Article de M. Denis Kessler, vice président délégué du MEDEF et président de la commission économique du MEDEF, dans "Les Echos" du 21 juin 1999, sur le rôle de l'Etat dans le maintien de la cohésion sociale.

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  • Denis Kessler - Vice-président délégué et président de la Commission économique du MEDEF

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Dissertation – Dans quelle mesure l’Etat providence peut-il contribuer à assurer la cohésion sociale ?

L’objectif de toute nation ne peut que consister à atteindre le niveau le plus élevé de croissance – impératif d’efficacité – et le niveau le plus élevé d’équité – impératif de solidarité. Les deux objectifs ont été présentés en 1975 par Arthur Okun comme largement inconciliables (in « Equity versus Efficiency » : the Big Trade Off). Cela ne semble pas fondé, en tout cas pas toujours fondé. On peut même prétendre que les deux objectifs sont indissociables : l’efficacité économique suppose la cohésion sociale, et réciproquement. Et la cohésion sociale dépend en partie de la couverture des risques sociaux par des mécanismes relevant de ce que l’on a appelé l’Etat  providence (partie 1). Mais l’Etat providence paraît moins apte aujourd’hui à assurer la cohésion sociale, ayant des difficultés à gérer des risques sociaux nouveaux, et devra se réformer en profondeur pour participer à la recherche de la compétitivité, condition sine qua non de retour à la croissance économique durable porteuse d’emploi (partie 2).

I. La cohésion sociale, indispensable à la croissance d’une nation, est passée par une gestion des risques sociaux par des mécanismes collectifs constituant l’Etat providence.

Une représentation caricaturale de l’économie voudrait que l’atteinte de l’efficacité ne soit obtenue que par le règne du chacun-pour-soi. Les entrepreneurs, les salariés, les consommateurs ne seraient supposés rechercher que leurs propres intérêts, indifférents au sort des autres. Tel n’est pas le cas. La croissance économique est d’autant plus vertueuse, régulière, entretenue que la situation sociale est harmonieuse. Il est certes difficile de quantifier ce que l’on appelle « cohésion sociale », mais elle est indispensable au développement d’une nation.

Cohésion sociale, difficilement mesurable, est nécessaire à la croissance économique.

La cohésion sociale est un concept qui se laisse difficilement mesurer.

La cohésion sociale est un concept important, mais dont la traduction chiffrée est et restera malaisée. Il existe, bien entendu, des indicateurs approchés qui permettent d’estimer la cohésion sociale, tels par exemple le nombre de conflits sociaux (jours de grève, nombre d’accords salariaux…), le nombre de crimes et délits, le pourcentage de ménages vivant au-dessous d’un seuil de pauvreté donné, les résultats d’enquêtes portant sur la confiance des ménages ou sur les conditions de vie, les indicateurs de dispersion des revenus ou des patrimoines (indices de Gint ou de Theil)… Mais aucun de  ces indicateurs pris isolément ne suffit à traduire le degré de cohésion sociale, et l’approche ne peut être que du type multicritère. Dans tous les cas, mesurer le degré de cohésion sociale fait intervenir des jugements subjectifs. Rien de plus difficile, en effet que de définir de manière précise des concepts aussi fondamentaux que ceux de « justice sociale » - comme l’a démontré John Rawls – de « justice intergénérationnelle », de « solidarité » ou d’« équité ». Il est clair que cohésion sociale ne veut pas dire homogénéité, ni égalité. La cohésion sociale désigne plutôt une situation où les positions relatives des individus ou des groupes sociaux, en termes de bien-être, de niveau de vie ou de ressources, sont, bien que nécessairement différentes, acceptables et acceptées. Le postulat d’une aversion pour l’inégalité et la pauvreté est fondé. Nul ne peut être indifférent aux difficultés de ses concitoyens, à la misère, à la pauvreté, à l’exclusion.

La cohésion sociale est indispensable à la croissance d’une nation.

Lorsque la croissance ne profite qu’à une fraction seulement de la population même si cette fraction est importante, on peut craindre qu’elle ne soit pas durable. Lorsque l’accélération de la création de richesse ne bénéficie pas de manière directe ou indirecte à l’ensemble de la population, la cohésion sociale est mise à mal. Des problèmes sociaux peuvent alors apparaître qui minent les fondements mêmes de la croissance. Si les inégalités s’accroissent fortement, si une fraction de la population s’estime exclue, la confiance générale dans le pays se délite. Or, sans confiance forte, pas de croissance durable. Les conflits sociaux peuvent dégénérer en conflits politiques et la crise éventuelle des institutions qui en résulte perturbe tous les agents économiques – investisseurs, entrepreneurs, consommateurs, prêteurs… La crise sociale dégénère alors en crise économique. Un parallèle peut être fait entre une entreprise et une nation dans les deux dans, les performances dépendent du degré de mobilisation des hommes, de leur coopération, pour atteindre des objectifs communs. Les conflits, dissensions ou divergences nuisent directement à l’efficacité.

La gestion des risques, facteur de cohésion sociale, a été progressivement assurée par l’Etat providence.

C’est toujours autour de la gestion des risques que les sociétés s’organisent, se structurent, se développent. La cohésion sociale dépend directement de la façon dont ceux qui sont concernés par les risques sont pris en charge. Constater une situation de détresse crée ce que les économistes appellent une « externalité négative ». On ressent le besoin d’intervenir pour aider autrui en difficulté. L’Etat providence, dont la mission première est la gestion collective des risques de l’existence, est né à un moment précis de l’histoire économique.

La croissance économique génère inévitablement des risques susceptibles de dégrader la cohésion sociale.

Le développement des sociétés industrielles modifie en profondeur l’organisation sociale. La généralisation des mécanismes de marché – des biens et services, du travail et du capital – engendre des risques différents de ceux caractérisant les sociétés traditionnelles, comme l’a démontré François Ewald dans son livre sur l’Etat providence. Il en va ainsi du chômage, phénomène spécifiquement lié au salariat. Il en va également du risque d’accident du travail. Mais les conséquences d’un certain nombre de risques évoluent elles aussi : ainsi, être malade lorsque l’on est salarié peut entraîner directement une perte totale de revenus aux conséquences très graves. Prenons aussi l’exemple de la vieillesse : dans une société traditionnelle, la nature même du risque lié à l’âge n’est pas analogue à celle d’une société industrielle. Quitter le marché du travail – pour des raisons de productivité ou d’obsolescence des connaissances – pose des problèmes cruciaux de ressources. L’organisation sociale correspondant à la société industrielle conduit à l’affaiblissement des solidarités traditionnelles, familiales, villageoises, religieuses ou corporatives. L’essor économique entraîne donc à la fois des risques nouveaux et modifie en profondeur la possibilité de leur prise en charge par des « institutions » traditionnelles. L’émergence de risques nouveaux, leur multiplication, la gravité de leurs conséquences peuvent nuire à la cohésion sociale, et donc perturver le développement économique.

La couverture des risques économiques et sociaux a progressivement été assurée par des mécanismes collectifs que l’on a baptisés Etat providence.

La cohésion sociale dépend largement de la couverture des ménages contre les risques de l’existence. Toute société est caractérisée par des risques, d’être malade ou dépendant, d’être malade ou dépendant, d’être chômeur ou invalide, d’être âgé ou inadapté… Une société qui laisserait une fraction significative de la population connaître des difficultés sans s’en soucier est considérée à raison comme une société inhumaine. En postulant, hypothèse raisonnable, que les ménages éprouvent une réelle aversion pour l’inégalité, la pauvreté, on comprend que soient mis en place des mécanismes à la fois de prise en charge des risques de chômage, d’invalidité, de maladie, de vieillesse.

Les entreprises ont, dans un premier temps, et dans un certain nombre de branches industrielles, mis en place des mécanismes d’assurances contre les risques de l’existence. Il s’agissait d’assurer à la fois la paix sociale et la continuité du processus de production. On était là au cÏur de la recherche de la cohésion sociale, gage de stabilité et de mobilisation de la main-d’Ïuvre. Ce n'est qu'au lendemain de la Seconde guerre mondiale, après des tentatives infructueuse dans la période de l’entre-deux guerre, que l’on a généralisé ces mécanismes d’assurance pour l’ensemble des salariés. La Sécurité sociale était née, grâce aux ordonnances de l’immédiat après-guerre. Désormais les salariés étaient obligatoirement assurés contre le risque maladie, le risque vieillesse et les charges familiales étaient elles aussi mutualisées. Quelques années plus tard fut instaurée la couverture contre le risque de chômage. Au cours des cinquante ans, les couvertures initialement réservées aux seuls salariés ont été étendues à l’ensemble de la population : la Sécurité sociale a été généralisée.

On aurait pu laisser au marché, notamment aux marchés d’assurances, le soin de procurer les garanties nécessaires. Mais il est vrai que les marchés furent déficients pendant cette période historique en raison principalement de l’importance de l’inflation et des difficultés économiques. En outre, les ménages ne recouraient pas spontanément à ces marchés : ils sous-estimaient à la fois la probabilité d’occurrence des risques et leur conséquences. La demande spontanée d’assurances était donc à l’époque sous-optimale. L’obligation d’affiliation à des mécanismes d’assurances sociales était présentée comme restaurant l’optimalité, en supprimant notamment le phénomène déséquilibrant de la « sélection adverse ». Les prévoyants comme les imprévoyants étaient désormais couverts. Les cotisations aux régimes d’assurances sociales étaient assises sur le revenu - à l’origine plafonnés -, et non sur le risque comme dans le cas de l’assurance tout court ; les assurances sociales avaient clairement dès l’origine la vocation de redistribution verticale des revenus, autre facteur de cohésion sociale.

L’Etat providence désigne improprement en France des régimes d’assurances sociales gérés par les partenaires sociaux.

L’Etat providence était né, même s’il a revêtu en France des caractéristiques différentes des Etats providence mis en place dans les autres pays. En effet, en France, comme le note Patrick Hassenteufel dans « l’Etat providence ou les métamorphoses de la citoyenneté », «cl’Etat providence se fonde… sur le travail productif ». Les droits sont commutatifs ou « bismarckiens ». Ils sont liés à un travail préalable, et donc à une cotisation préalable. Au Royaume-Uni, à la suite du rapport Beveridge, l’Etat providence a été fondé sur les citoyennetés, et les droits sociaux reposent sur le principe de distributivité.

Le terme même d’Etat providence est d’ailleurs impropre dans le cas français, car l’essentiel des régimes sont gérés (ou devraient être gérés…) par les partenaires sociaux – dans le cadre du paritarisme – et pas par l’Etat. Leur financement était à l’origine entièrement assuré par des cotisations partagées entre le salarié et l’employeur. Leur gestion était assurée par des organismes où siègent à la fois représentants des syndicats et du patronat. Leur extension dépendant des conventions passées au niveau interprofessionnel entre les partenaires sociaux.

La cohésion sociale fut ainsi assurée en France pendant toute la période d’après France pendant toute la période d’après-guerre par la mise en place puis l’extension de régimes d’assurances sociales alimentés par des cotisations. Chaque année, les gains de productivité ont été partagés entre salaires directs et salaires indirects, ce qu’André Bergeron appelait « le gain à moudre ». Le salaire indirect a fortement crû, plus rapidement en tout cas que le salaire direct, et les masses dévolues à la protection des risques maladie, chômage, vieillesse, et famille (pour autant qu’il s’agisse d’un risque) ont sans cesse augmenté. On le voit clairement en étudiant la composition des revenus primaires des ménages : 31 % de ces revenus sont composés de retraites et de préretraites. Cette redistribution des ressources entre malades et bien portants, actifs et chômeurs, jeunes et personnes âgées a incontestablement contribué à la cohésion sociale, et cette cohésion sociale a contribué à la croissance forte de ce que Jean Fourastié a appelé les Trente Glorieuses.

II. La crise de l’Etat providence, qui résulte de la modification de la nature et de l’ampleur des risques, rend nécessaires des réformes importantes si l’on veut maintenir la cohésion sociale dans une période de concurrence croissante entre les nations.

L’extension de l’Etat providence a été rendue possible par les forts gains de productivité enregistrés dans la période d’après-guerre jusqu’au milieu des années 70. C’est à ce moment qu’il est entré en crise, pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon. Le dérèglement économique qui a fait suite au premier choc pétrolier s’est rapidement transformé en un dérèglement social. Les mécanismes de couverture contre les risques de l’existence paraissent de moins en moins parvenir à garantir la cohésion sociale, en dépit de l’importance des ressources financières qui leur sont affectées.

L’Etat providence face aux nouveaux risques sociaux.

L’Etat providence gérant des risques, il faut s’interroger sur l’évolution même des risques. Force est de constater qu’ils ont changé de nature.

Les risques sociaux ne sont plus de la même nature qu’après-guerre.

Prenons trois exemples de l’évolution des risques. Le risque de chômage dont la fréquence était faible et la durée courte est devenu un chômage qui est au contraire de fréquence élevée et de durée longue. Le système d’assurance chômage a dû augmenter ses cotisations pour y faire face mais, commutatif, il n’est pas conçu pour prendre en charge ceux qui sont durablement exclus du marché du travail, ou qui n’ont jamais travaillé. Le risque vieillesse était limité et ne concernant au lendemain de la guerre qu’une fraction restreinte de la population, mais la croissance de l’espérance de vie et le vieillissement de la population à la suite de la chute de la natalité depuis 1956 se sont traduits par une forte hausse des dépenses des régimes qui fonctionnent en répartition. Le risque de dépendance est apparu. Le risque maladie a lui aussi fortement évolué, en fréquence comme en nature : les pathologies et les soins d’aujourd’hui sont très différents de ceux d’il y a un demi-siècle.

Mais surtout les risques de sont développés qui n’étaient pas pris en charge par les mécanismes traditionnels de l’Etat providence. La pauvreté est réapparue dans des populations qui n’étaient pas auparavant concernées, l’éclatement de la famille traditionnelle, la montée des divorces ont créé des situations d’isolement. L’insertion de la seconde génération d’immigrés s’est avérée plus difficile que celle de la première génération. On a vu apparaître une ségrégation urbaine nouvelle, générant tensions et conflits. La délinquance a augmenté, avec toutes ses conséquences. Toutes ces évolutions des risques conduisent à des situations nouvelles, originales, inédites, de précarité, d’exclusion, de pauvreté qui mettent à mal la cohésion sociale, car l’Etat providence n’était pas conçu pour les prendre en charge.

L’Etat providence n’est pas véritablement parvenu à faire face aux risques qui minent la cohésion sociale.

L’Etat providence a été conçu pour traiter les risques des salariés, qui connaissaient temporairement le chômage ou la maladie, et pour les prendre en charge lorsqu’ils étaient âgés inactifs. Devant la montée de nouveaux risques sociaux, et des dangers qu’ils représentaient pour la cohésion sociale, les pouvoirs publics ont pris toute une série de dispositions, souvent dans l’urgence, qui aboutissent à un Etat providence de nature très complexe, obscure et hybride.

On a ainsi rajouté aux cotisations sociales traditionnelles des ressources nouvelles – impôt, CSG. On a distribué des droits non contributifs en sus des droits contributifs, on donne des prestations en espèces et d’autres en nature (tels les services d’aides ménagères pour les personnes âgées comme le rappelle Anne-Marie Guillemard). On a instauré le revenu minimum d’insertion en 1988, on a récemment décidé la mise en place de la couverture maladie universelle (nouvelle prose en charge de l’assurance complémentaire totalement non contributive), on a développé la prise en charge de la dépendance. La gestion de l’Etat providence est elle aussi devenue complexe, compte tenu d’un partage pour le moins incertain de responsabilité entre l’Etat et les partenaires sociaux, entre l’Etat et les collectivités locales, mais aussi entre les différents régimes sociaux eux-mêmes (entre l’assurance chômage et l’assurance vieillesse par exemple).

On a multiplié les prestations, les allocations, les prises ne charge dans tous les domaines, de l’allocation logement à la prestation dépendance, du RMI au minimum vieillesse, de l’allocation spéciale de solidarité aux versements de points non contributifs dans les régimes complémentaires de retraites. Toutes ces allocations sont soumises à des règles confuses, bureaucratiques, où interviennent des plafonds de ressources que l’on modifie sans raison comme cela a été le cas pour les allocations familiales.

L’Etat providence, qui a perdu de son efficacité, est confronté à la concurrence croissante entre les nations.

Disons-le directement : plutôt que de refondre l’Etat providence, de redéfinir ce qui relève de l’individu, de l’entreprise, des partenaires sociaux et de l’Etat, de redélimiter ce qui relève du marché et de la collectivité, de repenser son financement, bref de renégocier une sorte de nouveau contrat social, on s’est livré à des rafistolages successifs, qui ont nui à l’efficacité de l’Etat providence et dont à la cohésion sociale.

L’Etat providence a fortement perdu de son efficacité.

Dans le domaine social comme dans le domaine économique, la performance d’un système se mesure en rapportant son efficacité à son coût. L’Etat providence représente en France un coût croissant, absorbe une fraction très élevée des ressources de la nation - aujourd’hui de l’ordre du tiers du PIB -, procède à des transferts massifs de revenus, met en œuvre des milliers d’organismes. Le dispositif social français est l’un des plus coûteux au monde. Et il est chroniquement déficitaire, en dépit des augmentations permanentes de prélèvement obligatoires. Et pourtant, la situation sociale de notre pays ne semble pas significativement différente de celle que l’on constate chez nos partenaires et même, dans un certain nombre de domaines, elle apparaît inférieure.

Cette efficacité peut se mesurer au niveau macrosocial. La morbidité n’est pas en France très différente de celle constatée dans les autres pays. Les espérances de vie sont quasiment identiques dans tous les pays industrialisés. La fécondité en France n’est pas très éloignée de celle de la moyenne des pays européens. Le pourcentage de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté n’est pas significativement moins forte en France… Il est d’ailleurs frappant de constater que l’on ne dispose de quasiment aucune étude sur les redistributions verticales de revenus engendrées par les mécanismes d’assurances sociales. La complexité du dispositif est telle que le voile d’ignorance est en fait totalement opaque : nul ne sait plus très bien qui paie et qui reçoit, qui a droit à quoi, qui aura droit et à quoi.

Cette efficacité peut aussi se mesurer au niveau microsocial. La multiplication des droits sociaux peut aboutir à l’effet inverse de celui recherché. Ainsi peuvent apparaître des trappes d’inactivité, l’addition d’allocations dissuadant leurs bénéficiaires de rechercher un emploi. L’écart entre les revenus d’activité et d’inactivité s’est de facto réduit. A cet égard, la croissance très forte depuis dix ans des titulaires de RMI est inquiétante. Dans tous les cas, les mécanismes mis en place ne doivent pas conduire à déresponsabiliser les individus, les familles des bénéficiaires.

L’Etat providence est désormais soumis à l’impératif de compétitivité.

L’Etat providence a été conçu et mis en place alors que l’économie était largement fermée. Comme le souligne Alfred Pfaler, la compétition internationale n’a pas posé de problème pendant longtemps : les gains de productivité n’existaient pas, le pays avait la possibilité de dévaluer sa monnaie. La situation a radicalement changé. Nous sommes entrés dans l’ère de la compétitivité globale, où les Etats-nations sont mis en concurrence les uns avec les autres. Particulièrement depuis l’avènement de l’euro, comme le souligne à raison Jean-Pierre Dumont, une différence de coûts ne peut se justifier que par des différences réelles de productivité.

Si l’Etat providence n’est pas aussi performant que celui des autres pays avec lesquels nous sommes en concurrence, l’économie française verra sa compétitivité se dégrader. Cela se traduira par un ralentissement de la croissance économique, des difficultés pour les entreprises, une détérioration de la situation de l’emploi, une moindre croissance des revenus qui alimentent le système de protection sociale. La cohésion sociale serait ainsi inexorablement mise à mal si l’impératif de compétitivité n’est pas respecté, et celui-ci s’applique particulièrement aux organismes de l’Etat providence. Les hausses de cotisations – solution de facilité – ne peuvent qu’affaiblir tout le système économique et générer chômage, pauvreté et exclusion.

Tous nos partenaires européens ont entrepris des réformes de leur Etat providence.

La compétitivité consiste aussi à adapter nos dispositifs nationaux en fonction de l’évolution des dispositifs en vigueur chez nos partenaires. Si nos partenaires procèdent à des réformes qui allègent le coût de leur Etat providence et/ou en accroissent l’efficacité, nous perdons en compétitivité relative. Jean-Pierre Dumont rappelle que les réformes de l’Etat providence ont notamment été stimulées par l’obligation issue du traité de Maastricht de réduire les déficits des administrations publiques (qui incluent les déficits et de l’Etat et des organismes de Sécurité sociale). Il est vrai que ces réformes visent partout à maîtriser le coût de la protection sociale, voire dans ce cas à le diminuer. On a assisté dans tous les pays européens à des réformes des systèmes d’assurance maladie – cas notamment de l’Allemagne et des Pays-Bas, des systèmes d’assurance chômage. La France apparaît quelque peu en retard dans ce mouvement général de réforme, ce qui est inquiétant : d’où l’urgence des réformes dans le domaine des retraites, de la santé…

Vers une nouvelle approche du rôle de l’Etat dans la recherche de la cohésion sociale.

L’Etat providence apparaît avoir aujourd’hui avant tout un rôle que l’on peut qualifier de « curatif » : il a consisté à allouer toutes sortes de ressources financières à des ménages qui en ont besoin, du fait de leur situation sur le marché du travail, de leur état de santé, de leur situation sociale. Cette approche suppose que les bénéficiaires des allocations n’ont pas ou peu de responsabilité dans la situation dans laquelle ils se trouvent. Le risque reste considéré comme « exogène ». Pourtant nul ne peut contester que le risque est en partie « endogène ». On ne peut pas faire abstraction du comportement des individus, qui s’exposent plus ou moins aux risques, qui ont une propension plus ou moins forte à rechercher un emploi ou suivre une formation… Le constat que font un nombre croissant de Gouvernement est que l’Etat providence a en partie dégénéré en assistanat, bien éloigné des principes assurantiels qui avaient été posés à sa fondation.

La récente déclaration commune de Tony Blair et de Gerhard Schröder est à cet égard très intéressante ; en rappelant fermement les objectifs de cohésion sociale, d’équité et de justice sociale, d’égalité des chances, de solidarité et de responsabilité vis-à-vis d’autrui, les deux chefs d’Etat se font les apôtres d’une réforme radicale de l’Etat providence. Les systèmes sociaux doivent avant tout inciter les bénéficiaire à retrouver un emploi « Welfare to Work » ou « Work-fare » plutôt que « Welfare ». Ils reconnaissent la nécessité d’introduire des critères de conditionnalité dans l’octroi des prestations sociales, ils affirment qu’en face de chaque droit doit figurer un devoir. Ils consistent sur la responsabilité individuelle et sur l’incitation plutôt que l’obligation. Et considèrent que c’est d’abord et avant tout les efforts d’éducation et de formation qui constitueront le gage de l’insertion et donc de la cohésion sociale.

Cette approche nouvelle, qui correspond à la réalité d’une société post-industrielle, sera-t-elle poursuivie au XXIe siècle par l’Europe tout entière ?

Telle est bien aujourd’hui la question.

La poursuite de la cohésion sociale est plus que jamais à l’ordre du jour. Ce sont les nations qui parviendront au plus haut niveau de cohésion sociale qui tireront le meilleur parti de la globalisation. Si l’objectif est clair, il faudra sans aucun doute repenser les moyens susceptibles de parvenir à ce degré élevé de cohésion sociale. C’est le retour à la croissance durable qui est nécessaire ; pour y parvenir, il faut que les ressources de la nation soient avant tout consacrées à l’essor de la sphère productive : davantage d’investissements, de production, de recherche et développement, de technologies, de création d’entreprises. Ainsi on maintiendra notre compétitivité, et on créera les emplois marchands indispensables à la résorption du chômage ; et il faut réformer en profondeur les mécanismes de Sécurité sociale pour les adapter au monde qui s’ouvre.