Interview de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale, à Europe 1 le 1er juillet 1999, sur la lutte contre le dopage dans le sport à l'occasion du prochain départ du tour de France cycliste, sur les droits des malades et l'organisation des études médicales et sur son éventuelle nomination à l'ONU en tant qu'administrateur du Kosovo.

Prononcé le 1er juillet 1999

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach
Le Tour de France 1999 va commencer sous surveillance médicale.

Bernard Kouchner
Oui, c'est dommage mais c'est comme ça. On a vu - ce qui est pire que ce qu'on connaissait du dopage - les conséquences. Nous n'avions pas ce qu'on appelle l'épidémiologie, le suivi, ce que devenaient ces coureurs et d'autres sportifs qui avaient usé de produits dopants. On s'aperçoit que les conséquences sur la santé des coureurs sont apparemment assez dramatiques.

J.-P. Elkabbach
Les pouvoirs publics sont impuissants ?

Bernard Kouchner
Pas du tout ! La loi de M.-G. Buffet commence à peine. C'est un changement de culture profond. Mais il y a une loi qui commence à être appliquée. On en voit les conséquences dans la surveillance, dans les contrôles, dans les arrestations. Il y a une part médicale importante. Les médecins doivent veiller non pas à l'analyse d'urine ou à l'analyse du sang et aux produits seulement, mais aux hommes et aux femmes. C'est-à-dire voir leur transformation, parler avec ces sportifs, leur expliquer combien ils se trompent et éventuellement signaler, de façon anonyme, leur conduite à un comité indépendant.

J.-P. Elkabbach
Mais est-ce qu'il ne faudrait pas parler avec des gens bien portants sur le moment, et non avec des gens qui sont déjà dopés ?

Bernard Kouchner
Oui et il y a une surenchère extraordinaire. Regardez les sommes que représentent les transferts de football ! Regardez combien on gagne quand on est au sommet ! Mais malheureusement, les toxiques sont utilisés,le dopage est utilisé dans le plus petit des critériums.

J.-P. Elkabbach
ça vous choque les sommes faramineuses ? J'entends dire : « Anelka, deux millions par an. »

Bernard Kouchner
Je ne suis pas très choquable, mais je comprends qu'à ce niveau-là, on ait envie d'y parvenir. C'est aussi les salauds qui fourguent les produits qu'il faut accuser, c'est tout le système - parce qu'il faut absolument que l'étape arrive à l'heure parce qu'il y a la télévision, alors pour ça on se défonce au risque de sa vie. C'est tout cela qu'il faut dénoncer.

J.-P. Elkabbach
Mais tout le monde à ce moment-là ! Tous ceux qui en vivent, mais en même temps les ligues et les fédérations sportives.

Bernard Kouchner
Bien entendu ! Et les gros dirigeants !

J.-P. Elkabbach
Qui poussent au spectacle, à la production de spectacles et qui ne font pas du sport.

Bernard Kouchner
Il y a des tas de gens qui vivent du sport. Or, dans l'esprit du public - en tout cas mon esprit naïf - c'est une exaltation de soi-même, un dépassement un tout petit peu plus pur que la réalité.

J.-P. Elkabbach
Vous avez du mal à imiter Coubertin, la vertu, la pureté...

Bernard Kouchner
C'est pourtant, avec de la modernité en plus et un peu moins de naïveté, à Coubertin qu'il faut revenir. D'ailleurs, c'est ce que fait la loi de M.-G. Buffet et elle-même d'ailleurs qui a beaucoup de choses sur les épaules. Parce que la France, grâce à elle, a lancé cette attention dans toute l'Europe. Regardez ce qui se passe en Italie !

J.-P. Elkabbach
Est-ce que le Gouvernement peut s'engager pour ce Tour 1999 ?

Bernard Kouchner
Le Gouvernement ? Le Gouvernement n'est pas à l'origine du Tour de France !

J.-P. Elkabbach
Non, mais vous pouvez dire à la police, à la justice par exemple de ne pas faire de descente de police dans les hôtels, de ne pas aller fouiller les poubelles...

Bernard Kouchner
Il y a une loi. Elle sera appliquée. Mais vous savez que les contrôles sont faits par les fédérations.

J.-P. Elkabbach
Virenque a le choix cette année. S'il est en forme, il domine et il gagne le Tour. S'il est en manque, il s'effondrera d'étape en étape.

Bernard Kouchner
Si Virenque gagne le Tour, il sera forcément très contrôlé. S'il le gagne sans des produits illicites, je serai heureux pour lui.

J.-P. Elkabbach
Donc, il y a aujourd'hui, un côté symbolique énorme. Est-ce que vous, B. Kouchner, vous êtes satisfait de la participation de Virenque, de Jalabert et d'autres ?

Bernard Kouchner
Non, je ne suis pas satisfait, pas de cet embrouillamini, de cette confusion et du mélange des genres. Non, je ne suis pas satisfait.

J.-P. Elkabbach
J'ai envie de vous demander de fredonner ce que l'on chantait l'été dernier. Vous en vous souvenez ?

Bernard Kouchner
We are the champions ! My friends !

J.-P. Elkabbach
Il faut ajouter : « à la nandrolone » Pour les joueurs de foot aussi !

Bernard Kouchner
Oui, c'est vrai que c'est grotesque. Que la compétition se situe entre les firmes pharmaceutiques et que l'on fasse grimper sur le podium les groupes internationaux, ou français d'ailleurs, parce qu'un certain nombre de toxiques sont fait proche de chez nous.

J.-P. Elkabbach
Désormais, quelqu'un qui est soigné par son médecin ou son hôpital, n'est plus un malade ou un patient. Comment allez-vous l'appeler de manière plus élégante ?

Bernard Kouchner
Chez une personne malade c'est la « personne » qui compte. « Patient », vous voyez ce que a veut dire ? « Patient », il va pâtir, il va souffrir, il va patienter éventuellement, mais ce n'est pas le bon sens. Les états généraux qui ont été clôturé par L. Jospin - c'est lui le Premier ministre qui a annoncé tout ça -  avaient quand même, au cours de l'année, regroupé des centaines de milliers de personnes...

J.-P. Elkabbach
Oui, 200 000, j'ai vu ça.

Bernard Kouchner
200 000, ça me paraît d'ailleurs petit. Mais 1 000 réunions selon un mode très différent. Nous avions inventé les jurys-citoyens, les gens qui se posaient des questions, qui s'étaient informés avant. C'est une vraie communication, presque politique.

J.-P. Elkabbach
Vous dites : « la démocratie... »

Bernard Kouchner
La démocratie sanitaire.

J.-P. Elkabbach
C'est possible ?

Bernard Kouchner
Oui, c'est le début de la démocratie sanitaire, de l'égalité maximum, en tous cas recherchée pour les citoyens français devant leur maladie, l'information qui leur sera fournie.

J.-P. Elkabbach
Et chacun pourra accéder à son dossier médical ? Ce sera parfois douloureux. Il y a une vraie demande ?

Bernard Kouchner
Oui, ça leur appartient. Il s'agit d'eux-mêmes, de leur avenir. Ils doiventêtre informés. C'est une demande très forte et depuis très longtemps, nous étions en retard. Ce qu'a annoncé L. Jospin avec beaucoup d'audace mais beaucoup de prudence : nous allons voir selon quelles modalités - pour respecter la confidentialité et le secret professionnel - comment nous pourrons accéder directement à ce dossier qui appartient au malade. Vieille exigence des malades.

J.-P. Elkabbach
Donc, le médecin devra dire aussi la vérité, ne va plus cacher à celui qui soigne la gravité de son mal ?

Bernard Kouchner
Non, ce n'est pas ça. Il devra parler, écouter, transformer ses rapports. C'est le nouvel âge de la médecine. Au XXIe siècle, on ne parlera pas de la même manière, un peu majestueuse, un peu distante - les jeunes médecins ont évidemment changé déjà -, il faudra dialoguer. Les malades veulent être acteurs de leur propre santé. Ils sont les militants du système.

J.-P. Elkabbach
Jusqu'au bout, jusqu'à la fin de la vie ?

Bernard Kouchner
Oui. Il faudra accompagner la lecture du dossier médical de la même manière qu'on accompagne en fin de vie. Car ce passage n'est pas un échec de la médecine, la mort n'est pas un échec. Mais, on ne va pas, simplement en consultant son dossier, en mourir. Simplement, l'accompagnement sera constant.

J.-P. Elkabbach
Et pour cela, on réforme les études de médecine, on va faire un sort particulier aux généralistes qui vont devenir en quelque sorte des spécialistes.

Bernard Kouchner
Non, ce que L. Jospin a dit hier, c'est qu'on va faire un examen classant national, l'ancien internat qu'on pourrait appeler selon une formule un peu ringarde, « L'internat pour tous », c'est-à-dire qu'on va proposer aux choix des étudiants qui se présentent à l'internat, la médecine générale comme les autres spécialités. C'est-à-dire que le premier de l'internat pourra choisir, s'il le souhaite, la médecine générale. En cela, les études de médecine générale seront un peu allongées et puis peut-être dans quelques années on va tendre à égaliser avec les spécialités.

J.-P. Elkabbach
Mais quel intérèt aurais-je à devenir spécialiste ?

Bernard Kouchner
D'abord, vous aurez un intérèt parce que vous aimerez la cardiologie ou la néphrologie. Vous aurez un intérèt financier qui demeurera. Mais, c'est vrai que nous, les malades, nous aurons complètement intérèt à ce que notre médecin généraliste soit mieux formé d'autant qu'il devient médecin-référent souvent.

J.-P. Elkabbach
Dans les heures qui viennent, K. Annan va nommer l'Européen qui sera chargé d'administrer le Kosovo. ça pourrait être vous. Pour H. Védrine, vous avez toutes les qualités pour ça. Il a dit, à New-York, que vous étiez bien adapté. Il rappelle que vous avez l'appui conjoint de MM. Chirac, Jospin, du Gouvernement. Pourquoi aimeriez-vous tellement y aller ?

Bernard Kouchner
Je suis un militant du droit d'ingérence. Je pense que ce que nous avons fait au Kosovo marque la naissance de l'Europe, je pense que c'est le début de la protection  des minorités opprimées. On m'a proposé, je n'ai rien recherché, mais en effet le Gouvernement me l'a demandé, J. Chirac a défendu cette position, si le secrétaire général des Nations unies me nomme, ce dont je doute d'ailleurs...

J.-P. Elkabbach
Il y a un suspense.

Bernard Kouchner
Il y a un suspense qui dure depuis des jours et des jours, alors je m'y suis fait. Mais, je pense que c'est la poursuite de ce que j'ai fait toute ma vie.

J.-P. Elkabbach
Mais vous savez que c'est long.

Bernard Kouchner
C'est une t^zche énorme.

J.-P. Elkabbach
Et c'est pour longtemps, il y a au moins deux ans, loin de Paris.

Bernard Kouchner
Oui, en effet, ce n'est pas une décision facile.

J.-P. Elkabbach
ça vaut la peine ?

Bernard Kouchner
Je crois que ça vaut la peine malgré la difficulté de la tâche. Mais encore une fois, ne spéculons pas là-dessus. Le secrétaire général des Nations unies, sur proposition du gouvernement français et un certain nombre de concurrents sont à mes côtés ou face à moi. Eh bien, il nommera aujourd'hui, demain.

J.-P. Elkabbach
M. Annan disait cette nuit : « Il faut quelqu'un avec une expérience politique. » ça ressemble à Kouchner ?

Bernard Kouchner
Pas seulement.

J.-P. Elkabbach
Un leader, une expérience de terrain.

Bernard Kouchner
Je vous laisse dire. Oui, l'expérience de terrain, ça je peux affirmer.

J.-P. Elkabbach
Qui pourraitêtre efficace tout de suite et qui serait un bon manager et un bon gestionnaire. Ah, bon gestionnaire ?

Bernard Kouchner
Il faut surtout diriger les hommes. Gestionnaire, il y a toute une armature autour du secrétaire général adjoint des Nations unies.

J.-P. Elkabbach
Que feriez-vous tout de suite si vous arriviez à Pristina ?

Bernard Kouchner
Ne me portez pas la scoumoune ! Mais je pense qu'il faut régler le sort des hôpitaux et de la prise en charge - c'est très symbolique - des blessés et des malades, avec des difficultés entre le personnel serbe et le personnel albanais. La tâche est énorme. Il faut se réconcilier. Comme au Liban : vous vous souvenez de ce qui se passait à Beyrouth ! Il faut que ceux qui viennent de s'assassiner, se tolèrent, ne s'excluent pas, ne s'assassinent pas, puis éventuellement envisage de revivre ensemble.

J.-P. Elkabbach
Si vous étiez nommé au Kosovo, qui serait le plus triste, vous ou M. Aubry ?

Bernard Kouchner
Les deux parce que nous avons des rapports très affectueux, contrairement à ce qu'on dit. Les deux, parce que pendant que les états généraux se déroulaient, vous savez ce que faisait M. Aubry à l'Assemblée ? Elle faisait passer la Couverture maladie universelle. Il y a un changement et un parallélisme formidable. 150 000 personnes qui accèderont à la Sécurité sociale de base et 6 millions de plus pour la complémentaire. Et pendant ce temps-là, nous faisions la transformation des mentalités aux états généraux avec L. Jospin.

J.-P. Elkabbach
Je vous ai entendu hier confier publiquement qu'il était difficile de travailler avec une femme aussi admirable que M. Aubry, et qu'à ses côtés vous avez appris l'humilité. Si vous n'obtenez pas le Kosovo, vous demanderez à changer de ministère ou à vous en aller ?

Bernard Kouchner
Pas du tout, je continue. D'abord, ça ne m'appartient pas. Mais je continue.

J.-P. Elkabbach
A propos de la proposition d'accès direct au dossier médical par les malades

Bernard Kouchner
Il n'est pas question d'asséner la vérité au malade et de s'en aller, tourner les talons en disant : "Maintenant, vous vous débrouillez avec votre cancer ou votre mort annoncée", pas du tout ! Si les gens se sentent responsables d'eux-mêmes, s'ils veulent être acteurs de leur santé - c'est leur être, leur corps, leur âme -, ça leur appartient. Mais, il faut évidemment aménager l'information, la rendre accessible et surtout - je le répète, parce que le mot est important - accompagner.