2 à 3 % de la population active. Ce mouvement d’ensemble bénéficie en particulier aux « minorités » : le sous-emploi des Noirs et des Hispaniques a été réduit. Cette amélioration du marché du travail s’est accompagnée d’une croissance plus rapide des salaires des actifs les moins qualifiés, inversant la tendance lourde qui avait dominé les vingt années précédentes. Paradoxalement, les avancées technologiques, dont on craignait qu’elles n’excluent encore plus de salariés, peuvent servir à les ramener vers la société du travail. Pour la France, le retour de la croissance depuis deux ans a produit de premiers résultats : une croissance forte a permis au chômage d’enregistrer une baisse sensible (près de 300 000 personnes). L’objectif est de parvenir à un cycle long de croissance, source de créations nombreuses d’emplois, la réduction du temps de travail jouant un rôle d’accélérateur des créations d’emplois.
Pour les salariés concernés par le travail précaire, celle multiplication des opportunités d’emplois est sans doute la meilleure solution : dans une économie en profond changement, il s’agit en effet probablement moins de viser une garantie d’emploi indéfinie, que d’assurer à tous une probabilité forte de sortir du chômage.

B) Le rôle des politiques sociales.
La croissance ne suffira pas à elle seule à réintégrer dans la société du travail tous ceux qui en ont été exclus. La loi contre les exclusions adoptée l’année dernière vise à multiplier les instruments pour réinsérer les exclus dans la société en direction des jeunes, par la construction d’itinéraires d’insertion, pour les adultes, avec la création de contrats de qualification. Pour les personnes les plus éloignées du marché du travail, des activités d’intérêt général seront proposées. La politique de lutte contre les exclusions a d’autres dimensions, comme la « politique de la ville ».

C) Le choix du retour à l’emploi plutôt que celui de l’assistance.
L’objectif de reconstruire une société du travail dans notre pays passe aussi par une réflexion sur notre système de redistribution (prestations d’assistance et fiscalité). Produit de sédimentations successives, ces systèmes constituent parfois un obstacle au retour à l’exemple, parce qu’ils peuvent entraîner une baisse des revenus lors de la prise d’un travail. Le choix fait l’année dernière par le Premier ministre d’autoriser le cumul de certains minima sociaux avec un salaire constitue une première réduction des obstacles au retour à l’emploi. Certains pays ont déjà mis en place des crédits d’impôt pour augmenter le revenu des personnes qui ont trouvé un travail.
Trouver les moyens « pour que le travail paie » est une exigence pour restaurer la société du travail. Depuis vingt ans, les déséquilibres sur le marché du travail, qu’ils soient globaux ou qu’ils affectent certains segments du salariat, ont entraîné l’émergence de l’exclusion sociale. Les politiques économiques et sociales ne sont cependant pas impuissantes pour inverser celle spirale : la reconstruction d’une société du travail, par la croissance et la réforme de nos systèmes de redistribution, est l’objectif qu’il faut désormais poursuivre.