Interviews de M. René Monory, président du Sénat, dans "Midi Libre" du 3 octobre 1997, et "Le Figaro" du 15, sur les 35 heures, le plan emplois-jeunes, la politique fiscale du Gouvernement, le cumul des mandats et le rôle du Sénat dans la cohabitation.

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Midi Libre : Le Sénat vient d'examiner le Plan emploi-jeunes. Que pensez-vous personnellement de ce plan ?

René Monory : Il est, sans doute, plein de bonne volonté dans l'esprit de ses auteurs mais il ne correspond pas du tout à la situation de la France. Finalement, ce sont des emplois publics que l’on veut faire et cela n'a rien à voir avec la réalité sur le terrain, où il faut créer des emplois marchands.

Le véritable problème aujourd’hui tient au fait qu'on est en train de charger encore plus la barque du budget de l’État avec des coûts qui seront très élevés et durables. Ces emplois sont prévus pour 5 ans mais que fera-t-on dans 5 ans ?

M. L. : N'est-il pas question de les transformer en emplois marchands…

R. M. : Mais comment le faire si vous commencez par les donner en emplois publics ? On voit bien aujourd’hui, que les gens affluent en se disant : « Je vais avoir une sécurité ». Il n’y a pas un gouvernement qui, dans 5 ans, dira : « On les remet à la porte, il faut qu’ils aillent ailleurs », ce n’est pas vrai ! C’est cela que le Sénat veut dire dans cette affaire.

Des emplois, moi j’en ai créés et j’en crée encore beaucoup dans mon département. Mais ce sont des vrais emplois, qui sont demandés et payés par l'économie. Pour cela, il faut moins dépenser ailleurs… Or aucun gouvernement - et, en particulier, celui-ci -  ne pense que, en baissant les impôts, on peut faire des emplois. C’est pourtant cela la vérité : en baissant les impôts, on peut aller vers une dynamique nouvelle.

J'étais au début de la semaine en Allemagne et j'en ai beaucoup parlé, là-bas, avec mes amis : le mal de l'Europe, actuellement, c'est d'avoir laissé trop augmenter les prélèvements obligatoires.

M. L. : Les « 35 heures payées 39 » sont également au cœur de l’actualité…

R. M. : Oui, mais moi je ne sais pas comment on va faire. Parce que je ne sais pas faire.

Vous avez, d'ailleurs, dû remarquer que le Premier ministre a dit qu’« il serait inhumain de baisser les salaires » et qu’« il est impossible, économiquement, de baisser le temps de travail sans baisser le salaire ». Alors je ne sais pas par où il va passer… Tout cela n’est pas sérieux !

Il n’en demeure pas moins que la durée du temps de travail baissera un jour. Ouvrons donc, des perspectives aux entreprises et aux salariés pour qu’ils en discutent. Ce qu’il faut, c’est faciliter l’orientation vers la diminution du temps de travail sans que ce soit une obligation. Je suis sûr qu’il y a plein de solutions.

Au Futuroscope, par exemple, je l'ai fait à travers la loi Robien et cela fonctionne bien : les salariés sont contents et l’État nous aide. C’est donc quelque chose de possible.

M. L. : On parle aussi beaucoup de limiter le cumul des mandats. Vous êtes contre, mais pourquoi ?

R. M. : Le problème, c'est avant tout que le Sénat est, dans la Constitution, le représentant des collectivités locales. Si vous n'avez pas de contrepoids sur le terrain, la France étant un pays naturellement centralisateur, vous ne ferez rien.

Aurais-je fait le Futuroscope si j’avais seulement sénateur ? Sûrement pas.

Aurais-je initié la création de 14 000 emplois, en moins de 10 ans, dans le département de la Vienne ? Sûrement pas. C'est cela qu'il faut voir, ce n'est pas du tout le cumul des mandats.

D'autant qu'on a fait, en 1995, une réforme de la Constitution qui facilite considérablement l'exercice des mandats. On siège désormais trois jours par semaine, neuf mois par an, ce qui laisse quand même quatre jours disponibles par semaine.

Le problème n'est pas d'exercer des mandats, il est de faciliter la décentralisation. En Allemagne, où ce sont les « länder » qui sont les vrais patrons, on peut être à la fois maire, député, parfois ministre, et cela ne choque personne.

On nous dit que « la France est une exception », ce n'est pas vrai. Et je ne vois pas ce qui peut gêner l'exercice des fonctions : moi, je suis toujours ici, au Sénat, et je suis toujours dans mon département. Ce qu'il faut, c'est répartir la charge et la responsabilité du travail à la fois sur Paris et sur les régions et les départements.

Quand on mettra tout entre les mains de quelques fonctionnaires présents sur des listes - élues, sans doute, à la proportionnelle à l’époque - et que ce sont des apparatchiks qui deviendront députés, j’aime autant vous dire que je plains beaucoup, sur le terrain, les gens pour leur devenir.

M. L. : Comment voyez-vous le rôle du Sénat dans la nouvelle donne politique ?

R. M. : Le Sénat est habitué à être dans l'opposition : depuis 1981, il l'a été pendant 10 ans. Mais ce n'est pas une institution qui est opposante par plaisir ou systématiquement. Il refusera parfois des textes mais il proposera autre chose à la place, qui correspondra mieux à sa philosophie. Sur la loi Aubry, par exemple, le Sénat a commencé à faire des contre-propositions qui seront, à mon avis, tout-à-fait intéressantes. Ce que nous souhaitons, c'est que l'économie et l'emploi se développent d'une façon normale et non artificiellement.


Le Figaro : 15 octobre 1997

Le Figaro : Que pensez-vous de la décision de Lionel Jospin d’instaurer les 35 heures en l’an 2000 ?

René Monory : C'est une très grave erreur que la France va payer très cher. Le chômage va augmenter parce que notre compétitivité va baisser. Je suis triste pour mon pays. La France est le seul pays du monde dans lequel on nous explique qu'il faut moins travailler. Moi Je n'hésite pas à dire aux Français qu'il faut travailler plus pour relancer la machine économique. C'est le seul moyen de créer de l'emploi, d'améliorer les salaires et les comptes de la France.

Ce gouvernement se trompe. Il aurait mieux valu écouter M. Strauss-Kahn que Mme Aubry. Je crains que le gouvernement n'accepte pas réellement l'euro. Il ne peut pas le dire parce que les contraintes européennes s'imposent à lui, mais il fait tout pour que la France n'y arrive pas.

Q. Que vous inspire la démission de Jean Gandois ?

R. Je regrette que le gouvernement ait cru pouvoir imposer des mesures aussi archaïques que la réduction générale du temps de travail. Cela me rappelle les erreurs de 1981. À l’époque, elles ont obligé les socialistes à instaurer la rigueur, dès 1983. Depuis cette époque nous payons ces erreurs et vivons sous le signe de la rigueur imposée. Je préférerais que la France joue le jeu de la nouvelle économie mondiale, ouverte et concurrentielle. Elle a beaucoup d'atouts pour réussir, beaucoup d'inventivité, beaucoup d'hommes et de femmes de qualité qui devrait lui permettre d'engranger des succès.

Q. Que va faire le Sénat dans l’opposition ?

R. J'entends le dire ici ou là que nous serions le bastion de l’opposition. C’est un peu rapide. Oui, nous sommes opposés aux solutions retenues pour le pays. Notre seule préoccupation, c'est l'avenir de la France et des Français. Il passe par un discours de vérité.

Il faut dire la vérité. Les Français l'attendent. Ils savent que l'avenir sera difficile, mais ils savent aussi qu'il est possible. Nous vivons une période de transformations fondamentales de nos modes de vie et de production. C'est une phase de progrès de la société qui s'ouvre à nous à condition de l'accepter, de renforcer nos atouts et de mobiliser nos énergies.

Tout le monde est d'accord pour aider les plus faibles. Les socialistes ont tort de dire que c ‘est encore un enjeu politique.  Mais pour la société française dans son entier, c'est vers l'avenir qu'il faut regarder, pas vers le passé. Choisir la facilité et le confort, ce n'est pas conforme à l'idée que je me fais du génie français. Nous valons mieux que cela.

Q. Le plan emploi-jeunes a manifestement embarrassé la majorité RPR-UDF du Sénat…

R. Vous savez, il y a eu du flottement partout. Quand on a perdu des élections, il y a toujours un moment où il faut reprendre ses marques. C'est normal. Mais le Sénat a essayé d'améliorer le texte. Il y était parvenu. Je regrette que la commission mixte paritaire, à la demande du Gouvernement, n’en ait rien retenu. C'est pourquoi le Sénat l'a refusé en seconde lecture.

Q. Peut-on réduire le chômage en France ?

R. -Sûrement pas par la méthode qu'emploie le Gouvernement. Je suis contre l'inspiration de ces mesures. Aucun pays au monde, aujourd'hui, ne crée des emplois par l'argent public. Au contraire, tous les hommes d’État que je connais cherchent à réduire les frais généraux de L’État de toutes les manières. On va créer 350 000 emplois publics, plus ou moins formés : que va-t-on en faire ensuite ? On sera bien obligé de les prendre dans la fonction publique.

Q. Le ministre de l'Emploi, Martine Aubry, nie absolument que le dispositif conduit dans l'avenir à une intégration automatique des titulaires de ces emplois dans la fonction publique.

R. Je voudrais qu'on me dise comment. Ce que Je vois c'est qu'on va fabriquer des fonctionnaires pour trente ans. Cela coûtera mille milliards de francs. Ce que j'aurais préféré c'est qu’on allège l’ensemble des prélèvements obligatoires. Aux États-Unis, les emplois créés depuis 1990 l’ont été essentiellement dans les technologies nouvelles : neuf millions d'emplois. Au cours de la période 81-97, ils ont vu disparaître quarante millions d’emplois, mais comme ils en ont créé 77 millions, le solde net est de 37 millions. Ce n'est pas la peine de se battre pour sauver des emplois qui disparaîtront de toute façon, voyez Villevorde. Ce qu'il faut c'est en créer de nouveaux.

Q. Comment ?

R. Il n’y aura pas de créations d'emplois s'il n'y a pas d'investissements. J'en ai fait l'expérience grandeur nature dans mon département. Les emplois y ont progressé de 16 % au cours des quatorze dernières années, alors que ce taux est de 5 % pour l'ensemble de la France. Dans les services j'ai augmenté les emplois de 43 % en dix ans. Je dis donc que c'est possible. Il faut avoir le courage de ne pas être populaire.

« La France trop chouchoutée »

Q. Comment jugez-vous la politique fiscale du Gouvernement ?

R. Je ne suis pas d'accord pour qu'on frappe les familles et les petits épargnants. L'épargne c'est de l'argent qui a déjà payé l'impôt. Je ne suis pas d'accord non plus pour qu'on frappe les entreprises quelle que soit leur performance financière : ce sont elles qui créent des emplois. En matraquant tous ceux qui ont un peu d'argent, on va contre le but recherché. À quoi sert une entreprise ? À créer de l'emploi, à créer de la richesse. Arrêtons le massacre.

Q. La gauche et la droite cela veut encore dire quelque chose ?

R. La vraie lutte ce n'est pas entre la gauche et la droite, c'est entre les anciens et les modernes. Les modernes, ce sont ceux qui font confiance aux hommes pour entreprendre, à leur imagination, à leur créativité, ceux qui ne passent pas leur temps à se tourner vers l’État pour qu’ils les aident financièrement. Les anciens, ce sont ceux qui pensent qu'il n'y a que l’État qui puisse tout régler. Soyons moderne.

Q. Vous vous référez souvent au modèle économique américain. La France peut-elle s’en rapprocher ?

R. Je l'ai fait dans la Vienne. Pourquoi ne le fait-on pas on France ? C'est un pays qui a été trop chouchouté. Tout le monde attend quelque chose de l’État Ce qu'il faut c'est transformer le pays sur le plan moral, sur le plan humain, sur le plan de l’initiative individuelle. Nous sommes entrés dans une mécanique qui va nous affaiblir, parce que nous serons bientôt les seuls en Europe à ne pas avoir une mentalité d’entrepreneurs. On montre du doigt les entreprises, on montre du doigt ceux qui gagnent un peu d'argent. Ils sont pourtant indispensables. C'est un problème d'état d'esprit.

Q. Que faudrait-il de plus à la France pour qu’elle s’en sorte ?

R. La France a tous les moyens pour s'en sortir : des gens intelligents, bien formés, courageux, capables d'initiatives. Ce qu'il nous faut c'est accepter que certains gagnent de l'argent et éviter les gaspillages dans les frais de fonctionnement. Malheureusement des emplois doivent mourir. Il faut en créer d'autres à la place. Pour cela il faut rétablir en France la liberté et le goût d'entreprendre. Sans cela on n'arrivera pas à réduire le chômage. C'est ce que j'appelle être moderne.