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Le Monde : Depuis leur nomination, Claude allègre et Ségolène Royal ont multiplié les annonces. Vous paraissent-elles de nature à répondre aux priorités de la rentrée ?
Michel Deschamps : Nous avions quatre revendications essentielles : l’allocation de rentrée scolaire, les cantines, le réemploi de tous les non-titulaires, le rétablissement des 5 000 postes supprimés par le précédent gouvernement. Je considère que les trois premières revendications ont été bien traitées. J’ai des inquiétudes quant au rétablissement des postes supprimés, mais les décisions prises vont permettre une bien meilleure rentrée. Cela ne définit pas encore une politique éducative.
Jean-Paul Roux : Je constate qu’un certain nombre des déclarations ministérielles vont dans le bon sens. Elles reprennent des idées que nous préconisons depuis plusieurs années. En outre, elles me semblent confortées par la récente étude de l’INSEE (« Le Monde » du 29 août). La massification est en passe de réussir, c’est bien. Mais on n’a pas réussi la démocratisation. Le système scolaire marche plutôt mieux pour le plus grand nombre et le niveau monte. Et pourtant, de plus en plus de jeunes sont exclus. Alors qu’on est en passe d’atteindre 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, la priorité, ce sont les autres. Pour les 20 % restants, il faudra probablement dix fois plus de moyens et cent fois plus d’imagination. Cette préoccupation me paraît partagée par le Gouvernement.
Le Monde : La « fin de la cogestion » entre le ministère et les syndicats annoncée par Claude Allègre a-t-elle changé la nature de vos relations avec la rue de Grenelle ?
Michel Deschamps : Non. Selon Claude allègre, le ministre propose, ouvre la négociation avec les organisations syndicales, puis arrête une décision. Je n’ai rien à redire à cette méthode. Nous ne voulons pas assumer une responsabilité qui n’est pas la nôtre. Je me demande simplement si le ministre n’en est pas resté à une idée très conventionnelle des rapports entre Gouvernement et syndicats. Nous contribuons aujourd’hui à un syndicalisme nouveau, qui participe à la définition de l’intérêt général, sans approbation ni contestation systématique. On ne renverra pas le syndicalisme jouer dans sa cour.
Jean-Paul Roux : Les relations entre le ministère et les syndicats me paraissent enfin saines. Chacun est à sa place. Pour l’instant, il semble que le niveau de concertation soit bon et la méthode correcte. Les deux ministres manifestent une certaine considération à l’égard du rôle du syndicalisme. Comme nous n’avons jamais pratiqué la cogestion, nous n’avons nullement l’impression d’être déstabilisés.
Le Monde : La volonté affichée de « dégraisser le mammouth » éducation nationale a fait florès dans l’opinion publique. Êtes-vous prêt à discuter de la réorganisation de la gestion des personnels ?
Michel Deschamps : La formule est une ânerie. Il y a en revanche une vraie réflexion à mener sur la façon dont les décisions sont prises à l’éducation nationale. Comment la société pèse-t-elle sur les choix éducatifs, y compris à travers le Parlement ? C’est la question de fond. À partir de là, on peut discuter de la gestion, du mode de fonctionnement, sans tabous. Quant à la déconcentration du mouvement des personnels, nous ne comprenons pas que le ministre en ait fait une priorité. Aujourd’hui, les moyens informatiques permettent de gérer 300 000 personnes. Le problème de Monsieur allègre est plutôt de savoir capter ce qui remonte des établissements et des rectorats. Je lui ai demandé un audit sur le fonctionnement de la déconcentration. Il semble avoir accepté ce principe de mise à plat, pour qu’ensuite nous ayons une négociation.
Jean-Paul Roux : Le mammouth est un fossile. Or, le système éducatif est bien vivant. Sa gestion est déjà largement déconcentrée. Si Claude Allègre veut, dans la concertation, s’attaquer à la gestion des recrutements, nous sommes prêts à formuler des propositions. Un ministère qui a en charge 10 millions de jeunes, qui est porté par plus de 1 million de personnes, doit être géré au plus près des réalités du terrain.
Le Monde : Monsieur allègre et Madame Royal ont affirmé à plusieurs reprises que leur souci premier était els élèves et non les enseignants. Qu’en pensez-vous ?
Michel Deschamps : Je préfèrerais qu’ils ne limitent pas a priori leur ambition. Si leurs déclarations opposaient les intérêts des enfants et ceux des enseignants, ce serait évidemment une erreur. Derrière ces déclarations, il y a l’idée que les métiers de l’éducation, leurs syndicats, sécrètent du corporatisme. Je n’en disconviens pas. Le syndicalisme nouveau dont nous parlions essaie de prendre cela en compte. Je ne prétends pas que les intérêts des jeunes et ceux des personnels soient spontanément conciliables. Il faut interroger leurs contradictions et donner au syndicalisme le courage de combattre ses propres pesanteurs.
Jean-Paul Roux : Cette affirmation ne me choque pas. Pour l’immense majorité des personnels de l’éducation nationale, l’enfant, l’élève est bel et bien la priorité. Elle n’est pas incompatible avec une défense bien construite de l’intérêt des personnels en termes de formation, de rémunération et de conditions de travail. Lors de la négociation de 1988 sur la revalorisation, nous avions montré que nous sommes capables de mettre en synergie l’intérêt commun des jeunes et des personnels.
Le Monde : Le Gouvernement veut réactualiser le principe de « discrimination positive ». Doit-il s’agir de donner uniquement des moyens supplémentaires ou de revoir les principes de travail des enseignants ?
Michel Deschamps : Donner le plus à ceux qui ont le moins : si c’est vraiment une politique, la nouvelle équipe nous trouvera avec elle. L’expérience, notamment des ZEP, nous amène à dire qu’il faut revoir en urgence cette politique de discrimination positive. Il y a risque dans les endroits les plus en déshérence du territoire, que l’on demande moins aux jeunes, en contrepartie d’une paix sociale d’ailleurs toute relative.
Quant à revoir les principes de travail des enseignants, cela nous paraît une nécessité absolue. Il faut continuer à ouvrir cette « boîte noire » qu’est la classe. Je ne crois pas aux mesures autoritaires, il ne s’agit pas de juger des « bons » et des « mauvais ». La recherche pédagogique a des moyens totalement indigents, la formation continue est insuffisante, cela me paraît beaucoup inquiétant.
Jean-Paul Roux : Donner plus à ceux qui en ont le plus besoin est une évidence. Certes, 25 élèves par classe est une bonne norme pour la moyenne. Mais il faut peut-être tomber à 15, voire à 10 dans certains secteurs. L’expérience des ZEP mérite une réelle évaluation. Le zonage est parfois artificiel. Comment mesurer les succès ? Cette question n’est pas seulement affaire de moyens.
Le Monde : Le financement des mesures annoncées par Claude Allègre par des redéploiements budgétaires vous inquiète-t-il ?
Michel Deschamps : Oui. Qu’il y ait des redéploiements dans un budget aussi énorme ne me choque pas en soi. Mais c’est une procédure à laquelle François Bayrou avait déjà beaucoup recouru. On a gratté les fonds de tiroir et je crains que l’on ne troque des tâches indispensables.
Jean-Paul Roux : Les ministres ont donné un signe à cette rentrée, qui reste encore celle de François Bayrou : 800 classes vont être rétablies, avec 300 postes. Ce n’est peut-être pas tout ce que l’on demandait, mais il s’agit d’un geste fort. C’est à cette aune-là que nous discuterons du budget 1998.
Le Monde : Les conditions de mise en place de 75 000 emplois-jeunes dans l’éducation nationale vous paraissent-elles satisfaisantes ?
Michel Deschamps : Sur le principe, tout le monde est d’accord. Mais la question des conditions dans lesquelles ces jeunes doivent travailler est essentielle. Il faut se préoccuper tout de suite de la sortie du système, l’anticiper. Ne pas répéter l’erreur commise avec les TUC et les CES. Cinq ans sur un parking, cela ne va pas. Or, rien n’est prévu de ce point de vue dans le projet de loi. Par exemple, comment valoriser cette expérience pour ceux qui décideront de passer un concours de la fonction publique ?
Jean-Paul Roux : Qui peut refuser la proposition du Gouvernement de créer 350 000 vrais emplois pour les jeunes ? Il faut y aller. Mais pas dans n’importe quelles conditions : quel sera leur statut, quelle garantie dans la durée, quelles missions pour des emplois à caractère nouveau ?