Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF, à France Info le 26 mai 1999, sur la loi sur les 35 heures et la création d'emplois dans le privé, les comptes de la Sécurité sociale et la place de la France dans l'Europe et le statut et les divergences des entreprises européennes.

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Média : France Info

Texte intégral

Q - La loi sur les 35 heures a un an et Mme Aubry s'est félicitée d'avoir maintenu ou créé près de 60 000 emplois. C'est pas mal non ?

– « Oui si ce n'est que ce chiffre est vraiment très flatteur pour ce qui s'est vraiment passé. Dans notre secteur – dans les affaires privées, qui occupent 14,5 millions de nos compatriotes – nous en avons dénombré 15 000. Le reste, ce sont des emplois publics – où il n'est pas très difficile de donner une instruction ; et puis ce sont des emplois qu'on n'a pas détruits – c'est-à-dire : on n'a pas créé d'emploi mais on aurait, semble-t-il, évité de les détruire. Nous disons : la montagne – l'énorme machine des 35 heures – a accouché d'une souris. Hélas en matière d'emploi, 15 000 emplois c'est pour nous, il faut le savoir, un regret car tant qu'à faire on aurait préféré que cela crée beaucoup plus d'emploi ! »

Q - Cette montagne n'était pas le cataclysme annoncé. Elle a introduit beaucoup de flexibilité dans l'organisation du travail pour les patrons qui ont su en tirer parti.

– « Pour les entrepreneurs de terrain, ceux que je fréquente – je suis tout le temps en province, je les rencontre, les petits, les moyens, tous ceux qui sont le million d'entrepreneurs français – eh bien pour eux c'est un casse-tête. Alors peut-être que pour certains la flexibilité apparaît comme une conquête, c'est possible. Pour l'immense majorité d'entre eux, c'est un casse-tête et les accords qui ont été négocié dans les métiers – il y en a aujourd'hui 66 – ont essayé d'échanger la difficulté créée par la réduction d'emplois à faire 35 heures, en maintenant les rémunérations contre de nouvelles formes d'organisation du travail. Alors ce n'est pas un plus, c'est la manière dont on évite d'avoir un inconvénient. C'est comme ça que les entrepreneurs le jugent. Donc c'est pas un avantage, c'est simplement avoir réussi à éviter provisoirement et de façon encore bien abstraite un très gros inconvénient. »

Q - La deuxième loi devrait être votée cette année pour régler les problèmes. Pourquoi vouloir à tout prix vouloir retarder les échéances qui paraissent inéluctable ?

– « Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour dire que si c'est le 2 janvier 2000 au matin qu'on passe à 35 heures, ce sera une confusion totale car les entreprises n'ont pas négocié quoi que ce soit, ne savent pas comment faire. Et donc la manière dont on voudrait leur imposer, avec des pointeuses et des procès-verbaux, dès le 2 au matin, apparaît complètement irréaliste. »

Q - Ce sera le bogue de l'an 2000 dans le domaine social ça ?

– « La formule est de vous, je vais la méditer. Il est certain que pour les entrepreneurs et les salariés c'est une aventure dont on ne voit pas aujourd'hui les aspects positifs. »

Q - Ils y sont préparés depuis des années, on va les y aider. Cette deuxième loi va rentrer dans le détail pour ce qui n'est pas encore traité ?

– « Quand une loi rentre dans le détail, vous savez les entrepreneurs et les salariés s'inquiètent. Parce qu'en France on pense que c'est le texte qui s'impose à la réalité alors que nous savons nous que le texte voulu par les fonctionnaires, les politiques, les experts… Vous savez, on ne nous écoute pas nous ! Moi on ne cherche pas à m'entendre, moi le représentant des entrepreneurs ! On entend qui on veut mais pas les gens qui sont sur le terrain. C'est donc un travers. Le législateur, le réglementaire, l'abstraction en France tient compte de réalités. Nous sommes en lutte ouverte contre cette tendance. »

Q - Mais vous rencontrez Mme Aubry tout de même !

– « Pas beaucoup non, car quand j'ai des rendez-vous, vous savez elle les annule. Cela n'a pas d'ailleurs beaucoup d'importance car elle sait très bien ce que je vais lui dire et je ne suis pas sûre qu'elle veut l'écouter. Donc ça n'est pas… Mais le représentant des entrepreneurs c'est quelqu'un qu'on écoute, qu'on consulte car il apporte la réalité de ceux qui font l'emploi et qui font l'expansion. À vouloir l'ignorer on prend certainement des risques. »

Q - Lundi seront publiés les comptes de la Sécurité sociale. Le déficit persiste, au moins 10 milliards cette année. Le directeur de la CNAM propose un plan radical qui agrée aux partenaires sociaux. Si Mme Aubry le refuse que fait le Medef ?

– « Le Medef, dans sa nouvelle stratégie, qui consiste à aller sur le terrain écouter les entrepreneurs, aura certainement pour première intention d'écouter ce qu'on lui dira. Or que lui dit-on actuellement ? On lui dit : vous ne servez à rien. Le paritarisme dans lequel les entrepreneurs s'occupent du système de santé alors que le système de santé est entièrement dans les mains de l'État est une illusion. Pourquoi y restez-vous ? Alors nous avons dit clairement : si le plan Johanet indique comment on peut faire 60 milliards d'économies, et qui a été approuvé par la CNAM et mes gens qui des experts, si on ne veut pas le mettre en oeuvre il est possible qu'on nous dise en effet à ce moment-là : partez ! D'autre part on nous dit : il y a un déficit alors qu'on avait juré qu'il n'y en avait pas. On dit c'est pas grand-chose, c'est 10 milliards. Mais 10 milliards, je vous rappelle, c'est tout de même en effet, à peu près 10 millions de Français qui payent 1 000 francs ! C'est pas rien 10 milliards de francs ! Alors s'il doit y avoir un déficit, si on ne fait rien, si le plan de redressement est refusé, je pense que les entrepreneurs quitteront le système de paritarisme de santé. Ce ne sera pas un chantage, ce ne sera pas une menace. Ce sera simplement une initiative pour créer un choc de gestion. »

Q - La Sécurité sociale à la française est à bout de souffle ?

– « Je pense qu'elle est aujourd'hui incapable de se réformer alors que dans tous les pays qui nous entourent la plupart des sécurités sociales ont réussi à se mettre sur un nouveau style, quelque chose qui est moins coûteux et plus efficace. »

Q - On est en pleine campagne européenne, on ne s'en aperçoit guère. Les entrepreneurs aimeraient-ils entendre quelque chose de la part des grands candidats, des grandes listes, quelque chose qui corresponde à leurs ambitions ?

– « Nous dirons d'abord aux grandes listes, la semaine prochaine, la manière dont nous voyons l'Europe, que nous voyons comme une vraie chance pour les salariés, pour nos compatriotes, une vraie chance pour les entreprises. Et nous sommes très très en appui à la fois de la dimension du Marché commun, de l'euro – qui est la monnaie unique – et demain de l'organisation politique de l'Europe qui viendra forcément, sous une forme ou sous une autre, comme complément à tout cela. Nous sommes très favorables et très en appui. Nous pensons qu'on n'est pas assez concrets, on ne voit pas assez précisément les problèmes posés aux entreprises. »

Q - Sur quoi par exemple ?

– « Par exemple : il n'y a pas de statut de l'entreprise européenne. Quand vous voulez mettre deux entreprises ensemble en Europe, elle est forcément française ou anglaise ou italienne, elle n'est pas européenne. C'est quelque chose qui manque. Il y a également sur le plan de la fiscalité, sur le plan de la réglementation sociale, toutes sortes de divergences qui peu à peu devront être traitées de façon à ce que les entrepreneurs – surtout si en France on est à ce point peu soucieux de faire en sorte que la France soit attractive, en termes d'entreprises et d'entrepreneurs – alors je crois qu'il faudra que les entrepreneurs puissent décider d'aller s'implanter et se développer là où on leur sera plus agréable. »

Q - Vous sentez vraiment que la France n'est pas, dans l'Europe occidentale, un espace attractif pour l'entreprise ?

– « Il est en train de se mettre en place, notamment avec les 35 heures, l'idée dans le monde entier que la France est en train de diverger par rapport à la manière dont traite l'entreprise, d'une manière générale, partout. Et donc nous sommes très attentifs et très soucieux que les entrepreneurs n'aient pas de plus en plus l'esprit ailleurs. Créer son entreprise ailleurs qu'en France, développer son entreprise ailleurs qu'en France, c'est hélas ce qui pourrait se mettre en place dans les années qui viennent si on n'est pas attentif à nous écouter, nous, les entrepreneurs ! »

Q - Donc c'est clair : les entrepreneurs ne sont pas souverainistes ?

– « Je ne sais pas très bien ce que c'est que d'être souverainiste. En tout cas nous sommes, nous, pour la survie des entreprises, la création de l'emploi et l'expansion. Et pour ça, il faut nous écouter. »